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Le commerce, premier objet de la diplomatie

Chapitre 2 : Les enjeux de la diplomatie montréalaise

A. Le commerce, premier objet de la diplomatie

Tout d’abord, nous pouvons nous intéresser aux liens qui existent entre commerce et diplomatie dans la relation franco-amérindienne afin de comprendre l’importance prise par celui-ci dans les relations diplomatiques.

Rappelons que le commerce est en effet au fondement des relations franco-autochtones à Montréal, qui est avant tout un comptoir commercial. Après la fondation de la ville et selon le bon plaisir des nations iroquoises, auteurs d’un blocus intermittent, le commerce franco- amérindien s’y transforme même en un rendez-vous annuel avec les grandes foires commerciales tenues l’été. Comme nous l’avons fait remarquer au chapitre précédent, si ces foires disparaissent à la fin du XVIIe siècle, les nations amérindiennes continuent de profiter de leur venue sur l’île pour commercer avec les marchands montréalais. L’intendant Champigny fait état de cette habitude, qui continue d’être annuelle, dans son mémoire : « Toutes les années les sauvages des nations éloignées et nos alliés descendent à Montréal et y viennent en traite »263. D’Ailleboust d’Argenteuil, qui revient à Montréal à l’été 1710 avec de

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nombreux Autochtones, note également l’importance de leur venue pour le commerce de la ville :

« Nous arrivames à Montréal vers la fin de juillet tous ensemble, l’on ne peut monseigneur faire connoistre plus de joy que le marqua tout le public présent. […] Ils apportèrent bien des pelletries ce qui donna beaucoup de consolation à bien du monde et particulièrement aux Marchands »264

Ainsi, les rencontres diplomatiques à Montréal sont également le moyen pour les Amérindiens de commercer directement avec les marchands de la ville, et ces échanges sont officiellement encouragés par le gouverneur général. Champigny montre bien ce lien intrinsèque entre commerce, diplomatie, et le rôle du gouverneur, lorsqu’il décrit l’arrivée des Autochtones à Montréal :

« Le lendemain, ils députent plusieurs d’entre eux à monseigneur le Gouverneur et luy viennent demander la liberté de traiter de commerce leur pelleterie avec les françois (…) demandent qu’il leur soit fait un marché et (…) monseigneur le gouverneur leur accorde cette traite pour le jour suivant et leur dit qu’il excitera les français à leur faire bon marché et ils se retirent. »265

Cette ouverture du commerce par le gouverneur se retrouve dans certaines paroles amérindiennes retranscrites dans la correspondance coloniale lorsque Vaudreuil accorde aux Goyogouans – nation iroquoise – la possibilité d’aller chercher « dans toutes les maisons des marchands vos nécessités »266. La traite se déroule donc en même temps que les discussions politiques, et le gouverneur général se rend également garant du commerce avec les marchands montréalais.

L’habitude des échanges marchands qui coïncident avec la venue des Amérindiens dans la ville pour des discussions politiques inscrit donc le commerce dans le processus diplomatique. En effet, les Autochtones font intervenir en préambule de toute rencontre diplomatique le principe du don, habituel en Europe, et du contre don, une réciproque moins familière aux Français267. Ces échanges peuvent concerner diverses formes de marchandises, mais sont toujours

264 D’Ailleboust d’Argenteuil à Pontchartrain, 1710, ANOM, C11a, vol 31, C-2383, p. 174.

265 Mémoire de Champigny à Beauharnois, 1702, ANC, Fonds de la famille Beauharnois, fol. 285-6. 266 Parole des Goyogouans au gouverneur général, 1704, ANOM, C11a, vol 22, C-2381, p. 86. 267 A ce sujet, voir notamment G. Havard, Empire et Métissages, 2003, p. 393-395.

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nécessaires pour que les paroles prononcées ensuite ne soient pas considérées comme vides et non engageantes. Face à la multiplication de ces présents due à l’élargissement de l’alliance, et aux problèmes financiers du début du siècle, le pouvoir royal demande à ses gouverneurs de garder un certain équilibre :

« à l’esgard des presens [il faut] que vous empeschiez qu’on n’exige de ces sauvages rien au dela de ce qu’ils donnent de leurs propre mouvement, Messieurs de Frontenac et de Callières avoient accoutumé de leur rendre la valeur de leurs présens »268

Si les dépenses engagées en Europe demandent un effort financier global conséquent, on peut néanmoins nuancer les demandes faites aux officiers de la Nouvelle-France face aux chiffres réels de l’économie coloniale : seul un cinquième à un quart des dépenses sont destinées à maintenir les alliances, et les cadeaux diplomatiques eux-mêmes en représentent une partie minime269. La réticence de Versailles face à ces dépenses peut provenir du caractère peu fréquent d’une alliance visant au contrôle d’un territoire, entretenue par des échanges de marchandises continuels plutôt que par une milice270.

