Certes la remarquable stabilité du modèle décrit par Nathalie Heinich peut justifier qu’on
l’aborde sous l’angle anthropologique, mais « ni l’imaginaire, ni le symbolique [n’étant]
imperméables au réel, le système des états de femmes est pris dans l’historicité et de ce fait
vulnérable aux transformations historiques»
237. Il en enregistre et accommode les conséquences.
Nos lectrices, nées entre 1905 et 1935, jeunes filles entre 1920 et 1950, ont fait leurs délices
d’ouvrages rédigés le plus souvent à l’apogée de ce système, au tournant des XIX
eet XX
esiècles.
Bien qu’elles aient toutes vécu leur jeunesse après la Première Guerre mondiale, moment
correspondant, pour Nathalie Heinich, à une période de « changement de paradigme dans les
représentations de l’identité féminine, repérable dans la fiction contemporaine »
238, elles ont
surtout lu des auteur-e-s
239dont la production était antérieure au conflit (Pierre L’Ermite,
236 Le jeune frère du témoin hérita en deuxième prénom de Julius, frère de Julia.
237 Nathalie Heinich, États de femmes…, op. cit., p. 14.
238Ibid. Elle explique que cette période, qui voit apparaître dans la fiction l’état de la « femme non liée », marque l’éclatement du modèle, qu’elle met en relation avec la « déliaison entre subsistance économique et disponibilité sexuelle » résultant de la « transformation radicale du statut des femmes » à la même époque.
239 Anne-Marie Thiesse note qu’il y a « 17 % de femmes parmi les romanciers populaires contre 2 à 3 % pour l’ensemble des romanciers » dans Le Roman du quotidien…, op. cit., p. 184.
Georges Ohnet, etc.) et/ou qui n’ont pas tenu compte de ces transformations (Delly). Leurs
lectures sont celles de leurs mères. La comparaison des titres et auteurs de quatre-vingt-quatorze
feuilletons publiés dans la presse quotidienne régionale
240entre 1920 et 1950, avec ceux
répertoriés par Anne-Marie Thiesse pour la Belle Époque, met en lumière l’étonnante longévité
de certaines œuvres. Des auteurs prolifiques comme Max de Villemer, Jules Mary ou Maurice
Mario, qui écrivent leurs premiers feuilletons pour les grands journaux parisiens à la fin du XIX
esiècle, signent toujours le « rez-de-chaussée romanesque »
241de la presse locale cinquante ans
plus tard
242. Ginette B. (1927, Faye d’Anjou) se souvenait avoir acheté, après en avoir apprécié
l’adaptation au cinéma en 1948
243, Le Maître de forges
244roman de Georges Ohnet publié en
1882. Best seller réédité 250 fois en quelques années
245, ce fut également un steady seller lu
jusque dans les années cinquante. À la fin des années quarante, l’adaptation théâtrale de Fabiola,
roman historique « chrétien » de Nicholas Wiseman, paru en France en 1858, est toujours au
répertoire des troupes paroissiales angevines
246. Féminin, jeune et rural, ce lectorat spécifique,
disposant d’un faible pouvoir d’achat tant monétaire que décisionnel, n’a pas accès aux
publications récentes et spécialisées que peuvent se procurer, dès leur parution dans les librairies,
les jeunes urbaines plus favorisées. Elles apparaissent captives d’un réseau marchand de
distribution de l’écrit romanesque, en feuilletons ou collection bon marché, privilégiant le
recyclage d’œuvres déjà amorties par les éditeurs. Ainsi, un « bon auteur »
247moderne pour
jeunes filles, aussi réputé et conseillé que Berthe Bernage n’est jamais cité par nos
informatrices
248. Les collections spécialisées, conçues à l’instar De la Bibliothèque de ma fille
240 Il s’agit du Petit Courrier pour la période 1920-1944, et du Courrier de l’Ouest pour la période 1945-1950. Pour chaque année, un semestre entre 1920 et 1934, et un trimestre pour la période suivante (sauf années Occupation et Libération) ont été dépouillés.
241 Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien…, op. cit., p. 20.
242 Sur le « recyclage » provincial des romans feuilletons voir Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien…, op. cit., p. 341. En août 1942, Le Petit Courrier commence la publication en feuilleton d’un roman de Jules Mary,
Roger-la-Honte paru pour la première fois en 1886. ADML, 97 Jo 97.
