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Descola s’est penché dès le milieu des années 1970 sur l’organisation sociale (Rivière 1993 : 508). Cette époque marque le début de la révision de la notion de descendance et de parenté en Amazonie. Par la suite, il a été théorisé que la parenté en Amazonie touchait

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particulièrement la construction de la personne et du corps ; elle était structurée en terme d’expressions idiomatiques symboliques à propos de l’essence, des noms, etc. Par contre, la parenté est moins abordée dans les écrits de Descola que les relations d’échange et de commerce, comme la chasse et le jardinage. Ceci s’explique par une division des tâches avec sa conjointe anthropologue Anne-Christine Taylor qui a publié divers articles sur le sujet.

Les relations d’échange incluent l’échange, le don (discuté dans la section de la prédation) et la prédation (discutée dans la section dédiée à cet effet). L’« échange » est défini comme une « relation symétrique dans laquelle tout transfert consenti d’une entité à une autre exige une contrepartie en retour » (Descola, 2005 : 426). Un exemple impliquant des non- humains serait la libération de pécaris par les esprits de l’eau du monde souterrain pour nourrir les Wari’ en échange d’âmes des morts afin de peupler ce monde souterrain (voir Vilaça, 2010).

Chez les Achuar

Les Achuar suivent le modèle classique dravidien de la parenté (Descola, 1993 : 174). Les mariages achuar sont bilatéraux, proches, polygames et néolocaux. Toutefois, avant de pouvoir vivre dans leur propre résidence, le couple doit résider chez le père de l’épouse. Également, le lévirat est appliqué, c’est-à-dire que le frère d’un défunt épouse les femmes de ce dernier. De plus, la structure terminologique est diamétrale : entre consanguin et affin (Viveiros de Castro et Fausto, 1993 : 147). Le consanguin d’un consanguin est un consanguin ; le consanguin d’un affin est un affin ; l’affin d’un affin est un affin et l’affin d’un consanguin est un affin. Cette structure est également concentrique, puisque les consanguins et les affins co-résidents sont appréhendés sous le signe de la consanguinité et occupent le centre du cercle social (ibid.). Les consanguins éloignés et les affins classificatoires, quant à eux, sont classés sous le signe de l’affinité potentielle à l’extrémité du champ. À l’extérieur sont situés les ennemis, qui peuvent fournir ou recevoir des affins potentiels. Également, l’affinité est investie d’une fonction politique, car elle instaure l’échange nécessaire à la reproduction du groupe local tout en établissant une différence lourde de menaces entre deux positions de co- résidents (Descola, 1993 : 174-175). C’est pourquoi, selon Descola, il est nécessaire d’expulser conceptuellement vers la périphérie cette relation porteuse d’altérité. Au final, cette structure est dynamique : au niveau local, la consanguinité englobe l’affinité ; au niveau supra-

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local, l’affinité englobe la consanguinité ; et au niveau global, l’affinité est elle-même définie par l’inimité et l’extériorité (ibid. : 148). C’est donc l’affinité qui lie la parenté et l’extérieur.

En ce qui a trait aux relations avec et entre les non-humains, deux éléments sont clés. D’abord, le jardinage est perçu comme une forme distincte de rapport avec les êtres non- humains où la consanguinité idéale des femmes s’exprime par le maternage des plantes du jardin (Descola, 1986 : 402). Ensuite, le monde des Tsunki offre un paradigme de la sociabilité domestique idéale aux Achuar (ibid. : 346).

Le jardinage est considéré par les Achuar comme étant une relation de sang entre les femmes et les plantes qu’elles cultivent, donc comme une relation consanguine (Descola, 1996 : 156). Cette pratique est aussi comprise comme un commerce avec l’esprit tutélaire des plantes cultivées Nunkui (Descola, 1986 : 239). Nunkui donne quelques graines et boutures aux hommes qui les sèment et les femmes entretiennent le jardin. Conséquence corollaire du mythe de Nunkui, les femmes doivent travailler fort afin d’entretenir leur jardin sous peine de voir les plantes se transformer en plantes sauvages, situation pouvant arriver si elles délaissent leur jardin.

