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B. Méthodes de la recherche

II. Redistribution du monopole de la violence légitime

III. Confrontation de deux visions diamétralement opposées de la personne humaine IV. Consécration de la dimension universelle de l’humanité

I. Prévention radicale de la violence

Le dénominateur commun des trois chefs d’accusation: la guerre d’agression, les crimes de guerre, le crime contre l’humanité (le chef d’accusation complot étant étroitement lié à la guerre d’agression), c’est la limitation de la violence étatique (c'est-à-dire la violence qui émane de l'Etat: la violence dans les rapports entre les nations et la violence de l'Etat à l'encontre des particuliers). Par un "double saut"96, constitué de l’incrimination de la guerre d’agression, d’une part, et de l’imputation de responsabilité pénale individuelle aux dirigeants de l’Etat agresseur, d’autre part, le Tribunal s’inscrit dans l’entreprise ambitieuse de débarrasser le patrimoine de la communauté humaine d’une de ses pratiques parmi les plus courantes et les plus universellement répandues qu’est la guerre. En effet, l’histoire de tous les peuples et en tous lieux, telle qu’elle nous est parvenue de tous temps, est histoire de belligérants, de même qu’une partie importante du patrimoine culturel des peuples représente des commémorations de batailles remportées ou perdues. Pour les besoins de la présente étude il suffira se rester dans le cadre de l’Etat européen moderne. La définition weberienne, très communément admise, de l’Etat, désigne ce dernier comme détenteur du monopole de la violence légitime.97 Avec l’avènement de l’Etat moderne l’expression primitive de la violence - la vengeance - cède la place à la violence légitime organisée. Dans l’Etat moderne, les citoyens étant punissables dans le cas de recours à la violence (exception faite du cas de la légitime défense), seule la violence ordonnée par l’Etat est légitime, soit sur le plan intérieur sous la forme d’exécution de peine ou d’intervention policière, soit sur le plan extérieur – sous la forme de guerre contre les ennemis de l’Etat. Mais si la violence privée devait être freinée par l'institutionnalisation des relations sociales en Etats, la violence politiquement motivée (étatique, anti-étatique, inter-étatique) semblant être un phénomène irréductible de la vie publique, la représentation d’une communauté humaine non-belligérante relève de la capacité contemplative de l’esprit humain, de sa propension à s’élever au-dessus de la réalité pour concevoir des utopies.

La mise à mort délibérée d’un être humain par un autre être humain représente, dans sa signification du "point de vue" de la nature, une auto-agression du genre humain, une usurpation de la part des humains d’un pouvoir qui ne relève que de Dieu ou de la Nature, mais dans sa signification sociale (qui provient du fait de l’organisation de la vie humaine en sociétés et en Etats) revêt des statuts juridiques et moraux diamétralement opposés selon le

cas - depuis l’infamie du crime jusqu’à la gloire de l’exploit. La mise à mort, identique dans sa signification naturelle et biologique, est qualifiée par l’histoire, y compris l’histoire du droit et l’histoire des mœurs, soit comme homicide criminel (dans le sens de violation du Code pénal et, respectivement, du "Code" de conduite morale), soit comme mise à mort légale, ordonnée par le pouvoir légitime de l’Etat et perçue comme regrettable, mais inévitable et juste, voire exaltée s’il s’agit de la défense d’autres vies innocentes ou bien de la défense de la patrie dans un combat.98

La philosophie sous-jacente des trois chefs d’accusation du TMI représente un

tournant décisif dans la conception de la mise à mort légale, donc ordonnée par l'Etat.

Tout d’abord, par les chefs d’accusation crime de guerre et crime contre l’humanité, une catégorie d’êtres humains est mise à l’abri de la violence légale pendant les hostilités - la catégorie des "inoffensifs"99: les populations civiles des territoires occupés, les otages, les prisonniers de guerre, les personnes blessées, les personnes en mer. Le raisonnement philosophique déductible de cette protection de biens juridiques serait que l’inhumanité consiste dans le fait de causer délibérément la mort à une personne hors d’état de se défendre, ça veut dire dans l'exécution.

Eric David observe, dans l'étude déjà citée, que le Tribunal avait opéré une distinction entre "les violations commises au préjudice de personnes se trouvant au pouvoir de l'ennemi" (ce que l'auteur désigne comme "violation du droit dit de Genève"), et "les violations du droit de la guerre commises à l'occasion des hostilités elles-mêmes, c'est-à-dire lors des situations d'affrontement direct entre belligérants (violation du droit dit de la Haye) qui n'ont pas été réprimées". 100 Ainsi tous les actes de violence, commis pendant la guerre et à propos de la guerre, mais non justifiés par des objectifs proprement militaires tombent sous la qualification de crimes de guerre. De plus, les actes de violence, commis simultanément à la conduite de la guerre et sous le prétexte de la guerre, mais qui sont indépendants de l’affrontement au front, notamment le massacre et l’extermination de groupes raciaux, politiques ou religieux, sont frappés par l’incrimination nouvellement forgée de crime contre l’humanité.

