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Selon Santos-Granero, Descola aborde l’êtreté et la personne en fonction d’une approche constructiviste. L’anthropologue français définit l’animisme selon la ressemblance des intériorités et la différence des physicalités ; c’est-à-dire l’attribution à des non-humains d’une intériorité identique à celle des humains. L’âme, ou cette intériorité, permet à ces premiers de se comporter selon les normes sociales humaines et d’établir des relations de communication avec les humains (Descola, 2005 : 183). Elle inclut l’intersubjectivité, la maîtrise des techniques, les comportements et les conventions des humains. Cependant, l’humanisation n’est pas complète, car les non-humains sont déguisés et se distinguent par leur physicalité. Descola rejoint Viveiros de Castro en ce qui concerne le rôle différenciateur du corps (ibid.). C’est le corps qui, en imposant une forme et un mode de vie en particulier, amène la différenciation des êtres. Effectivement, au final, chez les Jivaros, ce qui distingue les formes-personnes et les espèces issues de la spéciation mythique, c’est l’habit et non pas l’âme (Taylor, 1998 : 323-324 citée dans Descola, 2005 : 185). Bien que les formes soient fixes pour chaque classe d’entités, elles sont variables pour les entités elles-mêmes. C’est pourquoi une entité peut se métamorphoser – se dépouiller de son corps – et maintenir son intériorité humaine et ses attributs de comportements. Cette fonction permet d’établir des écarts entre les espèces afin qu’elles entrent en relation et d’échapper à un excès de continu. Nous reviendrons à la métamorphose dans la section sur les relations. Cependant, Descola

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diffère de Viveiros de Castro par rapport aux points de vue que le perspectivisme amène (2005 : 196-202). Pour Descola, le perspectivisme n’est pas applicable à toutes les ontologies animistes. Encore, un paradoxe existe puisque les non-humains ne peuvent appréhender les humains que sous leur forme humaine, c’est-à-dire qu’un non-humain qui se voit comme un humain doit être en mesure de se distinguer d’un humain qu’il voit en humain, ce qu’il fait par l’habit. Par exemple, lorsqu’un pécari se voit comme un humain et voit les humains comme des esprits, il ne peut concevoir les humains comme des humains. Le pécari base ses observations sur l’habit ou la discontinuité des corps différents des humains afin de les classer comme esprits. L’humanité que le pécari impute à l’humain-esprit ne correspond pas tout à fait à celle qu’il s’impute. Le non-humain animiste comprend le corps comme le lieu de différences de dispositions (comme les mœurs, le mode de vie, etc.) et par la façon dont il se présente en action au regard de l’Autre (à travers les ornements corporels, la langue parlée, etc.)(ibid. : 201-202). Finalement, pour l’anthropologue français, il est difficile de démontrer par l’ethnologie les points de vue des non-humains. Alors, qu’en est-il des Achuar?

Le corps et l’âme chez les Achuar

Descola aborde peu le corps dans ses ethnographies outre son contrôle et celui de ses fonctions comme exercice de la volonté de la force d’âme (1986 : 165). C’est plutôt sa compagne Anne-Christine Taylor qui le théorise. Dans les écrits descoliens, le tabac, qui aide à clarifier l’esprit et apporte concentration, permet de redonner le contrôle au corps et restaure la domination de l’âme, source de langage et de vision (Descola, 1996 : 373).

Selon les Achuar, le corps vient déjà formé à la naissance (Taylor, 1996 : 205-206). La notion d’identité découle d’une singularité de forme présente dans l’âme et d’une expérience intersubjective du corps. Cette expérience est reliée à la mémoire et la condensation des affects émotifs découlant des activités quotidiennes de l’éducation, le partage et le travail avec la parenté. L’image de soi est basée sur une attribution des images des autres et de la mémoire que les autres ont de soi. Cette image est dénotée par le terme « wakan » signifiant âme et réfère à l’image réfléchie d’une chose ou à l’apparition de quelqu’un dans un rêve. Le corps représente la meilleure image que les Achuar ont de l’âme (ibid. : 206 ; Descola, 1996 : 234).

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Chez les Achuar, l’âme est le vecteur par lequel s’exprime l’intersubjectivité transcendant les barrières linguistiques et convertissant chaque être, chaque plante et chaque animal en un sujet producteur de sens (Descola, 1986 : 126-127). À la naissance, elle est fluide et plastique. Elle se développe en même temps que le corps au fur et à mesure des expériences par lesquelles l’identité est formée. Un bébé n’a donc pas d’individualité et est au mieux une promesse des capacités caractérisant les êtres de langage. Puisqu’ils sont encore incomplets, les enfants sont vulnérables aux diverses influences de leur environnement comme la possession par l’âme d’un mort (Descola, 1996 : 233).

L’identité et la subjectivité achuar sont très instables dans la mesure où elle prennent forme dans la perception de soi par les autres telle une réfraction (Taylor, 1996 : 207). De la sorte, elle est sujette à la mort des autres, puisque cela amène l’effondrement du miroir de perception et engendrant une instabilité chronique au sein des relations dans une société basée sur des groupes de parenté peu soudés (Taylor, 1996 : 207). Le Soi est donc toujours instable. Pour y remédier et stabiliser le Soi, une option s’offre aux Achuar, soit une quête de vision. En effet, l’identité est forgée lors des rencontres avec des visions arutam16, abstraites et impersonnelles produisant des effets temporaires sans toutefois être définitivement incarnées car ces apparitions sont imprévisibles et n’appartiennent à personne (Descola, 1996 : 367). Afin d’avoir ces visions, un Achuar doit s’isoler lors d’un rituel privé suivant un jeûne strict et l’ingestion de drogues hallucinogènes afin de recevoir un message concernant son existence future. Ce rituel porte sur l’encadrement des relations sociales normales au sein desquelles l’intersubjectivité est construite. Somme toute, dans cette expérience, l’âme est la réification de la mémoire des parents vivants des défunts et de l’image qu’ils ont du défunt ; l’arutam est la réification du Soi projeté (Taylor, 1996 : 208). Au fil du temps, arutam permet le développement des personnalités et de la condition humaine.