La présence de Nunkui dans le jardin se traduit par la grosseur des tubercules et des racines, ainsi que par la longévité des plants (ibid. : 245). Cet esprit est aussi considéré comme un amplificateur de la potentialité de différents types de sols, son nom dérivant de « nunka » ou terre. L’expression anentin, lorsqu’attribuée à un individu, dénote à la fois l’ampleur de ses connaissances magiques, sa capacité à manipuler les champs symboliques propres à son sexe et les rapports particulièrement féconds qu’il entretient avec les esprits tutélaires gouvernant les sphères d’activités où il s’engage. Cet état anentin pour les femmes correspond à la possession de divers chants magiques secrets anent qu’elles peuvent adresser à Nunkui afin qu’elle leur soit favorable et aux principales plantes cultivées afin qu’elles croissent et se multiplient (ibid. : 249). Il en existe pour accompagner toutes les étapes du jardinage, de l’essartage initial jusqu’au lavage des racines et tubercules après la récolte. Dans ces incantations, le lien maternel de Nunkui envers les plantes est transféré aux femmes, et celui de Nunkui en devient un de parenté adoptive. Puis, pour aider les femmes dans leurs tâches jardinières, Nunkui révèle parfois l’existence de l’emplacement de pierres nantar ou pierres de Nunkui, des charmes de jardinages. Ces pierres permettent le contrôle et la multiplication des

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plantes, particulièrement du manioc-vampire. Paradoxe : les femmes se nourrissent de leurs plantes-enfants, qui en retour se nourrissent du sang de leurs nourrissons. Ainsi, les plantes sont concernées aussi par la prédation. Le jardinage est une guerre constante entre les enfants et les plantes cultivées.

En ce qui a trait aux relations entre Nunkui et les non-humains, Nunkui possède un frère ou un époux, l’esprit tutélaire des plantes sauvages Shakaim. Ce dernier occupe une position très effacée, car il ne semble pas être attaché à une sphère d’activité chez les Achuar. Il indique parfois aux hommes le meilleur endroit dans la forêt pour y établir une clairière. Également, les plantes cultivées sont considérées comme la progéniture de Nunkui, où virtuellement chaque espèce représente un petit peuple. En effet, le jardinage correspond à la répétition de l’acte de création dans lequel Nunkui donne naissance aux plantes cultivées par l’intermédiaire de sa fille Uyush (Descola, 1996 : 92). De plus, cet esprit possède plusieurs animaux-auxiliaires, relation relevant de l’alliance, et dont leur présence est bénéfique dans les jardins. Parmi ceux-ci, on retrouve le serpent wapau, une incarnation directe de Nunkui et inoffensif pour les hommes, ainsi que le coucou du manioc (ibid. : 256). Nunkui entretient donc des relations d’alliance avec d’autres espèces. Bref, les représentations du jardinage chez les Achuar se situent dans l’humanisation des rapports aux plantes selon l’axe de la maternité.

Le deuxième élément relevant de la parenté est le modèle normatif de sociabilité domestique qu’offrent les esprits de l’eau Tsunki aux Achuar. Le mariage par amour, le dévouement de la femme en tant qu’amoureuse et partenaire de travail, la déférence affectueuse envers le beau-père sont tous des éléments démontrant la vie de famille heureuse et des relations harmonieuses avec les affins (ibid. : 146). De plus, le rapport des hommes aux Tsunki, bien que dénué de préoccupations utilitaristes immédiates, revêt le plus souvent la forme d’une alliance de mariage (Descola, 1986 : 346). Descola a relevé plusieurs anecdotes comme quoi un Achuar aurait rencontré une belle jeune femme Tsunki sortant de la rivière pour l’inviter à faire l’amour (ibid. : 347). L’expérience l’ayant comblé, l’homme et la femme se revoient à plusieurs reprises. Éventuellement, la femme tsunki l’invite à venir rencontrer son père, un homme bienveillant et majestueux trônant sur une tortue dans une belle maison sous l’eau. Ce dernier demande à l’Achuar de rester et de prendre sa fille comme épouse. Lorsque l’Achuar répond qu’il a déjà des épouses humaines, le père lui offre un service marital épisodique et de partager son temps entre ses femmes humaines et sa femme tsunki. À

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partir de ce moment, l’Achuar possède une double vie. C’est pour cette raison que la rivière est vue comme un lit conjugal.

