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Relations de prédation, d’hostilité, et de guerre dans les écrits de Viveiros de Castro

Eduardo Viveiros de Castro est un théoricien principal de l’économie symbolique de la prédation. Pour ce dernier, les relations de prédation englobent les relations de production. Ceci signifie qu’une économie d’échanges symboliques liés à la création et la destruction d’éléments humains détermine l’économie politique du mariage et l’allocation des ressources productives (Viveiros de Castro et Carneiro da Cunha, 1993 cité dans Rivière, 1993 : 513). Le mariage doit être vu comme de l’ordre général de la prédation où la femme est capturée. L’idée générale de l’économie symbolique de la prédation est la suivante : « l’intériorité du corps social est intégralement constituée par la capture de ressources symboliques – noms et âmes, personnes et trophées, mots et mémoires – de l’extérieur » (Viveiros de Castro, 2009a : 114). En incorporant les attributs et l’altérité de l’ennemi, le socius amérindien est amené à se définir selon ces attributs et comme point de vue sur le Soi. C’est la condition d’ennemi de l’Autre qui est incorporée. Viveiros de Castro définit le processus de transmutation de perspectives où le « I » est déterminé en tant qu’ « Autre » par l’acte d’incorporation de cet autre, qui à son tour devient un « I », mais toujours dans l’Autre et à travers l’Autre (ibid. : 112). Le meilleur exemple de cette économie symbolique de la prédation dans l’ethnographie sur les Araweté est le cannibalisme posthume et céleste.

Chez les Araweté

L’économie symbolique de la prédation pénètre les relations des Araweté de façon généralisée et les non-humains n’y échappent pas. L’identité et le genre d’un homme sont définis par ses responsabilités économiques, en d’autres mots par la chasse (Viveiros de Castro, 1992 : 182). Tuer un animal-esprit ne diffère pas de tuer un esprit terrestre (ibid. : 223).

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Par ailleurs, la prédation existe également dans les relations entre les non-humains, même si elle n’est que peu mentionnée dans l’ethnographie. Un type d’animaux célestes différent de celui des animaux domestiques célestes est chassé et mangé par les dieux (ibid. : 73). Ce type, « ika hete me’e », réfère au caractère sauvage des animaux, donc bons à chasser et en opposition aux animaux domestiques non comestibles.

Les festivals de la bière : lien entre guerre et chasse

Deux festivals de la bière, celui de la bière faible et celui de la bière forte32, impliquent des relations avec le non-humain de par la position et la fonction du chamane, ainsi que par le lien entre la guerre et la chasse qu’ils offrent. Le chamane effectue lors du premier événement un « peyo », une opération chamanique guidant les dieux vers la terre afin de se nourrir de certaines nourritures. D’ailleurs, si certains dieux ne sont pas invités, ils se vengent contre les humains. Lors de l’événement de la bière faible, les dieux piétinent les pots de bière, poussent le chamane, s’amusent, boivent et chantent (Viveiros de Castro, 1992 : 122). Ils ne dansent pas. Ce festival est contrasté avec celui de la bière forte, représentant l’occasion pour une danse de la guerre (ibid. : 119). Celui possédant la bière sert les chasseurs et le chamane sert les divinités et les morts. Les chants des chamanes sont violents et leurs mouvements imitent les dieux saouls.

Un « peyo » est un repas collectif n’impliquant pas de chansons, à l’exception des dieux communiquant par le biais du chamane (ibid. : 125). Les Araweté ne dansent pas lors d’un « peyo », puisqu’ils ne vont pas chasser. En fait, ils chassent suivant le banquet et suivant la consommation de la bière faible afin de la digérer. Le festival de la bière forte, quant à lui, est un repas mystique et implique une danse et des chants invisibles connotant la guerre. Les Araweté vont chasser avant un festival de la bière forte afin de la fermenter (ibid. : 132). Dans la pensée araweté, la chasse et la guerre sont associées : ils sont des ennemis pour les animaux, à l’exception du jaguar pour qui ils sont les proies. De la sorte, le festival de la bière forte correspond à une cérémonie de guerre, où la bière reflète le statut du tueur (ibid. : 133). Aussi, ce festival implique trois fonctions distinctes : le possesseur de la bière parrainant l’événement, le chanteur et le chamane (ibid. : 140). Le premier est associé aux femmes et à l’agriculture ; le deuxième à la chasse et à la guerre ; et le troisième aux dieux et aux morts.

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L’opposition principale est entre le parrain et le chanteur, tandis que dans le festival de la bière faible, elle se situe entre les humains et les dieux.

Cannibalisme céleste et posthume

Le cannibalisme céleste et posthume transforme les humains araweté en divinités cannibales, humanisant et socialisant en retour les dieux. Le processus de transformation par cannibalisation est lié à l’altération et à la prédation (Viveiros, 1992 : 271). En effet, les dieux mangent les défunts humains, car ils refusent d’entrer en relation d’alliance avec les premiers : les dieux sont des ennemis occupant la position céleste de personne, l’ambiguïté de l’Autre. De par cet acte, les dieux deviennent des affins transcendantaux des humains. Et les défunts humains deviennent des cannibales, parce qu’ils sont désormais des ennemis divinisés.