2. Montréal, capitale du commerce diplomatique

Grâce à sa position stratégique dans la vallée du Saint-Laurent, au début du XVIIIe siècle la ville de Montréal est depuis un certain temps déjà la capitale commerciale de la Nouvelle- France, du moins en ce qui a trait aux échanges franco-amérindiens271. Elle dispose en effet du droit de commerce complet, notamment en ce qui concerne l’alcool, qui n’est accordé qu’aux trois villes de la Nouvelle-France, Québec, Trois-Rivières et Montréal272. De plus, le magasin du roi de la ville permet aux autorités de mêler commerce et diplomatie : les munitions offertes aux nations en proviennent et c’est dans ses entrepôts que les présents faits par les Amérindiens sont stockés. Dans l’espoir d’éviter toute contrebande, Versailles impose par ailleurs qu’aucun officier, en dehors du gouverneur général, ne puisse recevoir de présents sans les y stocker273. Une fois déposés, ces cadeaux diplomatiques sont revendus au profit de la monarchie.

268 Pontchartrain à Vaudreuil, 1710, ANOM, B, vol 32, fol. 17.

269 Catherine Desbarats, « The Cost of Early Canada's Native Alliances: Reality and Scarcity's Rhetoric », WMQ, vol. 52, no. 4, 1995, p. 629.

270 Ibid.

271 Voir notamment R. White, The Middle Ground, p. 105.

272 Mémoire de Champigny à Beauharnois, 1702, ANC, Fonds de la famille Beauharnois, fol. 249-250. 273 Ibid, fol. 287-288.

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Maillages essentiels de l’urbanité de Montréal, dont ils représentent environ 20% de la population active274, bon nombre de ces marchands sont également des intermédiaires de choix dans la rencontre franco-amérindienne. Nous l’avons vu précédemment, d’Ailleboust d’Argenteuil assure au secrétaire d’Etat que le commerce qui s’effectue à Montréal satisfait les habitants de Montréal, une affirmation reprise par Ramezay dans une lettre à Pontchartrain275. L’utilisation par deux fois du terme « habitant » dans sa missive, sans distinction entre marchands et autres habitants, laisse même entendre que la majorité de la population montréalaise procède à une forme d’échanges avec les Autochtones, ce qui, au début du XVIIIe siècle, paraît néanmoins exagéré. Quoi qu’il en soit, les principaux marchands, ceux qui selon la division du travail émergente porteront bientôt le titre de « marchands équipeurs », contribuent bien à faire fonctionner l’alliance en coopérant avec les gouverneurs, même s’ils œuvrent en dehors des cadres institutionnels :

« Ils [les Abénakis] sont venus encore pour m’informer des pourparlers qu’ils ont eu avec le gouverneur de Boston pour scavoir présentement que la guerre est déclarée avec les anglois, si je voulois qu’ils la leur fissent et quittassent leur commerce, quels moyens j’aurois de leurs fournir leurs besoins à un prix raisonnable sur quoy j’ai taché de les contenter en engageant les principaux marchands de cette ville çà leur donner les marchandises sans y gagner que peu de choses »276.

Alors que l’attractivité du commerce montréalais est en berne, et que le risque de retournement de l’alliance paraît élevé avec le retour des hostilités franco-anglaises sur le sol nord-américain, le gouverneur général engage – ou fait mine d’engager, car nous ne disposons pas d’autres traces documentaires d’une telle démarche – les marchands à faire moins de bénéfice pour conserver l’alliance, consolidant leur importance dans le processus diplomatique.

