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Chapitre 2. Réarmement, service militaire et objection de conscience en

2.2 La création de la Bundeswehr, l’introduction du service militaire

2.2.3 Le débat sur l’acquisition de l’arme nucléaire par la Bundeswehr

Lorsqu’elle ratifia les accords de Paris en 1955, la RFA s’était engagée à renoncer définitivement à la fabrication d’armes ABC (atomiques, biologiques et chimiques) ainsi qu’à celle de vecteurs nucléaires (missiles, sous-marins, bombardiers longue portée)146.

Au cours de la conférence de Londres de septembre-octobre 1954, Adenauer avait même prêté un serment dans lequel il avait promis que son pays renonçait « tout à fait volontairement » à la production de ce type d’armes147. Selon Susanna Schrafstetter,

cette renonciation n’était cependant pas tout à fait volontaire, car elle était surtout imposée de l’extérieur par les Alliés ; elle constituait en fait une manifestation de l’opprobre que le passé nazi avait jeté sur l’Allemagne148. La forte réticence des Alliés à

voir la RFA se doter de l’arme nucléaire, ainsi que le serment qu’Adenauer avait porté à cet effet, laissaient donc croire que la RFA ne rejoindrait pas le club des puissances nucléaires dans un avenir rapproché149.

L’arrivée de Franz Joseph Strauß au ministère de la Défense modifia cette perspective. Ayant auparavant occupé le poste de ministre de l’énergie atomique, Strauß montrait un grand intérêt pour la question de l’armement nucléaire. La méfiance que les scientifiques entretenaient envers Strauß se vit justifiée lorsque celui-ci proposa au groupe de recherche sous la direction de Werner Heisenberg de travailler sur un projet de défense nucléaire franco-allemand. Ne désirant pas contribuer à la nucléarisation de leur pays, les physiciens de l’Institut Max-Planck de Göttingen, où travaillait le groupe de Heisenberg, décidèrent de réagir le plus rapidement possible à la proposition de

146 Marc Cioc, Pax Atomica: The Nuclear Defense Debate in West Germany during the Adenauer Era,

New York, Columbia University Press, 1988, p. xviii-xix.

147 Large, p. 218-219.

148 Susanna Schrafstetter, « Auschwitz and the Nuclear Sonderweg: Nuclear Weapons and the Shadow of

the Nazi Past », dans Philipp Gassert et Alan E. Steinweis, dir., Coping with the Nazi Past: West German

Debates on Nazism and Generational Conflict, 1955–1975, New York, Berghahn Books, 2006, p. 309.

Strauß ; à l’automne 1956, treize d’entre eux décidèrent de lui écrire afin de lui demander de déclarer publiquement que le gouvernement fédéral n’avait pas l’intention de produire ou de stationner des ogives nucléaires sur le territoire ouest-allemand. En cas de réponse négative de la part de Strauß, les physiciens menaçaient de rendre public le contenu de leur lettre150. En janvier 1957, Strauß reçut le groupe de physiciens à

Bonn ; même s’il leur assura qu’il n’envisageait pas l’acquisition de l’arme atomique sur une base nationale pour la RFA, Strauß soutenait qu’il était impératif que les forces de l’OTAN stationnées en Europe se dotent d’un arsenal nucléaire de grande envergure151.

Alors que certains scientifiques hésitaient toujours à faire une sortie publique, une série d’événements rapprochés convainquit plusieurs d’entre eux de franchir le pas152.

Tout d’abord, au cours d’une conférence de presse tenue le 5 avril 1957, le chancelier Adenauer commit une bévue en déclarant aux journalistes : « Faites donc la distinction entre les armes nucléaires tactiques et celles de grande puissance. Les armes tactiques ne sont rien d’autre que l’évolution de l’artillerie. Bien entendu, nous ne pouvons pas renoncer à ce que nos troupes suivent les développements les plus récents en matière d’armements153. » Par cette déclaration troublante, Adenauer donnait l’impression de ne

pas être du tout conscient de la différence fondamentale qui existe entre les armes conventionnelles et les armes nucléaires. Ensuite, au début d’avril 1957, les Américains installèrent leurs missiles de moyenne portée sur le territoire de la RFA, et Strauß visita la France pour rallier le gouvernement de ce pays à l’idée d’un projet de recherche nucléaire conjoint154. À l’initiative de Carl Friedrich von Weizsäcker et de