En appliquant le "droit de Nuremberg", les tribunaux nationaux des pays concernés par les crimes national-socialistes font état de réception aussi de la philosophie sous-jacente des incriminations de Nuremberg. Cette réception se laisse dégager dans la manière de la fixation de la peine par les tribunaux en question. Faute de codification en droit pénal international, les gouvernements nationaux censés appliquer le droit international se voient

obligés de trouver des solutions novatrices: soit en créant des lois spéciales, soit en laissant aux tribunaux le soin d’adapter les lois existantes à l’exigence de répression des crimes nazis.

Ainsi l’étude mentionnée d’Eric David révèle une pratique de fixation de la peine par les tribunaux des pays concernés qui consiste dans l’assimilation des actes incriminés par le

droit international à des actes semblables du droit commun interne (par ex. meurtre, atteinte

à l’intégrité physique, etc.). Ce procédé juridique, si opportuniste soit-il, ne s'inscrit pas moins dans le tournant philosophique dans la conception de la violence légitime de l’Etat. L’assimilation de certains actes de service inconditionnel à son Etat à des actes répertoriés dans le Code pénal signifie qu’une partie de la violence légale (ordonnée par l’Etat ou bien commise au nom de l’Etat) est entachée de criminalité. Ce procédé juridique a deux conséquences juridico-sociologiques importantes: 1/ La notion de criminalité est élargie au- delà de ce qui est illicite. 2/ Le cercle de la violence légitime est rétréci.

1. A travers l’incrimination d’actes d’Etat et à travers la suppression de deux exceptions - l’immunité de juridiction des dirigeants de l’Etat et le fait justificatif que représente la soumission à l'ordre d'un supérieur ou à la loi - le Tribunal de Nuremberg contribue au dégagement d’une nouvelle notion, celle de "l’Etat criminel".101 Dans le sens philosophique (et non pas pénal), est criminel un Etat lorsque l’ordre légal qu’il impose se soustrait aux coutumes et principes fondamentaux du Droit, reconnus par la communauté des peuples. Le jugement de Nuremberg permet de déduire qu’est criminel le recours à la violence, ordonné par ou exercé au nom d’un Etat, dont l’ordre normatif se soustrait aux principes de droit de la communauté des nations.102

2. L’incrimination de certains actes commis sous ordre légal, au moyen de leur réduction à la signification criminelle des mêmes actes (des mêmes éléments matériels) lorsqu’ils sont réalisés par des particuliers de leur propre gré, contribue à rétrécir le cercle de la violence légitime. Tandis que les idéologies occultent le fait qu'est la privation de vie d’autrui, en lui attribuant une signification "élevée", le Tribunal déshabille de son auréole la mise à mort pour des motifs politiques et lui rend sa signification naturelle primitive.103 C’est une victoire de l’humain sur le politique; dévalorisation des mobiles "élevés" (politiques, idéologiques) du mal (de la mise à mort en l'occurrence) et revalorisation de la vie humaine dans sa dimension naturelle.

Si les chefs d’accusation crime de guerre et crime contre l’humanité contribuent au rétrécissement du cercle de la violence légitime, c’est surtout le premier chef d’accusation – crime contre la paix - qui contient virtuellement une charge révolutionnaire dans ce sens.

Par ce chef d’accusation l’effort de guerre (d’agression) est dépouillé de son auréole traditionnelle de gloire et d’héroïsme et décomposé, à l’aide des deux autres chefs d’accusation, en actes individuels et collectifs d’assassinats et d'autres forfaits, et ainsi il est réduit à une série de crimes de droit commun.

Dans la justification du bien fondé juridique de ce chef d’accusation, l’accusation trace le fil mince et fragile d’événements juridiques depuis le début du XX-ème siècle, allant dans le sens de la mise hors-la-loi de la guerre d’agression. Pourtant un fait reste incontestable: aucun des précédents n’a abouti et le procès de Nuremberg est le premier dans l’histoire à mettre sur le banc des accusés des dirigeants d’un Etat déclencheur de guerre. Même si, eu égard à la postérité du procès, du fait de l’impunité des instigateurs de maintes guerres d’agression pendant la deuxième moitié du siècle, on peut conclure au caractère "quichottesque" de l’entreprise de Nuremberg, virtuellement l’idée d’une communauté

