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Tous les pères évoqués ne se conduisaient pas comme les odieux despotes décrits par Madeleine, Gisèle ou Jeannette et que d’autres témoignages, moins explicites, laissent deviner

aux détours de commentaires aussi allusifs que compatissants sur la dure vie de « nos pauvres

mères »

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. Cependant, même lorsqu’ils se montraient accessibles, attentionnés et tendres envers

leurs proches dans l’intimité, les pères avaient à cœur de voir respecter l’autorité dont la Loi les

avait investis et que le corps social leur demandait instamment d’exercer. Paulette G. (1912, La

Daguenière)

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se souvient d’un père « compréhensible [sic], qui lui causait beaucoup », auquel

elle se confiait volontiers. Quand, toute petite fille, elle couchait dans la chambre de ses parents,

il lui tenait la main par-delà les lits jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Longtemps il lui beurra ses

tartines du petit déjeuner. Pourtant, elle le « craignait aussi beaucoup et quand il avait dit quelque

chose… »

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, il convenait d’obtempérer dans la minute. Lui ayant formellement interdit de se

maquiller, il la fit descendre devant tout le monde du char fleuri où reine de la Cavalcade locale

elle trônait, habillée en marquise, le visage ponctué de mouches de velours, pour lui intimer

l’ordre d’aller « se laver la figure ». Pascale Quincy-Lefebvre note que dans les milieux

populaires, la « punition est [conçue] comme un spectacle public dans lequel le parent met en

scène son autorité afin d’être reconnu et approuvé par la communauté »

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. Seule une

admonestation énergique, jusqu’au châtiment corporel, et véhémente jusqu’à l’injure, est

32 Deux devinrent religieuses, la troisième, contrefaite, resta à la maison.

33 Anne-Aimée Cliche « Un secret lentement dévoilé. L’inceste au Québec 1858-1973 » dans Jean-Pierre Bardet [dir.], Lorsque l’enfant grandit, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 408.

34Ibid., p. 415.

35 Expression employée, avec des variantes (« malheureuse mère », « pauvre maman », etc.) par un assez grand nombre de témoins.

36 N1101104IE.

susceptible de faire oublier au voisinage la nécessaire défaillance parentale à l’origine du

scandale. Que le motif du courroux paternel soit la coquetterie d’une fille qu’il estimait

« barbouillée » n’est pas sans signification. En la circonstance la « faute » de Paulette est double :

enfant, elle a désobéi à son père ; maquillée, « comme une poule » elle instille publiquement le

doute sur la capacité du chef de famille à contrôler la sexualité des femmes placées sous sa

responsabilité.

La préséance masculine et paternelle se met également en scène comme une évidence,

sans drame ni contestation, dans les rituels et rythmes de la vie quotidienne. Lors des repas le

père qui préside à table est servi en premier ; parfois il dispose d’un verre haut sans pied muni

d’une anse, dont l’usage lui est exclusivement réservé. Plusieurs témoins, parmi les plus âgées,

ont évoqué ces « verres de papa »

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. Juliette H. (1909, Combrée)

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se rappelait qu’ayant reçu

l’enveloppe contenant sa première paie, elle l’apporta, pleine d’excitation et impatiente d’en

connaître le montant

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, à sa mère. Celle-ci s’assura d’abord que sa fille ne l’avait pas décachetée,

auquel cas « elle aurait reçu une volée par [son] père »

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et se garda bien de le faire elle-même,

sachant que son mari n’aurait pas supporté qu’elle soit ouverte avant et par un autre que lui.

Avant d’être lu par la mère et/ou les enfants, le journal l’est par le père, qui en a la primeur, etc.

Clairement explicitée par l’ordre et la sanction, cette sémantique de l’autorité s’exprime aussi par

l’accumulation de signes infralangagiers (objets dédiés, déplacements, attitudes, postures, etc.)

proclamant en tout lieu et tout temps la primauté du vir familias.

Cette suprématie est ressentie comme une fatalité par les témoins. Elles la déplorent

lorsque leur mères ou elles-mêmes, en tant que filles puis femmes, en furent les victimes, mais

n’en discutent jamais l’immanence. Le pouvoir symbolique et effectif des hommes n’est pas

contesté ; seul l’abus qu’en font certains est condamné. Gisèle C. (1920, Angers) revenue vivre

chez ses parents après son divorce en 1946 attendit d’avoir 55 ans pour, dans un moment de

colère mémorable dire son fait, avec insultes et coups à la clé, à un père affaibli par l’âge, l’alcool

et la maladie, mais toujours aussi irascible et brutal envers elle et sa mère. Dans la hantise

souvent mentionnée par les témoins que leurs conjoints se révèlent alcooliques après le mariage,

se lit la crainte que désinhibés par la boisson, ils n’usent de violence pour leur imposer les

38 Pascale Quincy-Lefebvre, Familles…, op. cit., p. 72.

39 Jacqueline G. (1923, Forges), U090402IE.

40 U050805IE.

rapports sexuels auxquels, en tant que mari, ils pensent avoir droit. C’est sans doute pour protéger

sa fille, que la mère d’Yvonne P. (1924, La Meignanne)

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tenta (en vain) de la dissuader

d’épouser un « gars des Ardoisières qui sera saoul tous les soirs et [lui] fera dix enfants »

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.