Le cannibalisme céleste serait en fait basé sur le cannibalisme guerrier tupi dont il sera mention dans quelques instants (Viveiros de Castro, 2009a : 111). Les dieux jouent le rôle du groupe en fonction du sujet, comme le groupe du meurtrier et ses alliés dévorant le captif, et les morts jouent le rôle du captif sacrifié. Les vivants araweté, eux, représentent les co-sujets, le groupe ennemi duquel provient la victime. Ainsi, la position autre ou surnaturelle des Maï n’a guère d’importance. Cette croyance est donc un glissement pragmatique de perspectives, un devenir-Autre (ibid. : 112). Dans cette pratique d’incorporation de la position de l’Autre, on retrouve le désir de dépasser la condition humaine (Combès, 1986 : 215)

Il existe également un cannibalisme plus destructif et sauvage opéré par le reste des esprits, particulièrement les esprits terrestres Ãñĩ ou « mangeurs de pourriture ». Ces esprits sont nécrophages et se nourrissent de la chair des défunts araweté, une forme méprisable de prédation (Viveiros de Castro, 1992 : 202). Cet acte crée un spectre du mort qui sera actif pendant la décomposition du corps. Ces esprits sont également des enleveurs de femmes et des assassins des hommes.

Le cannibalisme guerrier

Le cannibalisme guerrier sera peu discuté dans cette section, car il ne concerne pas le non-humain. Il repose sur le même principe que le cannibalisme céleste, soit un devenir-Autre ou dans ce cas-ci un devenir-ennemi. L’important est l’incorporation de la position de l’Autre en tant qu’ennemi. Ce cannibalisme est important pour la mémoire et la société. En effet,

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comme il est lié à la vengeance de la mort des proches par les ennemis, il est nécessaire de se venger afin d’obtenir le nom d’un ennemi en retour (ibid. : 278). La destinée de la personne se trouve entre la mort de l’ennemi et sa propre immortalité. Aussi, il est nécessaire afin d’assurer la reproduction sociale de la société en permettant la circulation des noms, l’affirmation du soi, etc.

Il s’agit d’un système élaboré de capture, d’exécution et de dévoration cérémonielle des ennemis (Viveiros de Castro, 2011 : 110). Les captifs de guerre vivaient longtemps au sein de la société afin de les transformer en beaux-frères. Ils obtenaient donc des épouses, ils étaient bien traités, etc. Puis, ils étaient rituellement tués et consommés. Seul le bourreau ne mangeait pas le captif et entrait en période de deuil, car il s’identifiait à la victime. À la mort d’un ennemi, le guerrier « meurt » et « ressuscite » en immortel. Il est déjà cannibale, puisque son ventre est rempli du sang de l’ennemi ; il est une fusion d’Araweté et d’ennemi ; il est déjà un Maï. Il porte, lors des expéditions guerrières, des peintures corporelles de genipa ressemblant à l’apparence des dieux et à la figure de l’ennemi (ibid. : 70). Le tueur représente un dieu prospectif : la figure idéale d’un Araweté tout en étant un ennemi à la fois. Il est l’Autre qui parle (Combès, 1986 : 214). D’ailleurs, il n’est pas dévoré par les Maï à sa mort, car il est déjà devenu un Autre. Il gagne donc le ciel sans mourir.

Viveiros de Castro questionne la vision du cannibalisme comme une figure instable tracée à l’arrière-plan, une condition générale de la vie sociale, d’une identification fondamentale à l’Autre (2011 : 101). Le cannibalisme serait situé à un extrême du gradient de la sociabilité, où l’autre extrême serait l’incommunication. Le cannibalisme est un excès de sociabilité. Cependant, ceci amène un questionnement quant à l’abandon de cette pratique où l’identification du Soi passe par l’Autre, particulièrement suivant l’arrivée des Européens dans le cas du cannibalisme tupinamba du 16e siècle. Somme toute, le cannibalisme guerrier est décrit comme inconstant (ibid. : 102).

Synthèse

Viveiros de Castro discute de la parenté principalement de façon théorique. En fait, elle est secondaire face à l’affinité potentielle. Les dieux peuvent fonder des familles. En ce qui a

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trait aux familles araweté-maï, les dieux sont à la fois des grands-pères et des beaux-frères. Ils sont traités comme des ennemis et des affins potentiels. Cette relation est davantage une relation d’amitié et d’alliance que de parenté. Pour ce qui est de l’alliance, il a beaucoup théorisé sur l’alliance dans le devenir et dans le chamanisme. Le devenir-Autre, en particulier le devenir-dieu cannibale et le devenir-ennemi, est le but ultime de la destinée des Araweté. Ce concept de relation déterritorialise deux termes dans une relation afin de les situer dans une nouvelle relation autre. Bref, en activant un devenir où A et B sont liés, A et B n’existent plus ; ils deviennent A|B. Le devenir ouvre la porte à une multitude de relations potentielles. Souvent, ce sont les chamanes qui sont en mesure d’établir ce genre de relation, mais les tueurs et les défunts araweté également. D’ailleurs, dans le chamanisme, diverses perspectives et devenirs sont retrouvés dans l’habileté de certains à traverser les barrières corporelles entre les espèces et à adopter le point de vue de l’Autre afin de gérer les relations entre l’espèce d’origine de la personne et celle adoptée. Puis, par rapport à la prédation, il propose une économie symbolique de la prédation comme schème cardinal des relations en Amazonie. L’idée générale de ce concept est que « l’intériorité du corps social est intégralement constituée par la capture de ressources symboliques – noms et âmes, personnes et trophées, mots et mémoires – de l’extérieur » (Viveiros de Castro, 2009a : 114). En incorporant les attributs et l’altérité de l’ennemi, le socius amérindien est amené à se définir selon ces attributs et comme point de vue sur le Soi. Il donne l’exemple du cannibalisme céleste et posthume où les Maï dévorent les défunts araweté les transformant ainsi en dieux cannibalisés, le devenir- Autre de la destinée finale des membres de la société. Aussi, pour les Araweté, la guerre et la chasse ne sont pas distinguées : le gibier et les ennemis possèdent une position d’ennemi qu’il faut incorporer.

Considé rations finalés sur lés rélations