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Chapitre 2. Réarmement, service militaire et objection de conscience en

2.2 La création de la Bundeswehr, l’introduction du service militaire

2.3.2 L’abandon de la doctrine de la guerre juste offensive

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les principaux textes publiés par les autorités catholiques n’ont presque plus employé l’expression « guerre juste ». Au contraire, l’Église catholique affirme désormais que toute guerre est un mal, même lorsqu’il est moralement légitime – et même nécessaire – d’y avoir recours187. Selon

Christian Mellon, c’est avec la proclamation de l’encyclique Pacem in terris par

185 Dans la série catéchistique Viens vers le Père, seul le manuel Bâtir ensemble, destiné aux élèves de

septième année de l’école primaire (12-13 ans), traitait quelque peu du thème de la paix. Voir Office de catéchèse du Québec, Bâtir ensemble. Catéchisme pour les groupes de 12-13 ans au cours élémentaire, Saint-Jean-sur-Richelieu, Les Éditions du Richelieu, 1971, p. 21-33 ; Office de catéchèse du Québec, Bâtir

ensemble. Document pour l’éducateur, Saint-Jean-sur-Richelieu, Les Éditions du Richelieu, 1971, p. 74-

96.

186 Une introduction à la foi catholique. Le nouveau catéchisme pour adultes réalisé sous la

responsabilité des évêques des Pays-Bas, éd. française sous la dir. de Charles Ehlinger, Paris, Idoc-

France, [1966] 1968.

187 Christian Mellon, « “Guerre justeˮ : l'Église catholique actualise son héritage », dans Gilles Andréani et

Pierre Hassner, dir., Justifier la guerre ? De l'humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 87.

Jean XXIII que l’Église catholique signifia officiellement son abandon de la doctrine de la guerre juste offensive188. Alors qu’avant lui, Pie XII avait accordé autant

d’importance à la prévention de la guerre qu’à l’idée de guerre juste189, Jean XXIII

délaissa l’étude des conditions légitimant une guerre juste à l’ère atomique et préféra plutôt consacrer sa réflexion aux conditions permettant l’instauration d’une paix véritable et durable190. En cette époque de Guerre froide, le pape souhaitait de cette

façon encourager la baisse des tensions entre les blocs occidental et communiste, et ainsi contribuer au maintien de la paix191 :

Il est une persuasion qui à notre époque gagne de plus en plus les esprits, c’est que les éventuels conflits entre les peuples ne doivent pas être réglés par le recours aux armes, mais par la négociation. Il est vrai que d’ordinaire cette persuasion vient de la terrifiante puissance de destruction des armes modernes, et de la crainte des cataclysmes et des ruines épouvantables qu’occasionnerait l’emploi de ces armes. C’est pourquoi il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits192.

Dans son encyclique, Jean XXIII demeurait toutefois imprécis quant à la question de la guerre défensive193. Était-il moralement justifiable qu’un État ait recours aux armes,

dans une optique de légitime défense, pour se protéger d’une agression ennemie ? Il fallut attendre la constitution pastorale Gaudium et spes de 1965 pour que l’Église prenne officiellement position à ce sujet.

Bien qu’il eût abandonné discrètement – mais consciemment – la doctrine de la guerre juste dans son acception traditionnelle, le concile Vatican II ne renia pas complètement cette dernière : il ne fit que reconnaître que la guerre moderne n’a plus grand-chose à voir avec ce que les théologiens à l’origine de cette doctrine connaissaient de la guerre. Par conséquent, il se révélait nécessaire de détacher l’Église catholique de cette ancienne théologie de la guerre et d’avoir recours à d’autres principes pour juger de son caractère moral194. L’abandon de la doctrine de la guerre juste dans sa version

188 Christian Mellon, Chrétiens devant la guerre et la paix, Paris, Éditions du Centurion, 1984, p. 138. 189 Cooper, p. 168.

