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Relations écrites et orales dans la diplomatie

Chapitre 1 : Faire la diplomatie à Montréal

B. La Parole, outil principal des pratiques diplomatiques

3. Relations écrites et orales dans la diplomatie

Enfin, le format même de ces paroles permet de s’interroger sur leur caractère oral et écrit : énoncées en conseil, elles sont ensuite transformées en documents écrits transmis à Versailles dans la correspondance coloniale. En effet, les paroles s’inscrivent entre l’oral et l’écrit, dans une certaine ambigüité, puisqu’elles sont toujours accompagnées de wampum. Ainsi, si les Européens ont leur propre rituel diplomatique à base d’encre et de papier, les autochtones utilisent des colliers de perles, et ces deux sortes « d’objet mystique »198 portent autant le sens du message diplomatique l’une que l’autre. L’oralité des paroles est cependant centrale, et plus qu’un discours, c’est une performance qui est donnée lors des conseils à Montréal. Selon Catherine Broué, ces paroles forment un hypergenre, constituant un « mode spécifique d’organisation textuelle déployant une mise en scène de la parole »199. Certains documents retranscrivent bien la théâtralité qui peut exister : ainsi lors de la venue de Sonnontouans à Montréal en septembre 1704, leur orateur principal débute sa harangue en se déclarant mort :

Nous sommes partis de Sonnontouans (…) pour vous faire de bonnes affaires et pleurer la mort de votre fils Mr de Maricourt mais dans ce moment là vos enfans les outaouais ont renversé nos desseïns ayant frapé sur nous, sans leur en avoir donné aucun sujet, que pourroye vous dire mon Père puisque je suis mort, le peu de vie qui me reste me permet de vous présenter ce collier.200

L’orateur transfère donc la blessure infligée à sa nation sur sa propre personne pour l’incarner entièrement devant le conseil. La retranscription écrite de cette oralité pose par ailleurs d’autres questions sur la fiabilité des interprètes utilisés. En effet, ceux-ci doivent être présents pour

unies et de demeurer tranquilles sur leurs nattes », 1712, ANOM, C11a, vol 33, fol 85 ; ou lorsque Teganissorens s’adresse à Vaudreuil en 1703, il s’agit alors de « fumer tranquillement » vol 21, C-2381, p. 107.

197 Paroles des Agniers à Vaudreuil, 1704, ANOM, C11a, vol 22, C-2381, p. 93.

198 Birgit Rasmussen, « Negotiating Treaties, Negotiating Literacies: A French-Iroquois Encounter and the

Making of Early American Literature », American Literature, 79, 3, 2007, p. 445.

199 C. Broué, « Paroles diplomatiques autochtones en Nouvelle France », p. 107.

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pouvoir produire les documents qui seront ensuite envoyés à Versailles, comme le note Champigny dans son mémoire201. L’absence de document équivalent du côté autochtone ne permet cependant pas de vérifier l’information traduite dans ces documents. Les franches critiques de Teganissorens à l’égard des Européens dans son allocution à Vaudreuil en 1705 semblent montrer que les interprètes retranscrivent fidèlement les paroles énoncées. En effet, celui-ci rappelle à Vaudreuil que « ce ne sera pas nous autres sauvages quy gateront les affaires en les quelles se brouillent derechef ce sera vous autres quy les brouilleras, car vous autres européants vous estes de méchants esprits »202. Pourtant d’autres retranscriptions semblent être plus altérées afin de mieux rentrer dans les codes de compréhension européens. L’intervention d’Orongatek à Montréal en 1703 sort particulièrement du lot. Le chef Sonnontouan semble effectivement faire de Vaudreuil le « maistre de [sa] terre »203, un transfert d’autorité peu commun dans les relations franco-autochtones, ces derniers n’ayant pas la même vision de la propriété terrienne que les Européens. Ces possibles réécritures se font dans l’intérêt français de légitimer, par l’écrit, le processus colonial en Nouvelle-France par la diplomatie montréalaise. En effet, ces paroles envoyées en annexe à Versailles permettent aux officiers dirigeants de la Nouvelle-France de donner des preuves de leurs actions et de légitimer leurs prises de décisions, voire d’appuyer les demandes qui sont faites à la métropole. De même, par l’envoi de ces paroles dans la correspondance officielle, les Amérindiens sont légitimés comme partenaires diplomatiques aux yeux de Versailles204.

Les pratiques diplomatiques de notre période s’inscrivent donc dans la continuité du XVIIe siècle, en permettant l’entente par l’adaptation culturelle. La correspondance coloniale donne une vision du rituel diplomatique montréalais dominé par les conseils entre nations autochtones et le gouverneur général. Ceux-ci sont retranscrits dans les missives par les paroles amérindiennes, qui soulignent bien les adaptations culturelles qui ont lieu lors des rencontre diplomatiques, puisqu’elles combinent dans ces échanges atlantiques l’oralité amérindienne et l’écrit français.

201 Champigny à Beauharnois, 1702, ANC, Fonds de la famille Beauharnois fol. 286. 202 Teganissorens au nom des cinq nations, 1703, ANOM, C11a, vol 21, fol 73.

203 Paroles d’Orongatek Sonnontouan à Vaudreuil, 1703, ANOM, C11a, vol 21, fol 60-61. 204 C. Broué, « Paroles diplomatiques autochtones en Nouvelle France », p. 116.

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Les acteurs de la diplomatie franco-amérindienne sont donc variés, et issus d’horizons différents, mais ils façonnent les pratiques diplomatiques par leurs interactions dans l’espace spécifique que représente Montréal. Dans nos documents issus de la correspondance officielle, nous observons naturellement une vision biaisée de ces acteurs et de ces espaces diplomatiques. On peut néanmoins remarquer que Montréal est présentée dans les missives comme la ville diplomatique idéale car frontalière, et qu’elle permet de faire de cette position limitrophe entre le Pays d’en Haut et le Pays d’en Bas un espace transformatif d’échange et d’adaptation entre les Français et les Autochtones, qui semblent contrôler ces interactions. Contrairement à l’impression générale laissée par les inquiétudes contenues dans la correspondance coloniale, la venue des Autochtones dans la ville n’est pas en déclin après la Grande Paix ; sa fréquence s’intensifie plutôt pour répondre aux enjeux présentent les relations diplomatiques franco- amérindiennes au début du XVIIIe siècle. Enfin, les rituels diplomatiques évoluent dans la continuité après la Grande Paix de Montréal, par l’interaction entre les traditions diplomatiques autochtones et européennes, qui s’amplifie durant la décennie. La centralité des conseils et des paroles, sous forme de wampum ou bien retranscrites dans les lettres envoyées par les officiers, illustre bien cette intensification, mais aussi la capacité des Autochtones à imposer leur volonté diplomatique dans l’espace français que représente à la fois la ville de Montréal et la correspondance coloniale.

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