3. Guerre de Succession d’Espagne et baisse du commerce à Montréal

En effet, si Montréal se pose bien en centre économique de la relation franco-amérindienne, cette position est fragilisée au début du XVIIIe siècle par une crise économique, due à la

274 Selon Louise Dechêne (Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, Paris, Plon,

1974, p. 211.), sur une population active de 650 individus en 1715, le commerce accapare environ 20% des effectifs, avec une majorité de voyageurs et petits marchands (60). Sont aussi comptés les aubergistes et tavernier (30), les tailleurs (25), et les boulangers et bouchers (5). En comparaison, le secteur des services (ecclésiastiques compris) représente environ 40% de la population active, les métiers de fabrication 25% et les engagés 15%.

275 Ramezay à Pontachartrain, 1707, ANOM, C11a, vol 27, C-2382, p. 3-23 « les habitants de la ville de

montréal y ont trouvé leur compte » (p. 4).

276 Callières à Pontchartrain, 1702, ANOM, C11a, vol 20 C-2382, p. 72. Concernant les « marchands

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mauvaise gestion des prix du castor en raison, notamment de la présence française à la baie d’Hudson277.

Or ces problèmes économiques se répercutent sur le commerce montréalais, puisque la majorité des produits exportables sont envoyés en métropole, or le castor est en surplus par rapport à la demande. Cela ralentit le commerce des Amérindiens, qui ne portent plus « la mesme quantité de pelleteries qu’ils y portères autres fois, on prétend que c’est le bas prix du castor qui est en cause »278. Pour tenter d’endiguer le problème, ainsi que la contrebande avec les New-Yorkais qui en est une des principales manifestations, les autorités fixent le prix de la fourrure, en mai 1707, à « trente sols la livre en monnaie du pays »279. Il est même question de refuser d’accepter le castor des Autochtones, en attendant l’écoulement des surplus de cette marchandise en France.

Visiblement, selon la correspondance coloniale, la crise économique est d’une trop grande ampleur pour réussir à l’enrayer en fixant uniquement le prix du castor. Le risque pour l’alliance amérindienne n’en est que plus élevé comme Raudot le souligne dans son rapport de 1705 :

Le commerce qu’ils en ont fait jusqu’à présent avec la Colonie les a fait les amis et les alliez des françois qui la composent, si tout d’un coup on venoit à refuser leurs castors il seroit à craindre surtout pendant la guerre qu’ils ne se jettassent dans le parti des anglois en leur portant leurs castors.280

L’inquiétude de Raudot se répercute dans les missives d’autres officiers qui proposent des solutions à Versailles, qui passent par un plus grand investissement de la monarchie dans l’économie de la Nouvelle-France, afin de conserver l’alliance et d’éviter une guerre dans la colonie281.

Pourtant, Versailles laisse ses officiers locaux gérer la situation de manière autonome, comme Pontchartrain l’indique à Vaudreuil en 1712 :

Je suis persuadé que vous trouverez les moyens d’y réussir comme vous avez fait par le passé je vous y exhorte car Sa Majesté n’est pas en etat a cause des tems difficiles et de

277 Voir William J. Eccles, « The Fur Trade and Eighteenth-Century Imperialism », WMQ, vol. 40, 3, 1983, p.

341-362 et D. Miquelon, New France 1701-1744, p. 55-77.

278 Etat du canada, 1710, ANOM, C11a, vol 32, C-2383, p. 190. Sur la crise du castor, voir notamment D.

Miquelon, New France 1701-1744. p. 55-77.

279 Ordonnance Royale, Mai 1707, Greffe des juridictions royales et seigneuriales de Montréal, C-13985 p. 350-

352.

280 Etat des affaires du canada, 1705, ANOM, C11a, vol 23, C-2382, p. 60-69.

281 Ibid ; Ramezay à Pontchartrain, 1707, ANOM, C11a, vol 27, C-2382, pp. 3-23. Ramezay demande

notamment à Pontchartrain l’envoie de 30 à 40 mille livres de marchandises afin de faire fonctionner le commerce montréalais lors de la visite des nations amérindiennes.

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la guerre quelle est obligé de soutenir de remettre le fond des marchandises que vous demandez.282

Le commerce, s’intégrant naturellement à la diplomatie lorsqu’elle a lieu à Montréal, façonne donc les relations franco-amérindiennes. Si les marchands, voire les « habitants » de la ville, interlocuteurs de choix avec les Amérindiens, coopèrent parfois avec le pouvoir local, les difficultés économiques provoquées entre autres par la reprise de la guerre en Europe et la crise du marché du castor, vont les amener à innover, et à œuvrer en dehors du cadre légal de la colonie.