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À l’exception de trois d’entre elles

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qui perdirent leur père avant qu’il ait eu le temps de

leur laisser des souvenirs précis, toutes les témoins ont connu leurs deux parents en couple. À

moins d’être placées comme domestiques, ou envoyées en pensionnat au terme de leur scolarité

obligatoire, elles ont vécu dans une très grande proximité physique, sinon affective, avec eux. En

9 U080305CE.

10 Jeanne C. (1921, Fontaine-Milon) orpheline de père, Renée G. (1927, Combrée) orpheline de père, Jeanne G. (1914, Doué-la-Fontaine), orpheline de père.

milieu rural, la famille fonctionne encore largement comme une unité de production et de vie.

C’est au même rythme, scandé par l’alternance réglée des temps souvent, sinon toujours,

partagés, de travail, de repas et de repos que vivent ses membres. Les travaux des champs

nécessitent fréquemment la synchronisation et/ou la coordination de tâches exécutées par

plusieurs personnes. Dans les petits commerces et ateliers artisanaux du bourg, la communauté de

vie des parents et des enfants n’est pas moindre.

Diurne, cette promiscuité est aussi nocturne. Cinquante-cinq témoins ont partagé une

chambre avec un ou des membres de leur famille jusqu’à leur mariage. La situation la plus

fréquente est le partage d’une pièce ou d’une couche avec une sœur ou une grand-mère, mais

pour seize des témoins, la pièce partagée est celle où dorment les parents. Après la mort de son

père, Marcelle T. (1924, La Daguenière), âgée de 12 ans, commença à dormir avec sa mère dans

un même lit. Elle y resta jusqu’au décès maternel survenu vingt-huit ans plus tard. Marcelle,

toujours célibataire, avait alors plus de 40 ans. Seuls certains temps de loisirs (patronage, sorties

en groupe pour les plus âgées) échappent au contrôle spéculaire direct de la famille.

Pour chacun-e, enfants comme parents, l’isolement est difficile dans des habitations

comprenant rarement plus quatre pièces. Si l’on veut garder quelque chose pour soi, peine ou

bonheur, souffrance ou jouissance, il faut savoir contrôler l’expression de ses sentiments et

émois. Dans sa déposition, Hortense, sœur de Marie (1904)

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, jugée pour infanticide en 1926,

assure que bien que « couch[ant] avec [sa] sœur dans le même lit, dans la chambre où couchait

également [leur] frère aîné âgé de 24 ans [elle] ne s’était jamais aperçue de rien, ni qu’elle avait

grossi ». Après avoir accouché de nuit dans la cour de la ferme, Marie s’était remise au lit près de

sa sœur. Pas plus que les signes de grossesse Hortense certifie n’avoir remarqué ceux du

post-partum. Certes, de telles déclarations peuvent être faites dans le but de se prémunir d’une

accusation de complicité, mais cette « cécité » n’est pas un cas isolé. Au delà du déni et/ou de la

volonté de cacher le projet criminel, les artifices utilisés pour dissimuler la grossesse aux proches,

et le stoïcisme dont font preuve certaines jeunes parturientes primipares, des premières

contractions de travail jusqu’à l’expulsion du placenta, dénotent une grande maîtrise de son corps

et un contrôle vigilant de ses émotions.

Au quotidien, à la proximité des corps de tous âges et des deux sexes semble s’opposer la

distance relationnelle établie entre mari et femme, parents et enfants. Pour Paul Durning, étudiant

les acteurs, les processus et les enjeux de l’éducation familiale, une telle communauté de vie,

typique des milieux populaires, n’est possible que parce dans « la famille traditionnelle nous

sommes dans un régime affectif à faible tension » qui, pour fonctionner, a « besoin de faire

l’économie d’affections trop intenses »

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. Aucune témoin, y compris parmi celles considérant que

leurs parents formaient « un bon couple » ne s’est souvenue les avoir vus s’échanger de gestes

d’affection, ou user de petits mots d’amour pour s’adresser l’un à l’autre. Martine Segalen,

étudiant le couple dans la société paysanne

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, a montré que les sentiments entre adultes

s’expriment plus volontiers par le truchement d’un cadeau, que par un contact épidermique ou

une parole tendre. Entre parents et enfants l’instauration d’un rapport d’autorité étant perçue

comme la condition sine qua non d’un processus éducatif bien engagé, se laisser aller pour un

père et une mère à exprimer de façon démonstrative ses sentiments est un aveu de faiblesse de

mauvais pronostic.

Fille de petits cultivateurs, Juliette G. (1905, Verrie) vouvoyait ses deux parents et Jeanne

F. (1915, La Poitevinière) qui disait « tu » à sa mère ne tutoya jamais son père. Pressant le sien de

la rassurer sur l’amour qu’il lui portait, Juliette H. (1909, Combrée)

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dut se contenter d’un « je

n’ai pas dit que je ne t’aimais pas »

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frustrant. De manière générale, les témoins ne

« s’approprient » pas leurs parents. Elles privilégient l’emploi de l’article défini pour les désigner

(« le » père, « la » mère, « les » parents sont présentés comme des instances supérieures à la fois

interchangeables et omnipotentes) à celui, plus affectif et personnalisé, du pronom possessif.

Entre parents et enfants la communication semble se faire en sens unique : des premiers vers les

seconds. Les thèmes en sont le plus souvent le travail et la conduite dans l’espace public. Juliette

F. (1920, Brissac)

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se souvient que « la première parole » de son père, de retour du travail, était

pour savoir si elle et sa sœur avaient fait au jardin les tâches demandées. Gisèle C. (1923,

Juigné-sur-Loire)

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, qui se décrit dans une posture d’écoute unilatérale (« on écoutait les ordres et les

conseils ») par rapport à ses parents, pensait que les sujets dont elle et son frère auraient aimé

discuter avec eux « ne les auraient pas intéressés ». Dans cette famille taciturne, ils n’étaient

« jamais envoyés sur les roses » parce qu’ils « ne disaient rien» et n’osaient formuler les

12 Paul Durning, Éducation familiale. Acteurs, processus, enjeux, Paris, PUF, 1995, p. 87.

13 Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Paris, Flammarion, 1980.

14 U050805IE.

15 U050805IE.

16 N1040405CE.

questions qui les tarabustaient. Claire M. (1919, Brigné)

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qui dit « avoir bien parlé avec [ses]

parents […] parlé comme avec n’importe qui » se savait une exception dans un milieu où les

échanges entre ascendants directs et enfants semblent marqués par le laconisme et l’autocensure.

Ce ne sont pas seulement sur les sujets considérés par une très grande majorité de témoins