190 Mellon, Chrétiens devant la guerre et la paix, p. 137. 191 Justenhoven, p. 234-235.

192 Jean XXIII, Encyclique Pacem in terris, 1963, § 126-127. 193 Mellon, Chrétien devant la guerre et la paix, p. 138. 194 Dubarle, « La sauvegarde de la paix », p. 575-577.

traditionnelle ne signifia toutefois pas que l’Église se rallia à un pacifisme absolu, selon lequel il ne serait en aucun cas moralement justifié d’avoir recours aux armes, même pour se défendre ; néanmoins, force est de constater que si la notion de juste cause (causa justa) demeura l’une des conditions absolument nécessaires à l’utilisation des armes, son sens fut considérablement restreint. La réparation d’une injustice ou la punition d’une faute ne furent ainsi plus jugées suffisantes pour justifier le recours aux armes ; pour le concile, seule la légitime défense était désormais considérée comme une juste cause195. On estimait que, dans la pratique, non seulement les motifs invoqués par

les belligérants apparaissaient souvent plus prétextés que réels, mais aussi que les mesures prises pour réparer l’injustice commise à leur égard étaient disproportionnées. La Seconde Guerre mondiale et les événements qui l’ont précédée (l’annexion des Sudètes, l’Anschluss de l’Autriche, l’invasion de la Pologne) ont par exemple montré la fragilité de l’argument de la juste cause et plus généralement de la doctrine classique de la guerre juste196. Déjà à partir de la fin de la Première Guerre mondiale, la communauté

internationale avait commencé à considérer qu’en matière de légitimation de la guerre, il fallait moins penser en termes de justice ou d’injustice des causes qu’en termes de guerre d’agression et de légitime défense197.

Malgré le fait que de nombreuses voix dans le monde catholique se soient élevées pour réclamer que le concile procède à une condamnation absolue de la guerre, l’Église ne croyait pas que le temps était venu de le faire : elle jugeait que la communauté internationale était encore trop instable et dépourvue d’autorités suffisantes pour faire respecter le bon droit de chacun. Ainsi, la constitution pastorale Gaudium et spes (1965) ne condamna pas la guerre défensive, et reconnut plutôt aux États le droit de légitime défense :

La guerre, assurément, n’a pas disparu de l’horizon humain. Et, aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait

195 Mellon, « Guerre juste », p. 87-88.

196 Dubarle, « La sauvegarde de la paix », p. 579-580. 197 Ibid., p. 580.

dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense198.

Comme l’avait fait Gaudium et spes, le catéchisme allemand glauben–leben–handeln de 1969 reconnut lui aussi le droit de légitime défense aux États victimes d’une agression armée. Cependant, en faisant suivre l’énonciation de ce droit par une critique de l’utilisation des armes et de la violence, ce catéchisme donnait l’impression de vouloir encadrer plus fortement le droit de légitime défense que ne l’avait fait le concile Vatican II :

Tous les peuples ont le droit de s’auto-défendre. Les armes modernes, avec leur terrible pouvoir de destruction, se révèlent toutefois de moins en moins appropriées pour faire valoir ou défendre ses droits. En outre, elles coûtent si cher que les peuples n’ont plus assez d’argent pour garantir une vie digne à ceux qui sont dans le besoin. Les peuples doivent emprunter le chemin du désarmement. Les chrétiens, tout particulièrement, doivent s’engager dans cette direction199.

Comme le révèle cet extrait, le catéchisme glauben–leben–handeln se rapprochait plus, en bien des points, de l’encyclique Pacem in terris que de la constitution pastorale

Gaudium et spes. En effet, même si elle mentionnait qu’une utilisation « abusive » des

armes peut outrepasser le principe de légitime défense200, Gaudium et spes ne remettait

pas fondamentalement en cause l’utilisation de telles armes pour assurer la défense de ses droits. Le catéchisme glauben–leben–handeln procédait quant à lui à une condamnation inconditionnelle de la guerre – ce que ne faisait pas Gaudium et spes –, et affirmait qu’il est possible d’établir et de maintenir la paix entre les peuples :

Dans l’histoire de l’humanité, on en est toujours venu aux guerres. La dévastation et la mort, la souffrance et la peur, l’inimitié et la haine en sont les conséquences. Les guerres ne doivent pas exister. Si les peuples le veulent, ils peuvent développer des règles pour vivre en commun, comme en

198 Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 1965, n° 79, § 4.