« De mères en filles… »

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Si c’est parce qu’il est homme que le père/époux commande dans sa famille, c’est parce

qu’elle est mère que la femme/épouse est en droit de se faire obéir et respecter par ses enfants.

Gisèle C. (1923, Juigné-sur-Loire) savait que, jeune seconde épouse d’un veuf père de trois

enfants, elle ne pouvait prétendre exercer aucune autorité sur ceux-ci. Ce que confirma Suzanne

C. (1933, Juigné-sur-Loire), une de ses belles-filles, que les hasards de l’enquête me firent

rencontrer. Sa belle-mère, qu’au demeurant elle trouvait plutôt sympathique, n’était pas en

position de lui imposer quoique ce soit. À l’inverse, Renée G. (1927, Combrée) orpheline à 7 ans,

dit avoir obéi, comme s’il eût été son père, au second mari de sa mère, nouvel homme de la

maison, qu’elle ne tenait guère en affection. Le ressort de l’ascendant exercé par le père sur ses

enfants réside dans le respect qu’ils doivent au « mâle dominant » ; celui de la mère dans son

statut de « génitrice maternante ». Les termes communément utilisés par les parents, pour

déplorer en public les errements d’une progéniture insoumise, mettent en valeur les fondements

socio-sexués de cette dyarchie. Alors qu’un père s’estime « déshonoré » par les incartades de

son/sa rejeton-e et affecte publiquement de le/la renier, une mère s’épanche sur les souffrances,

jusqu’à en mourir de chagrin, que lui fait endurer le « fruit de ses entrailles ».

Pourtant, aux dires des témoins, les mères ne semblent guère plus affectueuses et

tolérantes que leurs époux. À la dureté paternelle fait souvent écho la sévérité maternelle. Si au

sein de l’État familial, le père est dépositaire du pouvoir de décision et de sanction, la mère, par

délégation conjugale, est chargée d’en faire respecter les arrêts. Investie par la maternité d’une

part du pouvoir exécutif elle est responsable devant son mari de la façon dont elle l’exerce sur

leurs enfants. Marcel C. (1913, Paris) voulait une femme qui sache « s’occuper des enfants

évidemment, [de] leur instruction, [de] leur éducation »

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. Le père de Juliette F. (1920, Brissac)

englobait dans la même réprobation ses filles aînées et sa conjointe quand les premières n’avaient

42 U050805IE.

43 U101405CNE.

44 U101405CNE.

45 Marie-Françoise Lévy, De Mères en filles. L’éducation des Françaises 1850-1880, Paris, Calmann-Lévy, 1984.

pas accompli au jardin tous les travaux programmés, et que la seconde, prise par les soins du

ménage et des quatre puînés avait failli à son devoir de contrôle par procuration. Il est donc de

leur intérêt bien compris d’épouse de se faire respecter et, si besoin, craindre comme mère.

C’est pour cela, écrit Pascale Quincy-Lefebvre, qu’elles assurent le plus souvent, « la

correction ordinaire » de leurs enfants et ne rendent au père ses pleins pouvoirs de sanction que

« dans les situations les plus graves et lorsque l’enfant grandit »

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. Les modalités de la correction

varient également en fonction de l’âge et du sexe de l’enfant concerné. Alors que passée 13 ou 14

ans les garçons ne sont plus guère touchés par leur mère, les gifles et soufflets maternels

embrasent encore les joues des filles insolentes et/ou désobéissantes. Parce qu’elle l’avait

« énervée, contrariée » en lui « répond[ant] peut-être bien » la mère de Madeleine G. (1934,

Brissarthe)

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« déjà 17 ans certainement », lui « envoie une de ces claques à la figure ! » et lui

brise ses lunettes en les faisant « valser dans la cour ». Si celle de Marie V. (1910,

Sainte-Gemmes-sur-Loire) lui « flanqua une tellement belle gifle » et l’« avait tellement calottée dur qu’

[elle] saignait du nez »

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, c’est qu’à 19 ans passés elle avait osé manifester son intention d’aller

au Carnaval plutôt qu’aux vêpres. Le visage tuméfié, elle resta à la maison. À 13 ou 14 ans un

accès de coprolalie valut à Éléonore L. (1913, Cizay-la-Madeleine) la seule gifle qu’elle se

souvient avoir reçue de sa mère. Jeanne C. (1921, Fontaine Milon) était régulièrement rabrouée

par sa mère qui l’adjurait « d’arrêt[er] de courir » quand elle allait aux commissions car elle lui

« faisait honte »

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. Sauter les clôtures, grimper aux arbres et se pendre jambes et bras croisés à

leurs branches, faisaient partie des activités favorites d’Andrée B. (1918, L’Hôtellerie-de-Flée).

Elle se les vit catégoriquement interdites par sa mère après son douzième anniversaire. Son

jumeau, qu’elle surpassait en vélocité et agilité, put continuer.

Alors que l’insolence et la grossièreté, parfois considérées comme des preuves de