Walter Gerlach, un congrès de l’Association des sociétés de physique allemandes (Verband deutscher Physikalischer Gesellschaften) fut alors organisé à Bad Nauheim pour mettre au point un manifeste de protestation à la politique nucléaire d’Adenauer et

150 Hans Karl Rupp, Außerparlamentarische Opposition in der Ära Adenauer. Der Kampf gegen die

Atombewaffnung in den fünfziger Jahren, Cologne, Pahl-Rugenstein, 1970, p. 76-77.

151 Cioc, p. 75-76. 152 Rupp, p. 77.

153 « Unterscheiden Sie doch die taktischen und die großen atomaren Waffen. Die taktischen Waffen sind

nichts weiter als die Weiterentwicklung der Artillerie. Selbstverständlich können wir nicht darauf verzichten, daß unsere Truppen auch in der normalen Bewaffnung die neueste Entwicklung mitmachen. »

(Konrad Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1967, p. 296).

de Strauß155. Dix-huit scientifiques – dont les plus célèbres d’Allemagne – y apposèrent

leur signature156. Les médias baptisèrent le groupe de signataires les « Dix-huit de

Göttingen » (Göttingen 18). Par ce surnom, on liait ces physiciens aux Sept de Göttingen (Göttingen 7), un groupe de professeurs qui, en 1837, avait été expulsés de l’université de cette ville après avoir eux aussi rédigé un manifeste polémique157.

Suite à la publication du manifeste de Göttingen, une campagne de protestation baptisée Kampf dem Atomtod (Lutte contre la mort atomique) se forma à l’initiative du SPD et avec l’appui des syndicats et de certains représentants des Églises protestantes. Calquée sur la Campaign for Nuclear Disarmament (CND) britannique, mais plus hiérarchisée, la campagne Kampf dem Atomtod put se préserver de l’infiltration par les groupes communistes, mais se priva par la même occasion de l’activisme provenant de la base militante et du soutien des intellectuels ouest-allemands influents. Les objectifs de la campagne étaient directement extraits du programme du SPD : une Bundeswehr sans armes atomiques, un traité sur l’interdiction des essais nucléaires, une Europe centrale dénucléarisée et un désarmement général158. Au cours du printemps et de l’été

1958, cette campagne donna lieu, dans des centaines de villes ouest-allemandes, aux plus grandes manifestations depuis la fondation de la RFA ; ainsi, à Hambourg seulement, un rassemblement réunit plus de 150 000 participants159. Mais c’est en Rhénanie-du-Nord–

Westphalie qu’eurent lieu le plus grand nombre de manifestations, car une élection régionale devait y être tenue au cours du mois de juillet. Le SPD voulait se servir de la campagne Kampf dem Atomtod comme d’un ballon d’essai : si l’opposition de la population à la politique atomique d’Adenauer leur permettait de remporter des élections régionales, les sociaux-démocrates pourraient utiliser cette opposition au cours des prochaines élections fédérales160. Bien que les manifestations d’avril et de mai aient

laissé croire à un soutien massif au sein de la population, la campagne Kampf dem

155 Rupp, p. 77-78. 156 Cioc, p. 76.

157 Ibid., p. 203, note 14. 158 Ibid., p. 118.

159 Ulli Jäger et Michael Schmid-Vöhringer, »Wir werden nicht Ruhe geben…« Die Friedensbewegung in

der Bundesrepublik Deutschland 1945–1982. Geschichte, Dokumente, Perspektiven, Tübingen, Verein für

Friedenspädagogik, 1982, p. 15-16.