199 « Jedes Volk hat das Recht auf Selbstverteidigung. Die modernen Waffen mit ihrer ungeheuren

Vernichtungskraft werden allerdings immer ungeeignetere Mittel, um mit ihnen Rechte durchzusetzen oder zu verteidigen. Außerdem kosten sie so viel, daß den Völkern nicht genug übrigbleibt, um den Elenden zu einem menschenwürdigen Leben zu verhelfen. Die Völker müssen den Weg der Abrüstung gehen. Besonders die Christen müssen sich dafür einsetzen. » (glauben–leben–handeln. Arbeitsbuch zur Glaubensunterweisung, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1969, p. 234).

200 « Le progrès de l’armement scientifique accroît démesurément l’horreur et la perversion de la guerre.

Les actes belliqueux, lorsqu’on emploie de telles armes, peuvent en effet causer d’énormes destructions, faites sans discrimination, qui du coup vont très au-delà des limites d’une légitime défense. » (Gaudium et

résolvant les conflits au moyen de négociations et en veillant à ce qu’un peuple n’en agresse pas un autre201.

L’affirmation « Selon la volonté de Dieu, la guerre ne doit pas exister. » (Krieg soll nach

Gottes Willen nicht sein), que l’on retrouve à peu de mots près dans ce passage du glauben–leben–handeln, n’a pas, à notre connaissance, été formulée par le concile

Vatican II, mais plutôt par le concile œcuménique des Églises protestantes lors de leur congrès de fondation à Amsterdam en 1948202. De prime abord, cet emprunt du côté du

protestantisme peut paraître étrange ; cependant, puisque le concile Vatican II – avec la déclaration Nostra aetate – a inauguré dans l’Église catholique une période d’ouverture envers l’œcuménisme, le recours du glauben–leben–handeln à une déclaration émanant du protestantisme allait précisément dans la direction prise par le concile.

De son côté, quoiqu’elle ait invité « à reconsidérer la guerre dans un esprit entièrement nouveau203 » et qu’elle ait exprimé l’espoir que les guerres puissent un jour

disparaître de la réalité humaine, Gaudium et spes faisait tout de même montre d’un certain scepticisme à cet égard : « Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ204. » Dans la même

veine, l’oratorien Eberhard Welty écrivait dans son catéchisme social : « [les pacifistes radicaux] croient en la possibilité d’une paix perpétuelle sur terre. Cette illusion évidente repose sur une conception erronée de l’homme (déni du péché originel), et risque plus de compromettre la paix mondiale que de la sauvegarder205. » On peut

comprendre que dans la conception de l’être humain que le concile mettait de l’avant, le péché originel, qui a corrompu toute l’humanité, fait de la guerre un phénomène qui ne pourra probablement jamais être complètement éliminé et qui existera donc jusqu’à la fin des temps.

201 « In der Geschichte der Menschheit ist es immer wieder zu Kriegen gekommen. Zerstörung und Tod,

Leid und Angst, Feindschaft und Haß sind die Folgen. Kriege müssen nicht sein. Wenn die Völker wollen, können sie Regeln für ein gemeinsames Leben entwickeln, indem sie ihre Konflikte durch Verhandlungen austragen und zusammen darauf achten, daß kein Volk ein anderes überfällt. » (glauben–leben–handeln,

p. 233).

202 Vogel, p. 83.

203 Gaudium et spes, n° 80, § 2. 204 Ibid., n° 78, § 6.

205 Eberhard Welty, A Handbook of Christian Social Ethics, vol. 2: The Structure of the Social Order,

trad. de l’allemand par Gregor Kirstein, New York [Fribourg-en-Brisgau], Herder and Herder [Herder], 1963 [1953], p. 387.