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Chapitre 2. Réarmement, service militaire et objection de conscience en

2.1 De la démilitarisation à la « remilitarisation » : le débat sur le réarmement

2.1.2 Le rejet du réarmement par le mouvement « Ohne mich »

La méfiance soulevée par l’entrevue d’Adenauer avec le correspondant du Cleveland

Plain Dealer se transforma en véritable mouvement de protestation lorsqu’on apprit que,

suite au déclenchement de la guerre de Corée, Adenauer avait proposé au haut- commissaire américain John J. McCloy la constitution d’un contingent de soldats ouest- allemands pour participer à la défense de l’Europe19. Vers la fin de l’année 1950, des

commentateurs désignèrent bientôt le mouvement d’opposition au réarmement qui prenait de plus en plus d’ampleur au sein de la population ouest-allemande par le slogan que ses membres scandaient : « Ohne mich » (c’est-à-dire « sans moi »). Atteignant son

17 Large, p. 92. 18 Ibid., p. 93-96. 19 Werner, p, 29-30.

apogée au cours de l’été 1951, le mouvement « Ohne mich » était en fait plus un agrégat de groupements hétérogènes qu’un véritable mouvement organisé20 : on y retrouvait des

nationalistes acceptant mal la défaite de 1945, des ouvriers – traditionnellement hostiles à la chose militaire – et des pacifistes chrétiens. Bien que leurs motivations aient grandement varié d’un groupe à l’autre, ces opposants partageaient néanmoins l’objectif commun d’empêcher le réarmement de la RFA21.

Selon Anselm Doering-Manteuffel, le mouvement « Ohne mich » ne se serait toutefois pas appuyé sur de véritables convictions pacifistes ou politiques : il aurait été plutôt le reflet de la nouvelle société de consommation, laquelle considérait le bien-être matériel comme une forme de compensation pour les privations vécues pendant la guerre et la période d’occupation. Ainsi, les individus se réclamant du mouvement « Ohne mich » auraient été avant tout motivés par le désir d’éviter un service militaire obligatoire ou de ne pas avoir à assumer, par leurs impôts, les coûts d’un réarmement de la RFA.

Michael Geyer partage en grande partie le point de vue de Doering-Manteuffel sur les opposants au réarmement de la RFA : ce n’est pas la majorité d’entre eux qui auraient été des militants pacifistes purs et durs – ces derniers ne représentant plutôt que 20 à 25 % de l’opinion publique ouest-allemande. Geyer approfondit néanmoins l’analyse de Doering-Manteuffel quant aux motivations de ces opposants. Certes, les années de l’immédiat après-guerre avaient laissé un très mauvais souvenir dans l’esprit de nombreux Allemands de l’Ouest ; malgré tout, le matérialisme et la recherche du confort matériel offert par la nouvelle société de consommation n’auraient pas constitué les éléments les plus importants de l’opposition au réarmement. Démontant les postulats de l’historiographie sur l’antimilitarisme et le pacifisme des Allemands d’après-guerre, Geyer soutient que l’objet de l’opposition était moins le réarmement lui-même que la façon dont le gouvernement Adenauer souhaitait le faire, c’est-à-dire en se contentant de fournir un contingent ouest-allemand à une armée alliée ou paneuropéenne. En fait, beaucoup d’anciens soldats de la Wehrmacht ressentaient la constitution d’une nouvelle armée ouest-allemande sous contrôle allié comme une offense à leur honneur et à leur

20 Werner, p. 46.

intégrité. Par respect et attachement pour la Wehrmacht – dont on jugeait que les Alliés avaient injustement sali la réputation –, on souhaitait plutôt voir la reconstitution d’une véritable armée nationale allemande22. Ainsi, à l’origine de l’opposition de la majorité

de la population ouest-allemande au réarmement de la RFA, on retrouvait un mélange complexe de déception, de rancœur et de nostalgie pour le Troisième Reich. Cette nostalgie pour le passé nazi engendra un profond problème de légitimité pour le nouvel État ouest-allemand : reconnaître cet État, c’était en quelque sorte renier son propre passé, avouer que ce que l’on avait accompli autrefois avait non seulement été vain, mais également répréhensible et diffamant. Le refus de reconnaître l’État entraînait donc le refus de remplir les obligations que celui-ci exigeait de ses citoyens23. On ne

s’étonnera d’ailleurs pas que le groupe d’hommes qui a dans un premier temps le plus fortement appuyé le droit à l’objection de conscience était celui des anciens soldats de la Wehrmacht ; les résultats d’un sondage de novembre 1951 montrèrent que 54 % d’entre eux approuvaient l’objection de conscience, alors que ce taux baissait à 46 % chez les civils24.

Le déclenchement de la guerre de Corée n’affecta pas de manière significative la proportion d’Allemands de l’Ouest en faveur du réarmement de leur pays. Selon un sondage de l’institut EMNID, en janvier 1950, 75 % des répondants estimaient qu’il n’était pas « bien » (richtig) de servir dans l’armée comme soldat ; après le début de la guerre, en juin 1950, cette proportion de réponses négatives avait très légèrement baissée, mais ne descendit tout de même presque jamais sous la barre des 70 %25. Bien

qu’évidente, l’opposition d’une forte majorité de la population ouest-allemande à un éventuel réarmement n’aurait cependant pas été aussi forte que celle qui s’était manifestée après la Première Guerre mondiale, où un mouvement « Plus jamais de guerre » (Nie-wieder-Krieg-Bewegung) avait pu se développer pendant plusieurs années. Si les Allemands de l’Ouest n’ont manifesté qu’un antimilitarisme vague plutôt qu’une opposition ferme et organisée au réarmement de leur pays, ce serait en partie à cause des conditions de vie difficiles de l’immédiat après-guerre et du combat quotidien pour la

22 Geyer, « Cold War Angst », p. 382-385. 23 Ibid., p. 384-385.

24 Ibid., p. 387-388. 25 Ibid., p. 379.

survie qu’elles imposaient26. Mais bientôt, l’écrasement des révoltes populaires en

RDA (1953) et en Hongrie (1956) – et plus tard la construction du mur de Berlin (1961) – auraient fait prendre conscience des dangers qui menaçaient la RFA27, et par

conséquent fait évoluer l’opinion publique de manière définitive en faveur du réarmement. Ainsi, alors qu’ils formaient une forte majorité en 1950, les opposants au réarmement de la RFA n’étaient plus qu’une forte minorité en décembre 195628.