Atomtod commença cependant à battre de l’aile à partir de juin. Dans l’ensemble,

environ seulement 500 000 personnes avaient pris part aux manifestations organisées dans le cadre de la campagne : le mouvement avait pris de l’ampleur rapidement, mais avait reflué avant de véritablement devenir un mouvement de masse161. Aux élections de

juillet, pour la première fois dans un Land où la social-démocratie était bien implantée, la CDU remporta donc la victoire avec une majorité absolue162. L’intérêt suscité par la

question de l’arme nucléaire au sein de l’opinion publique diminua par la suite de plus en plus, en particulier à partir du milieu des années 1960 ; à ce moment, cette question ne suscitait des débats qu’à l’intérieur d’un cercle restreint de politiciens, de journalistes et de scientifiques163. Selon Michael Geyer, l’opposition à l’acquisition d’armes

nucléaires par la Bundeswehr représenta malgré tout la plus forte des trois vagues de protestations antimilitaires que connut la RFA ; selon les résultats de deux sondages effectués en mai-juin 1958, environ 72 % des répondants étaient opposés à l’acquisition d’armements nucléaires par la Bundeswehr, alors qu’environ seulement 13 % y étaient favorables164.

Au cours du débat public que provoqua la question atomique, les Églises catholique et protestantes d’Allemagne adoptèrent des positions divergentes165 ; si la hiérarchie

catholique dans son ensemble appuya pleinement la politique du gouvernement Adenauer166, le synode de l’EKD défendit quant à lui une position plus nuancée.

En juin 1956, ce synode vota ainsi une déclaration théologique qui exhortait les scientifiques impliqués dans la conception d’armes nucléaires à ne pas utiliser la raison et le savoir que Dieu a offert aux hommes pour créer des armes d’extermination de masse. Plus tard, en février 1958, les fraternités (Bruderschaften) de l’EKD, dont la théologie était essentiellement calviniste, demandèrent au synode de prendre clairement position sur dix thèses qu’elles avaient rédigées pour dénoncer les armes atomiques167.

Les dirigeants de l’EDK craignaient que, s’ils refusaient de se prononcer dans ce sens,

161 Cioc, p. 122 et 131. 162 Ibid., p. 130-131. 163 Schrafstetter, p. 316.

164 Geyer, « Cold War Angst », p. 392. 165 Rovan, p. 182-183.

166 Cooper, p. 68.

les fraternités n’appellent à la création d’une nouvelle Église confessante, ce qui aurait provoqué un éclatement de l’EKD168. Toutefois, comme cela avait été le cas lors des

débats sur la question du réarmement de la RFA, la majorité luthérienne de l’EKD, profondément attachée à la doctrine des deux règnes, trouvait que les dix thèses étaient trop radicales169 et que les politiques nucléaires dépassaient le cadre de compétences des

Églises170. Le synode ne condamna donc pas expressément l’utilisation des armes

nucléaires, mais exprima tout de même son désir de voir la Bundeswehr éviter de faire leur acquisition171.

Sur la question de l’arme nucléaire, tout comme sur celle du droit à l’objection de conscience, la position catholique s’inscrivait dans la continuité de la doctrine traditionnelle de la guerre juste. Ainsi, l’épiscopat allemand ne pensait pas que les armes atomiques devaient être considérées d’une manière différente de celle des armes conventionnelles172. En mai 1958, sept théologiens catholiques allemands173 se

demandèrent par exemple s’il serait légitime d’avoir recours à l’arme nucléaire pour se défendre des prétentions hégémoniques de l’URSS174. S’appuyant sur une déclaration

que Pie XII avait formulée en 1953, ces théologiens soutenaient que le communisme soviétique refusait toute forme de coexistence avec d’autres croyances ou idéologies, menaçant par là même l’existence des autres peuples175. Le groupe de théologiens en

vint à la conclusion que même devant une telle menace, l’utilisation de l’arme atomique serait immorale si les conséquences qu’elle engendrait étaient incontrôlables. Pour justifier le désir du gouvernement Adenauer d’acquérir ce type d’armes, les théologiens eurent alors recours à l’argument suivant : puisque la majorité des scientifiques étaient selon eux d’avis que les effets négatifs produits par l’arme nucléaire n’échappaient pas

168 Hoeth, p. 271.

169 Jäger et Schmid-Vöhringer, p. 15 ; Kubbig, p. 46-47. 170 Cioc, p. 114.

171 Spotts, p. 263-264. 172 Cooper, p. 68.

173 Ces théologiens étaient Alfons Auer, Richard Egenter, Heinz Fleckenstein, Johannes B. Hirschmann,

Josef Höffner, Nikolaus Monzel et Eberhard Welty.