Il est possible de compléter les informations fournies par Descola avec une analyse effectuée par Yvinec concernant les différences de sexe dans les relations entre les humains et les non-humains par rapport à la consanguinisation et à l’affinité (2005). En ce qui a trait aux divergences de sexe, la relation conjugale idéale entre les filles de Tsunki et les hommes Achuars implique que l’humain s’abstienne d’agresser son beau-père. Yvinec note que la dualité inverse, c’est-à-dire où le non-humain masculin serait approprié par une humaine, n’existe pas, puisqu’il s’agirait d’une contradiction dans les termes. Toutefois, au sein du chamanisme achuar, l’homme achuar qui est un chamane peut posséder une position duelle dont une féminine lorsqu’il est fécondé par les fléchettes tsensak fournies par les Tsunki (Crépeau, 2007).

Concernant les divergences de génération mentionnées par Yvinec dans les relations consanguines et affinales entre les humains et les non-humains, la situation est plus complexe (2005). Ces relations sont plus riches et possèdent diverses formes. Toutefois, quatre positions sont souvent relevées pour le non-humain : grand-père, fils, mère et père (ibid. : 42). Pour les Achuar, la position de grand-père correspond à Arutam à qui l’on s’adresse comme tel dans les incantations. La position de fils non humain touche particulièrement les auxiliaires des chamanes. Cette relation sera analysée dans la section abordant les alliances et les amitiés. Puis, les positions de mère ou de père sont ambivalentes, parfois même négatives et très rares. Toutefois, l’apprivoisement des animaux ou des plantes est perçu comme un rapport maternel, donc de consanguinisation (ibid. : 46).

Dans les modes relationnels descoliens, la relation de production, définie comme une « relation que les hommes tissent entre eux selon des formes définies afin de se procurer conjointement des moyens d’existence », n’existe pas chez les Achuar (Descola, 2005 : 439 ; 443). Elle s’applique difficilement aux chasseurs-cueilleurs et aux groupes amazoniens, où la conception de l’environnement implique des interactions avec des entités intentionnelles comparables aux humains. Plutôt que parler de production, Descola stipule que les Achuar trouvent un commerce de personne à personne dans le jardinage et la chasse. Le produit ne peut pas être dissocié ontologiquement du matériau dont il est issu. Ce sont des relations entre

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sujets humains et non humains qui conditionnent la production des moyens d’existence et non la production des objets qui conditionne les relations entre sujets humains (ibid : 443).

Une autre relation, celle de transmission, mérite d’être abordée en relation avec la parenté, bien que non retrouvée dans les ethnographies de Descola en lien avec le non-humain. La transmission est définie comme « l’emprise des morts sur les vivants par l’entremise de la filiation » (ibid. : 450). Elle concerne, en autre, l’héritage, les caractères physiques, mentaux ou comportements liés à l’hérédité. L’expression la plus nette correspond à la transformation des défunts en ancêtres à qui un culte est voué. Toutefois, ce genre d’emprise n’est pas perceptible en Amazonie puisque les morts sont exclus du collectif humain selon Descola (ibid. : 454). Jean-Pierre Chaumeil ne serait pas d’accord avec cette affirmation (voir 1997). Pour ce dernier, la thèse selon laquelle la forme archétypale du deuil en Amazonie passerait par une coupure radicale avec les morts est invalide. Il démontre l’existence d’un lien entre la possession des flûtes sacrées, la conservation des os et la mémorisation des morts dans plusieurs sociétés, invitant les chercheurs à réfléchir sur la mémoire historique en Amazonie.

Ainsi, le non-humain selon Descola établit des relations de parenté, qu’elles soient consanguines ou affinales, avec des membres de sa propre espèce et d’autres espèces à l’instar des humains. Malheureusement, outre quelques bribes sur la relation conjugale entre un mari et sa femme non humaine, la relation entre le mari et le beau-père non humain, et la relation entre une mère et ses enfants non humains, il n’est pas mention de relations de germanité ou encore de relations entre les non-humains comme dans l’étude de Chaumeil et Chaumeil (1992).