243 Fernand Rivers, Le Maître de forges, 1947, avec Jean Chevrier et Hélène Perdrière. C’est un remake du film de 1933, du même réalisateur, où les rôles principaux étaient tenus par Gaby Morlay et Henri Rollan.
244 Sur Le Maître de forges, voir Ellen Constans, « Du roman sentimental… », art. cit., p. 386.
245 Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien…, op. cit., p. 40.
246 Suzanne C (1933, Juigné-sur-Loire) a montré une photographie d’une représentation théâtrale de Fabiola par la troupe du patronage de Juigné-sur-Loire en 1951. Elle y tenait elle-même un rôle.
247 Colette Cosnier, « Maréchal, nous voilà ! ou Brigitte de Berthe Bernage », Christine Bard [dir.], Un Siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999. p. 241-254.
248 Daniela Pamala Di Cecco montre dans Entre femmes et jeunes filles : le roman pour adolescente en France et au Québec, Montréal, Remue-ménage, 2000, que le roman pour jeune fille est en fait assez tardif. Passé l’âge des collections enfantines, les lectures des jeunes filles provenaient du rayon adulte à l’intérieur duquel les prescripteurs effectuaient une sévère sélection.
des éditions Gautier-Langureau, pour rassurer, en proposant « un choix de romans pour les jeunes
filles et la famille », les parents les plus sourcilleux, ne sont pas non plus mentionnées
249. De
stock (bibliothèque familiale
250, achats personnels) ou de flux (feuilletons, bibliothèques
paroissiales et/ou scolaires) les lectures « avouées » des témoins les immergent dans un univers
référentiel décalé entretenant l’hystérésis des normes. Les activités théâtrales pratiquées par un
grand nombre de témoins, dans le cadre du patronage paroissial, les mettent en contact avec des
textes issus du même corpus
251.
De manière générale, les filles sont très encadrées et surveillées dans le choix de leurs
lectures, même si la circulation clandestine au sein d’un réseau d’amies d’ouvrages non « visés »
par les censeurs habituels est parfois évoquée. Mère, pédagogue, prêtre sont les principaux
prescripteurs. Le frère séminariste de Georgette G. (1920, Miré)
252mettait ainsi régulièrement en
garde sa jeune sœur, femme de chambre à Angers, contre les mauvais livres. « Surtout, n’achète
pas de livres dans les gares, ce n’est pas de la bonne littérature !» lui recommandait-il. La
grand-mère de Jeanne R. (1915, Varennes-sur-Loire)
253qui avait « plein de Delly, parce qu’elle en
achetait toutes les semaines », « conseillait » sa petite-fille et ne lui « donnait pas n’importe quoi
à lire ». Loïc Artiaga a bien montré dans Torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires
comment le contrôle de l’orthopraxie des lectures juvéniles était devenu dans la seconde moitié
du XIX
esiècle un des chevaux de bataille d’un clergé combatif
254. La rigoureuse sélection opérée
entre les ouvrages à mettre entre toutes les mains et ceux qui ne doivent pas être ouverts est
d’ailleurs, souligne Nathalie Heinich, un indice « du pouvoir structurant de la fiction »
255romanesque et un hommage indirect ainsi rendu à son efficacité performative.
La plupart des romans spontanément mentionnés par les témoins, majoritairement
scolarisées dans l’enseignement confessionnel, avaient été publiés par La Bonne Presse. Principal
organe éditorial de l’Église française, elle diffuse la célèbre collection Stella, spécialisée dans le
249 Il est vrai que le coût du volume est plus élevé. En 1931, un ouvrage de cette collection coûtait 8,50 francs contre 1,50 francs pour un volume de la collection « Romans populaires » édités par la Bonne Presse.
250 Elle est principalement composée de manuels scolaires, proposant une sélection de textes choisis en fonction de critères académiques et pédagogiques, de livres de prix répondant aux mêmes exigences et d’ouvrages achetés par les parents. Les « grands auteurs » ne sont le plus souvent connus que par des extraits, lus à l’école.
251 Philippe Gabillard, « Une pédagogie parascolaire pendant l’entre-deux-guerres : les pièces de patronage »,
Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 97, 1990, p. 59-76.
252 N6090804CE.
253 N6090804CE.
254 Loïc Artiaga, Des Torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle, Limoges, Pulim, 2007.