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Des relations pour observer, comprendre et aménager l’espace public Pour conclure, nous proposons d’examiner l’analogie possible entre espace public et

espace scénique, pour tenter de mieux faire ressortir les liens et les particularités de chacun d’eux, ce croisement étant le sujet même de notre travail.

Nous avons vu que l’espace public est un « lieu » où peuvent s’exprimer tout à la fois le politique, le social, l’artistique…C’est aussi un espace incarné, avec des qualités diverses, morphologiques ou encore sensibles, où les citadins se croisent, se rencontrent, s’observent. La définitionque donne Peter Brook de l’espace scénique nous semble assez

112 Id., p. 88.

113 Augoyard J.-F. (1995). Op. cit., p. 316.

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proche et précise le propos : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène : quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé »115. Il est intéressant de voir que pour ce metteur en scène il y a un lieu (« un espace vide »), au moins deux protagonistes (une personne qui est vue, une personne qui regarde) et des actions (traverser, observer). L’espace scénique n’existe donc que parce qu’il y a des individus qui s’y trouvent. De plus, pour la scène comme pour l’espace public urbain, être dans un espace, c’est à la fois se montrer et observer, être acteur et spectateur. Cela « suppose d’abord de paraître, ou peut-être plus exactement, d’apparaître dans un espace public »116. Les gestes et les postures sont comme produits sur une scène, sous le regard de tout un chacun, et s’organisent selon ces regards, mais aussi selon les configurations spatiales, selon les circonstances. Les conditions d’existence et de vie de l’espace public et de l’espace scénique, tout en étant différentes, aident à la compréhension l’une de l’autre.

Être dans l’espace public suppose, nous l’avons indiqué, de posséder des compétences certaines pour faire face aussi bien aux espaces qu’aux autres personnes présentes. A la différence des acteurs se produisant sur une scène et qui non seulement connaissent à l’avance ce qui va arriver mais savent aussi quelle conduite adéquate tenir, les citadins doivent improviser et anticiper au dernier moment, mettant en plus en action des capacités souvent non conscientes, comme par exemple savoir quelle posture adopter, quels gestes faire, etc.

Nous pensons que pour interroger ces compétences ordinaires, et même préalablement les faire émerger, les spectacles de rue sont des biais intéressants car ce sont des événements « bousculant » l’habituel et activant les capacités d’adaptation des citadins. Ces derniers sont conduits à réagir rapidement face à une situation nouvelle et exceptionnelle, et ainsi, peut-être, à avoir un autre usage de l’espace, adopter un autre comportement, au moins le temps de cet événement. Nous faisons l’hypothèse que les actions artistiques urbaines peuvent amener à un niveau de conscience manifeste de ce qui est donné comme habituel, comme évident, et aident àobserver, et peut-être à comprendre, comment cela se passe. En travaillant dans et avec l’ordinaire de la ville, les artistes de compagnies de rue interviennent au cœur de l’ensemble des relations constitutives de l’espace public, que ce

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soit l’espace avec ses qualités physiques et sensibles, les habitants et usagers de ces lieux, les interrelations existantes. Ils se trouvent en quelque sorte dans une situation transversale aux composantes de l’espace urbain, ce qui nous semble d’autant plus intéressant pour étudier ce type d’espace et ce qui s’y déroule, dans toute sa complexité. Outre les

situations de coprésence, nous faisons l’hypothèse que les représentations de spectacles de rue révèlent mais également activent des potentialités d’actions, de perceptions, rendent plus « tangible » la dimension charnelle et sensible des citadins eux-mêmes.

De plus, si les actions artistiques peuvent faire ressortir les compétences ordinaires des habitants ou des passants, elles mettent aussi en lumière les compétences propres aux artistes, plus spécifiquement spatiales, qui font partie de la réalité quotidienne de leur travail. Si nous pouvons penser que leur perception de la ville est singulière (de par leur formation, leur expérience, leurs objectifs, etc.), leurs interventions, de par la nature même de leur cadre, ne peuvent-elles pas être rapportées à celles des architectes et urbanistes ? Comme le relève et l’écrit Philippe Chaudoir, on note chez les artistes du théâtre de rue un certain « parallélisme avec la pensée aménageuse »117.

Cela se traduit dans le vocabulaire utilisé par les créateurs qui se rapproche du langage utilisé dans le champ de l’urbanisme, dans son registre118 comme dans l’attitude générale d’analyse et de « diagnostic urbain »,. Philippe Chaudoir a ainsi remarqué, lors des repérages pour l’opération Parcours d’artistes119, que certains « procède[nt] aussi à une analyse en termes d’enjeux urbains, économiques, fonciers »120. Les rapports à la ville sont tissés en termes de contexte environnemental, d’échelles, de morphologie et de tissu

116 Quéré L. et D. Brezger. (1992). « L’étrangeté mutuelle des passants. Le mode de coexistence du public urbain ». Les Annales de la Recherche Urbaine, n°57-58, p. 92.