174 « Christliche Friedenspolitik und atomare Aufrüstung », Herder-Korrespondenz, 12 (1957/1958),

p. 395-397. On trouvera une reproduction de ce document dans Heinz Hürten, dir., Katholizismus,

staatliche Neuordnung und Demokratie, 1945–1962, Paderborn, Schöningh, 1991, p. 111-117.

175 Heinz-Gerhard Justenhoven, « Die friedensethische Debatte im deutschen Katholizismus seit 1950 »,

dans Wilhelm Damberg et Antonius Liedhegener, dir., Katholiken in den USA und Deutschland. Kirche,

au contrôle des hommes, son utilisation ne serait par conséquent pas nécessairement immorale176.

La défense de la politique atomique d’Adenauer ne faisait cependant consensus ni parmi les théologiens, ni parmi les catholiques allemands en général. Pour Franz Klüber par exemple, la déclaration du groupe de sept théologiens était en quelque sorte une falsification de la position réelle de Pie XII sur l’arme nucléaire177, car ce pape avait

posé deux critères pour évaluer la moralité d’un emploi défensif des armes de destruction massive : le principe de la pesée des intérêts (Güterabwägungsprinzip) et celui de la contrôlabilité des conséquences du recours à l’arme atomique (Kontrollierbarkeit des Einsatzes von Atomwaffen). Selon le premier de ces principes, lorsque les préjudices causés par la guerre défensive sont incomparablement plus grands que ceux causés par l’injustice de la guerre d’agression, il peut s’avérer nécessaire d’endurer cette injustice plutôt que de se défendre. Le second principe s’applique quant à lui aux conséquences à long terme de l’emploi de l’arme nucléaire : s’il est impossible de prévoir quelle sera l’étendue des dommages causés par ce type d’armes, on doit alors éviter d’y avoir recours178. Deux figures bien connues du catholicisme allemand de

l’époque, le juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde et le philosophe Robert Spaemann, critiquèrent eux aussi vertement la position défendue par les théologiens en faveur de l’arme nucléaire, en particulier celle du jésuite Gustav Grundlach179. Ce dernier

soutenait que le droit à l’autodéfense contre les criminels est absolu et autorise par conséquent l’emploi de tout moyen jugé nécessaire pour assurer sa propre protection, sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération les répercussions possibles de ces moyens180.

Au sein du catholicisme allemand, si l’épiscopat se montrait en général favorable à l’arme nucléaire, et que les théologiens ne s’entendaient pas entre eux sur la position à adopter sur la question, les simples fidèles étaient quant à eux en grande majorité

176 Franz Klüber, Katholiken und Atomwaffen. Die katholische Kriegsethik und ihre Verfälschung durch

die Deutsche Bischofskonferenz, Cologne, Pahl-Rugenstein, 1984, p. 48-49.

177 Ibid., p. 48-49. 178 Klüber, p. 13-15. 179 Ibid., p. 50-51.

180 Daniel Gerster, Friedensdialoge im Kalten Krieg. Eine Geschichte der Katholiken in der

opposés à l’acquisition d’une telle arme par la Bundeswehr. Seuls ceux fréquentant la messe régulièrement – comme c’était le cas du côté protestant – avaient tendance à appuyer la politique atomique du gouvernement Adenauer181. En définitive, ce que

révèlent les dissensions des catholiques allemands au sujet de l’acquisition de l’arme atomique, ce sont les débuts d’une certaine remise en cause de la doctrine de la guerre juste.

2.3 Le concile Vatican II et la remise en question de la doctrine traditionnelle de la guerre juste (1962-1965)

2.3.1 L’encyclique Pacem in terris (1963) et la constitution pastorale Gaudium et spes