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Depuis les années 1970, le corps se retrouve au cœur des études ethnologiques des sociétés sud-américaines. Il a permis, en autres, le développement de nouvelles théories dans la discipline (Vilaça, 2005 : 445). Les travaux des Brésiliens Anthony Seeger, Roberto DaMatta et Eduardo Viveiros de Castro ont eu une influence magistrale en anthropologie de l’Amérique du Sud, car ils ont été les premiers à percevoir les personnes humaines comme étant construites socialement et à rejeter la notion de corps comme substrat matériel sur lequel des significations peuvent être encodées :

« a originalidade das sociedades tribais brasileiras (de modo mais amplo, sul- americana) reside numa elaboração particularmente rica da noção de pessoa, como referência especial à corporalidade enquanto idioma symbólico focal. Ou, dito de outra forma, sugerimos que a noção de pessoa e uma considéração do lugar do corpo humano na visão que as sociedades indígenas fazem de si mesmas são caminhos básicoas para uma compreensão adequada da organização social e cosmologia destas sociedades ».

(Seeger et coll., 1979 : 3). Nous empruntons le terme « êtreté » à l’américaniste Santos- Granero pour sa nature plus englobante que « personne » et pour sa considération à la subjectivité des êtres, qui ne sont pas tous des personnes (2012 : 184). Encore, chez les autochtones sud-américains, le corps et la personne ne font qu’un ; ces notions ne peuvent être abordées l’une sans l’autre. L’état, la condition ou la nature de l’être et de son existence ne peuvent être séparés de la personne. L’êtreté réfère donc à la fois à l’être et au mode d’être.

Désormais, la plupart des anthropologues considèrent le corps et la personne comme étant constituées relationnellement (le corps est formé en relation avec d’autres corps), perméables (les frontières du corps sont fluides et il est sujet à changement avec l’absorption de substances, etc.), métamorphiques (le corps peut se transformer) et dans un flux constant (le corps doit constamment être construit)(Santos-Granero, 2012 : 182). Il existe deux approches afin d’aborder ce sujet : l’approche constructiviste mettant de l’avant la fabrication des personnes et des corps à travers intimité, partage, commensalité, échange de substances et l’approche perspectiviste où cette fabrication serait le produit d’antagonisme, de cannibalisme et de prédation familiarisante généralisée amenant des relations de capture (ibid.).

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L’approche constructiviste témoigne d’une tradition boasienne de recherches empiriques, d’intérêt envers les configurations et dispositions culturelles générales et d’un enthousiasme pour les perspectives historiques en anthropologie (ibid. : 185). Elle regroupe des américanistes tels Philippe Descola, Anthony Seeger, Peter Gow et Cecilia McCallum. Ces anthropologues se concentrent principalement sur les humains et leurs interactions, et portent moins attention aux corps et aux subjectivités des existants non humains. Le corps y est perçu comme l’expression matérielle de la socialité qui le produit. Le collectif, quant à lui, est conçu comme une communauté de substances (Conklin, 1996 : 374; Seeger et coll., 1979 : 11). En partageant des substances comme le sang ou le sperme, le corps est constitué socialement. Le façonnage de la personne, quant à lui, est également un processus dynamique et graduel où différents corps sont reliés par ces substances. De plus, l’attribut de « personne » peut être atténué ou augmenté selon la composition corporelle et les changements sociaux. Ainsi, le corps représente l’incarnation de relations sociales, du savoir et de la pensée ; les chercheurs de cette approche s’attardent à la physicalité et la consubstantialité du corps (Santos-Granero, 2012 : 186). En effet, dans cette approche, le corps et l’âme d’une personne sont interconnectés dans la définition de la personne (ibid.). Une personne est perçue comme étant un agent d’action sensée15 suggérant que la subjectivité est une condition fluide de l’agence et dérivant de la combinaison unique des substances corporelles obtenues à travers l’interaction avec une variété de sujets, humains et non-humains (Pollock, 1996 : 320). Ainsi, la différence entre un humain et un non-humain réside dans le fait qu’ils constituent des communautés de substances différentes.

L’approche perspectiviste, quant à elle, est fortement influencée par les travaux de Claude Lévi-Strauss en ce qui a trait au traitement des phénomènes socioculturels en termes d’analyse métalinguistique, la préférence des structures et des oppositions binaires (Santos- Granero, 2012 : 187). Des auteurs comme Eduardo Viveiros de Castro, Aparecida Vilaça et Carlos Fausto traitent des notions d’êtreté principalement en fonction des interactions entre les humains et les non-humains. Le corps y est conçu comme le locus de changement et de différence. Il est doublement constitué : une enveloppe corporelle cachant une forme humaine interne visible uniquement aux yeux de l’espèce et de certains chamanes et un paquet d’affects

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et de capacités. Les communautés ne se distinguent pas par leurs corps, mais par ces paquets. En effet, c’est le corps qui impose la perspective ou le point de vue du sujet. Le changement de point de vue, et donc d’habitus, provient de la commensalité, de contacts intimes et de corésidence prolongés avec des êtres d’une autre espèce. La subjectivité est vue comme universelle et comme condition fixe. Elle est équivalente à la possession d’une âme, de nature uniforme et universelle au sens où tous possèdent une forme humaine et les mêmes capacités d’intentionnalité. De la sorte, la subjectivité ne peut changer qu’en cas de mort ou de détachement de l’âme du corps. Ainsi, la différence entre un humain et un non-humain réside, dans l’approche perspectiviste, selon le fait qu’ils constituent des communautés d’affects différentes et qu’ils possèdent des points de vue dissimilaires.