aux détours de commentaires aussi allusifs que compatissants sur la dure vie de « nos pauvres
mères »
35. Cependant, même lorsqu’ils se montraient accessibles, attentionnés et tendres envers
leurs proches dans l’intimité, les pères avaient à cœur de voir respecter l’autorité dont la Loi les
avait investis et que le corps social leur demandait instamment d’exercer. Paulette G. (1912, La
Daguenière)
36se souvient d’un père « compréhensible [sic], qui lui causait beaucoup », auquel
elle se confiait volontiers. Quand, toute petite fille, elle couchait dans la chambre de ses parents,
il lui tenait la main par-delà les lits jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Longtemps il lui beurra ses
tartines du petit déjeuner. Pourtant, elle le « craignait aussi beaucoup et quand il avait dit quelque
chose… »
37, il convenait d’obtempérer dans la minute. Lui ayant formellement interdit de se
maquiller, il la fit descendre devant tout le monde du char fleuri où reine de la Cavalcade locale
elle trônait, habillée en marquise, le visage ponctué de mouches de velours, pour lui intimer
l’ordre d’aller « se laver la figure ». Pascale Quincy-Lefebvre note que dans les milieux
populaires, la « punition est [conçue] comme un spectacle public dans lequel le parent met en
scène son autorité afin d’être reconnu et approuvé par la communauté »
38. Seule une
admonestation énergique, jusqu’au châtiment corporel, et véhémente jusqu’à l’injure, est
32 Deux devinrent religieuses, la troisième, contrefaite, resta à la maison.
33 Anne-Aimée Cliche « Un secret lentement dévoilé. L’inceste au Québec 1858-1973 » dans Jean-Pierre Bardet [dir.], Lorsque l’enfant grandit, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 408.
34Ibid., p. 415.
35 Expression employée, avec des variantes (« malheureuse mère », « pauvre maman », etc.) par un assez grand nombre de témoins.
36 N1101104IE.
susceptible de faire oublier au voisinage la nécessaire défaillance parentale à l’origine du
scandale. Que le motif du courroux paternel soit la coquetterie d’une fille qu’il estimait
« barbouillée » n’est pas sans signification. En la circonstance la « faute » de Paulette est double :
enfant, elle a désobéi à son père ; maquillée, « comme une poule » elle instille publiquement le
doute sur la capacité du chef de famille à contrôler la sexualité des femmes placées sous sa
responsabilité.
La préséance masculine et paternelle se met également en scène comme une évidence,
sans drame ni contestation, dans les rituels et rythmes de la vie quotidienne. Lors des repas le
père qui préside à table est servi en premier ; parfois il dispose d’un verre haut sans pied muni
d’une anse, dont l’usage lui est exclusivement réservé. Plusieurs témoins, parmi les plus âgées,
ont évoqué ces « verres de papa »
39. Juliette H. (1909, Combrée)
40se rappelait qu’ayant reçu
l’enveloppe contenant sa première paie, elle l’apporta, pleine d’excitation et impatiente d’en
connaître le montant
41, à sa mère. Celle-ci s’assura d’abord que sa fille ne l’avait pas décachetée,
auquel cas « elle aurait reçu une volée par [son] père »
42et se garda bien de le faire elle-même,
sachant que son mari n’aurait pas supporté qu’elle soit ouverte avant et par un autre que lui.
Avant d’être lu par la mère et/ou les enfants, le journal l’est par le père, qui en a la primeur, etc.
Clairement explicitée par l’ordre et la sanction, cette sémantique de l’autorité s’exprime aussi par
l’accumulation de signes infralangagiers (objets dédiés, déplacements, attitudes, postures, etc.)
proclamant en tout lieu et tout temps la primauté du vir familias.
Cette suprématie est ressentie comme une fatalité par les témoins. Elles la déplorent
lorsque leur mères ou elles-mêmes, en tant que filles puis femmes, en furent les victimes, mais
n’en discutent jamais l’immanence. Le pouvoir symbolique et effectif des hommes n’est pas
contesté ; seul l’abus qu’en font certains est condamné. Gisèle C. (1920, Angers) revenue vivre
chez ses parents après son divorce en 1946 attendit d’avoir 55 ans pour, dans un moment de
colère mémorable dire son fait, avec insultes et coups à la clé, à un père affaibli par l’âge, l’alcool
et la maladie, mais toujours aussi irascible et brutal envers elle et sa mère. Dans la hantise
souvent mentionnée par les témoins que leurs conjoints se révèlent alcooliques après le mariage,
se lit la crainte que désinhibés par la boisson, ils n’usent de violence pour leur imposer les
38 Pascale Quincy-Lefebvre, Familles…, op. cit., p. 72.
39 Jacqueline G. (1923, Forges), U090402IE.
40 U050805IE.
rapports sexuels auxquels, en tant que mari, ils pensent avoir droit. C’est sans doute pour protéger
sa fille, que la mère d’Yvonne P. (1924, La Meignanne)
43tenta (en vain) de la dissuader
d’épouser un « gars des Ardoisières qui sera saoul tous les soirs et [lui] fera dix enfants »
44.
« De mères en filles… »
45Si c’est parce qu’il est homme que le père/époux commande dans sa famille, c’est parce
qu’elle est mère que la femme/épouse est en droit de se faire obéir et respecter par ses enfants.
Gisèle C. (1923, Juigné-sur-Loire) savait que, jeune seconde épouse d’un veuf père de trois
enfants, elle ne pouvait prétendre exercer aucune autorité sur ceux-ci. Ce que confirma Suzanne
C. (1933, Juigné-sur-Loire), une de ses belles-filles, que les hasards de l’enquête me firent
rencontrer. Sa belle-mère, qu’au demeurant elle trouvait plutôt sympathique, n’était pas en
position de lui imposer quoique ce soit. À l’inverse, Renée G. (1927, Combrée) orpheline à 7 ans,
dit avoir obéi, comme s’il eût été son père, au second mari de sa mère, nouvel homme de la
maison, qu’elle ne tenait guère en affection. Le ressort de l’ascendant exercé par le père sur ses
enfants réside dans le respect qu’ils doivent au « mâle dominant » ; celui de la mère dans son
statut de « génitrice maternante ». Les termes communément utilisés par les parents, pour
déplorer en public les errements d’une progéniture insoumise, mettent en valeur les fondements
socio-sexués de cette dyarchie. Alors qu’un père s’estime « déshonoré » par les incartades de
son/sa rejeton-e et affecte publiquement de le/la renier, une mère s’épanche sur les souffrances,
jusqu’à en mourir de chagrin, que lui fait endurer le « fruit de ses entrailles ».
Pourtant, aux dires des témoins, les mères ne semblent guère plus affectueuses et
tolérantes que leurs époux. À la dureté paternelle fait souvent écho la sévérité maternelle. Si au
sein de l’État familial, le père est dépositaire du pouvoir de décision et de sanction, la mère, par
délégation conjugale, est chargée d’en faire respecter les arrêts. Investie par la maternité d’une
part du pouvoir exécutif elle est responsable devant son mari de la façon dont elle l’exerce sur
leurs enfants. Marcel C. (1913, Paris) voulait une femme qui sache « s’occuper des enfants
évidemment, [de] leur instruction, [de] leur éducation »
46. Le père de Juliette F. (1920, Brissac)
englobait dans la même réprobation ses filles aînées et sa conjointe quand les premières n’avaient
42 U050805IE.
43 U101405CNE.
44 U101405CNE.
45 Marie-Françoise Lévy, De Mères en filles. L’éducation des Françaises 1850-1880, Paris, Calmann-Lévy, 1984.