117 Chaudoir P. (2000). Discours et figures de l’espace public à travers les arts de la rue. Paris : L’Harmattan, p. 231.

118 Philippe Chaudoir précise que « parler d’un parallélisme entre le discours des aménageurs et celui des artistes n’est peut-être pas tout à fait la formulation adéquate. Il faudrait, pour être exact, se situer dans le registre de la comparaison à partir du seul propos des artistes. C’est donc en tout état de cause, en référence à un discours supposé des aménageurs que se fonde la comparativité ». in Chaudoir P. (2000). Op. cit., p. 234.

119 Expérience menée par Lieux Publics (Centre National de création des arts de la rue) à Marseille de 1994 à 1999. Des artistes d’horizons différents (des arts plastiques aux marionnettes en passant par la musique) se sont vu proposer un dispositif de travail en plusieurs étapes. L’une d’elles était un « parcours initiatique » de 24 heures dans Marseille sous la conduite de Michel Crespin. Pour plus de détails sur cette opération : www.lieuxpublics.com

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urbain121. Mais outre la référence à l’aménagement urbain et architectural par le biais d’une relative maîtrise de termes122 et de filtres d’analyses, les artistes font également preuve d’une attitude critique, montrant leur surprise, leur incompréhension, faisant part de leur désaccord et de leur rejet à propos d’aménagements urbains. Si les artistes marquent en cela une certaine distance par rapport à la ville et aux professionnels qui y interviennent, ils peuvent néanmoins en connaître et utiliser les codes, mais aussi parfois entrer dans les programmes institutionnels (comme ceux liés aux D.S.U. ou D.S.Q.). Ainsi, pour Philippe Chaudoir, « l’intervention culturelle en espace public a pu se développer sur le même terreau qu’un urbanisme se pensant comme critique du fonctionnalisme. N’en a-t-elle pas, en effet, repris l’essentiel des codes et, de ce fait, n’en a-t-elle pas souvent étayé l’action ? »123. Plus qu’un parallélisme de pensée, artistes de rue et aménageurs se retrouvent sur certaines questions qui sont renvoyées d’un « groupe » à l’autre : le politique demande souvent aux architectes et urbanistes de concevoir et proposer des espaces propres à une vie sociale, propres à la rencontre et où peut (voire, doit) se tisser du « lien social ». Puis les aménageurs demandent aux artistes de jouer ce rôle d’animateurs et surtout « d’adjuvants du processus d’urbanisation »124. Ce qui met ces créateurs d’autant plus en position de s’interroger sur la ville, sur l’espace public, au même titre que tout autre professionnel de l’espace.

Sur un plan plus pragmatique, artistes comme architectes et urbanistes, ont à faire avec un commanditaire et un programme. Les uns comme les autres doivent prendre en compte des contraintes techniques, réglementaires et financières. De plus, par le biais des interventions des artistes de rue, les compétences des gestionnaires urbains, des techniciens communaux, vont s’exprimer mais aussi être « défiées » par la confrontation à des situations inédites. Néanmoins, les propositions des artistes s’inscrivant dans une logique de commande (émanant d’une institution comme le Ministère de la Culture, une commune, une scène nationale et/ou d’une association), le premier interlocuteur est donc le commanditaire, tel le maître d’ouvrage pour l’urbaniste ou l’architecte, qui formule la demande et finance le

121 Nous faisons ce même constat à la lecture des entretiens menés par Martine Leroux avec Jean-Luc Baillet (à l’époque directeur de HorsLesMurs) ou encore Michel Crespin, dans le cadre d’une recherche du Cresson : Augoyard J.-F. (dir.), M. Leroux et C. Aventin. (1998). Médiations artistiques urbaines. Grenoble : Cresson, Programme de recherche interministériel culture/ DDF, FAS, DIV, Plan Urbain « Culture, villes et dynamiques sociales », 195 p.

122 Vocabulaire incluant également une série d’acronymes, de D.S.Q. (Développement Social des Quartiers) à G.P.V. (Grand Projet de Ville), au rythmes des programmes des politiques de la ville insufflés par les institutions.

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spectacle futur (ou gère les cofinancements). Comme pour un projet urbain, celui élaboré et proposé par l’artiste relève non seulement de préoccupations artistiques mais aussi beaucoup de possibilités et de libertés laissées par les différents acteurs, d’organisation, de communication. Pour mener la réalisation au mieux, l’artiste a besoin des connaissances et des compétences de tous les acteurs de la ville, depuis la délivrance d’autorisations diverses jusqu’à l’intervention de jardiniers ou encore d’électriciens de la ville, des personnes du service voirie, etc. Compétences des artistes et compétences des gestionnaires et praticiens de la ville se complètent et s’allient pour donner « forme » à l’action artistique imaginée.

124 Id., p. 68.