tout en fournissant des exemples concrets de leur contournement possible par celles qu’elles sont
susceptibles de former. À la cohérence interne des discours cléricaux, politiques ou médicaux sur
les jeunes filles, construits dans une optique monofocale, s’oppose l’apparente « incohérence »
kaléidoscopique du discours journalistique.
C’est pour sauvegarder la réputation de leur fille, qui porte le même nom, a le même âge
et exerce la même profession qu’une jeune infanticide, que les parents de Camille C., institutrice
à Saint-Jean-des-Mauvrets font insérer en 1920 dans Le Petit Courrier un placard précisant
qu’elle n’a rien à voir avec la criminelle, Ernestine C., institutrice suppléante à Bouillé-Mesnard.
Une semaine plus tôt, le journal avait relaté avec force détails les moments forts du procès
297.
Qu’il contribue à la ternir ou à la restaurer, le journal expose sur la place publique la réputation
des filles que Nathalie Heinich tient pour une de leurs cinq ressources sur le marché
296 Anne-Marie Thiesse a bien souligné l’ « étonnante similitude d’écriture et de présentation entre cette rubrique [fait-divers] et le roman-feuilleton », Le Roman du quotidien…, op. cit., p. 107.
297 ADML, 97 Jo 38, Le Petit Courrier, n° 134, 5 mai 1920 : ce numéro relate le procès qui vient d’avoir lieu et une semaine plus tard le n° 142 du 13 mai 1920 publie l’insert.
matrimonial
298. Lors des procès pour infanticide, les accusées sommées de s’expliquer à la barre
sur leur geste, invoquent souvent la crainte de perdre leur réputation si la naissance de l’enfant
était sue. Dans le journal, c’est pour supprimer les preuves de ses « mœurs faciles » que
Joséphine C., d’Ingrandes, tue son nouveau-né en 1920
299et effacer les traces de leur « moralité
défavorable » que les sœurs Alice et Albertine B. de Blaison-Gohier commettent en 1923 un
triple infanticide retentissant
300. Ce qui est mis en exergue dans la presse n’est pas tant le crime
contre la vie, que la faute contre les bonnes mœurs où il s’origine. En utilisant le journal, les
parents d’Ernestine C., craignant à juste titre que l’homonymie n’entraîne l’amalgame, ont
judicieusement réagi.
Les jeunes lectrices sont confrontées, par la médiation du fait divers, à des situations
mettant en scène leurs semblables dans des contextes très particuliers. Interrogée sur ce qu’elle
savait, jeune fille, de la sexualité Georgette G. (1920, Miré) se rappelait avoir été, vers12-13 ans,
durablement intriguée et impressionnée par la relation dans le journal du viol, suivi de
l’assassinat, d’une fillette « souillée par un satyre »
301. Durant quelques semaines, elle eut peur de
tous les hommes croisés en chemin. Elle ne fut vraiment rassurée qu’à l’annonce de l’arrestation
du criminel, intuitivement perçu comme un prédateur sexuel, en dépit (ou en raison ?) du
mutisme de sa mère questionnée sur l’affaire. La témoin date de cette lecture, du moins l’a-t-elle
présenté ainsi, l’irruption sur un mode anxiogène de la thématique sexuelle dans ses
préoccupations.
Tous les faits-divers cependant n’infèrent pas aussi violemment dans le vécu des lectrices.
Certains peuvent, sinon les faire rêver, du moins leur montrer qu’on peut, sans drame à la clé,
prendre des libertés avec les normes et/ou la loi. En janvier 1922, un localier rapporte sur un ton
badin dans un article titré « Amour des voyages et de la liberté »
302les tribulations de trois jeunes
ouvrières angevines, toutes mineures. Parce qu’elles « s’ennuyaient à Angers », Ernestine L., sa
sœur Jeanne et leur amie Théodora F., quittent clandestinement le domicile familial, prennent le
train pour Orléans, où elles travaillent quelque temps dans une chocolaterie, avant de gagner
Paris pour y dépenser leurs gains. Arrêtées pour vagabondage, elles doivent rentrer au bercail.
298 Nathalie Heinich, Etats de femmes…, op. cit., p. 42.
299 ADML, 97 Jo 41, Le Petit Courrier, n° 312, 8 novembre 1921.
300 ADML, 97 Jo 45, Le Petit Courrier, n° 325, 22 novembre 1923.
301 N6090804CE. L’expression « souillée par un satyre » a été retrouvée dans la presse régionale à différentes occasions.
L’intérêt de l’article n’est pas uniquement de montrer que des filles peuvent fuguer, mais que les
circonstances de cette fugue, féminine, juvénile, collective et hédoniste, sont considérées par le
journal comme suffisamment originales pour être relatées. Âge, milieu social, origine
géographique, les trois « héroïnes » présentent de nombreux points communs avec celles qui
lisent le récit de leur équipée et peuvent y voir qu’il est possible de changer, même
temporairement, de vie.
Le parcours atypique des trois fugueuses angevines tranche avec celui des jeunes filles
que le journal choisit le plus souvent de mettre en lumière. En décembre 1921, Mlle Jeanne B.,
« une de ces jeunes filles qui ont tout sacrifié pour leurs parents »
303, est récompensée par le prix
Émile Robin des soins et de l’amour dont elle entoure depuis 1915 sa mère paralysée. En mai
1942, l’élection de la Rosière de Nanterre, dont l’objectif est « de maintenir parmi la jeunesse
[…] le respect envers les parents et les supérieurs et de faire germer la vertu »
304est signalée aux
lecteurs angevins. Répondant en mars 1947 à une enquête du Courrier de l’Ouest sur le travail
des femmes mariées, Mlle M., de Cholet, écrit qu’elle n’envisage pas d’« aller travailler en
dehors de la maison » et qu’elle aidera son « mari en tenant [leur] maison très en ordre et en
élevant [leurs] enfants »
305. Pour obtenir le prix de la Fée du Logis 1949, doté de cadeaux
électroménagers, Mlle Denise C., 18 ans, photographiée avec quatre baigneurs dans les bras, a
triomphé de 1555 concurrentes au terme d’une épreuve de quatre heures comportant « d’une part
travaux pratiques (préparation d’un plat et emmaillotage d’un bébé), d’autre part des questions
orales sur l’hygiène, la puériculture, l’économie domestique »
306. Lorsque le journal, en 1949,
s’intéresse à une jeune fille, Mlle Paulette B., au parcours moins classique, puisqu’au moment où
elle est interviewée, elle rentre d’Indochine où elle a servi comme infirmière volontaire, le
portrait qui en est fait insiste davantage sur les qualités qui en font une jeune fille comme les
autres que sur ce qui l’en différencie. Fille modèle, venue passer sa permission chez ses parents,
elle est décrite comme « toute simple, infiniment modeste », ayant « besoin de se dévouer »
307.
Ce qui vaut donc à ces jeunes filles de se retrouver à l’honneur, parfois à la une avec
303 ADML, 97 Jo 41, Le Petit Courrier, n° 340, 6 décembre 1921.
304 ADML, 97 Jo 97, Le Petit Courrier, n° 123, 27 mai 1942.
305 ADML, 30 Jo 3, Le Courrier de l’Ouest, n° 54, 7 mars 1947.
306 ADML, 30 Jo 7, Le Courrier de l’Ouest, n° 56, 8 mars 1949. Sur cette élection, voir Richard Ivan Jobs, « Travailleuses familiales et fées du logis. Les jeunes femmes comme agents de modernisation dans la France de l’après-guerre », Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka, Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France XIXe-XXe siècle, Paris, PUF, 2009, p. 137-151.