Cette instabilité du Soi est souvent comprise en fonction de maladie et de mort, deux états similaires, mais de degrés différents (Descola, 1996 : 365). Peu avant la mort, l’âme vraie du défunt quitte le corps et se transforme en iwianch, un esprit, hantant la maison jusqu’à la décomposition de ce premier. Par la suite, l’âme-iwianch devient celle d’un animal. Puisque

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l’âme ne réside pas dans une partie du corps en particulier, la partie par laquelle elle quitte influencera la forme de l’espèce animale qu’elle prendra. La maladie et la mort amènent une transformation dans laquelle la victime perd sa capacité à communiquer, dont l’importance sera démontrée dans la sous-section suivante, et puisque son corps n’est plus le même et n’est plus capable d’assumer ses fonctions sociales, la victime perd également ses parents par un processus inverse à celui de la consubstantialisation.

Selon Descola, le terme « wakan » correspond assez bien à ce que la philosophie occidentale et la théologie chrétienne nomment l’âme (1996 : 234). C’est une partie de la personne, dotée d’une existence propre et capable de se séparer du corps temporairement lors de rêves ou de visions ou, encore, lors de la destruction de l’enveloppe corporelle. C’est l’attribution du wakan aux êtres qui les catégorisent comme personnes.

La personne chez les Achuar

L’âme, ou « aent », est ce qui permet à chaque être, chaque plante et chaque animal de posséder une vie autonome aux affects très humains et une personnalité singulière (Descola, 1986 : 100; 119). Cette âme n’est pas attribuée en fonction de critères sociologiques ou morphologiques, car les animaux tabous en sont aussi dotés (ibid. : 119). Ainsi, tous possèdent des attributs d’humanité et sont régis par des lois à peu près identiques à celles de la société humaine. Cependant, seuls les humains achuar sont des « personnes complètes », « penke aents », dans le sens où leur apparence est conforme à leur essence (ibid.). Les Achuar se conçoivent comme le paradigme de l’humanité absolue et leur société sert d’étalon pour mesurer les écarts chez les autres personnes (ibid. : 399). Par exemple, une société voisine aura une humanité amoindrie, car elle ne possédera pas les mêmes normes. Bien qu’il n’existe pas de discrimination ontologique entre les humains et les non-humains, une distinction basée sur les capacités de communication existe afin de catégoriser les personnes.

Les êtres de langage, aussi nommés « aents », sont classés dans une hiérarchie subtile des non-humains et des humains selon leurs niveaux de communication. Au sommet, on retrouve les Achuar, l’incarnation la plus accomplie possédant la conformité de leur apparence et parlant entre eux la même langue (Descola, 1996 : 375). Au plus bas, l’incommunicabilité est attribuée à un défaut d’âme affectant les espèces. Les échelons inférieurs se distinguent peu

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de l’état de nature (Descola, 1986 : 399). Entre les deux, plus on s’éloigne des personnes complètes, plus les distinctions entre les domaines perceptifs deviennent accentuées. Les Achuar peuvent voir les plantes et les animaux, qui sont conçus comme des humains s’ils possèdent une âme. Toutefois, si ces premiers leur parlent à travers des incantations anent, ils n’obtiennent pas une réponse immédiate puisqu’elle ne peut être communiquée que par le rêve (ibid. : 375-376).

Dans les temps mythiques, les êtres de la nature avaient aussi une apparence humaine et pouvaient s’exprimer dans un langage articulé (Descola, 1986 : 120). Seul leur nom indiquait l’idée de ce en quoi ils allaient se transformer plus tard. Une transformation, consciemment ou par malédiction, de l’être d’apparence humaine en plante ou animal est dénotée par la perte de langage et l’acquisition d’un cri spécifique (Descola, 1986 : 106 ; Descola, 1996 : 373). Aussi, divers mythes guerriers entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques permettent de saisir le type de vie sociale que les Achuar attribuent aux êtres de la nature (Descola, 1986 : 120-121). En gros, les animaux sylvestres sont humains et les animaux aquatiques sont anthropophages et carnivores. Les animaux aquatiques, puisqu’ils possèdent des dents et sont anthropophages, sont dangereux ; ils ne tuent pas comme des guerriers, ils dévorent leurs proies. Les animaux sylvestres, quant à eux, possèdent des griffes ou des becs faisant référence à des lances pour tuer d’une façon culturellement acceptée par les Achuar lors d’affrontement belliqueux ; ils sont donc humains. De plus, le respect des règles de la vie sociale attribuée aux animaux sylvestres, comme les prescriptions de l’alliance et du mariage, ajoute à leur humanité. Ainsi, si un mythe veut expliquer la spéciation, il ne crée pas pour autant une coupure définitive, car même sous une nouvelle apparence, certains animaux perpétuent les codes de la société humaine (ibid. : 123).

Bref, être un humain chez les Achuar implique un habit corporel spécial, la pratique d’un certain type de communication et de comportements sociaux et la possession d’un certain état de conscience (Taylor, 1996 : 205). Il n’existe pas de discours sur la personne comme tel, mais plutôt des pratiques et des prémisses non explicites sur le sujet. Être une personne est un étalage des configurations, un groupe de liens dans une chaîne de métamorphoses à la fois ouvertes et délimitées (ibid. : 210). Toutefois, une primauté de l’humain existe : c’est une personne complète puisque son apparence et son intériorité correspondent à l’humanité.

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