internationale non-belligérante est là, elle est enfermée dans le dossier du procès, elle

constitue une "arme" théorique latente, qui peut toujours en être ressuscitée. C’est là, à mon avis, l’apport euristique le plus radical, bien qu’en même temps le plus utopique de la philosophie de Nuremberg. Sortie des horreurs et des ruines de la guerre la plus dévastatrice dans l’histoire de l'Europe, cette vision s’apparente aux "rêveries" philosophiques humanistes des grands penseurs européens du passé - tels par exemple Locke, Rousseau - qui dressent la fresque d’un genre humain pré-étatique pacifique non-offensif. Le message de cette idylle du passé hypothétique est que les humains ne sont pas méchants de par leur nature initiale, mais que cette nature universelle du genre humain s’est détériorée au cours de l’Histoire. On décèle un message identique dans la philosophie sous-jacente du procès de Nuremberg, mais déplacé dans l’avenir: avec le rétrécissement radical du cercle de la violence légitime par le biais du droit international pénal, la nature humaine, suite au long développpement de la civilisation, sortirait de ce millénaire régénérée: anoblie par les efforts coordonnés de la vaste communauté des peuples, radicalement domptée, pacifiée et non-autodestructive.

Par conséquent, la signification juridico-sociologique la plus vaste du procès Nuremberg consiste dans son entreprise de pacification et dans sa tentative de répondre par la négative à la question troublante de savoir si les hommes étaient fatalement prédisposés par leur nature à s' "entre-anéantir".

Qui plus est, cette vision d’une nature humaine régénérée représente une riposte philosophique à l’entreprise hitlérienne de révolution biologique - le mouvement révolutionnaire le plus radical dans l’histoire. Les révolutions connues avant Hitler tendent à

renverser l’ordre, l’équilibre existant d’une société en le remplaçant par de nouvelles structures et institutions, qui sont toujours des créations sociales, des artefacts. La révolution biologique vise la conservation et l’épuration du patrimoine génétique de la "race aryenne" à travers des technologies eugéniques violentes. L’eugénisme hitlérien, basé sur une conception étagée du genre humain prône l’épanouissement d’une élite raciale de l'humanité, via l’encouragement artificiel de l’expansion de la race des élus au détriment des "races inférieures", qui seraient vouées à la réduction ou même à l’anéantissement par le recours à l’euthanasie, la stérilisation, l’empêchement des naissances, etc. Cette sorte d’ingénierie démographique, qui devrait aboutir à une race humaine parfaite, est centrée autour de la

violence exaltée des super hommes, cette dernière faisant partie de leur suprématie. Juste à

l’opposé de cette révolution biologique, le projet de Nuremberg constitue une révolution

civilisatrice: une domption, par le recours aux "astuces" de la civilisation, y compris les

instruments juridiques, des instincts de la violence.

Pourtant, le TPM de Nuremberg a failli, dans ses actes, à sa propre philosophie promotrice d’un nouvel ordre international. L’entreprise de pacification s’avère sérieusement entachée d’au moins deux incohérences, qui ne seraient pas sans relation avec son échec dans la postérité. La tentative de mettre hors la loi la guerre d’agression, ainsi que de punir les crimes de guerre, adopte des nuances vengeresses, si la répression n’est réservée qu’aux crimes perpétrés par les ennemis vaincus.104 L’impunité à jamais des crimes de guerre que les Alliés auraient pu avoir commis est un reproche incessant au Tribunal, qui alimente la qualification de "justice des vainqueurs" et "justice d’exception".105

Une autre incohérence qui entache l’effort de réduction de la violence, c’est la nature de la peine infligée à une partie des condamnés, notamment la peine capitale. Ayant théoriquement mis à l’abri de la violence ordonnée lors d'hostilités une vaste catégorie d’humains - les non-combattants et les inoffensifs -, le Tribunal laisse échapper à cette protection la catégorie des coupables. Après avoir incriminé l’exercice que de hauts dignitaires d’Etat ont fait de leur prérogative d’ordonner le recours à la violence, la Cour internationale fait tout de même exercice de sa prérogative (découlant du Statut du TMI) d’infliger la peine de mort aux condamnés. Si l’on se situe dans l’esprit de Nuremberg, même les considérations élevées de politique étatique ne priment pas la vie humaine. Mais pour rester théoriquement cohérent, l'objectif élevé de la justice non plus n’aurait pas dû primer l’humain. Si l’on tirait les conséquences logiques de l’esprit et du raisonnement juridique de Nuremberg, la peine de mort serait apparue comme inconcevable. Dans cette même logique,

la mise à mort bureaucratique (hors combat), qu'elle relève indifféremment du pouvoir

exécutif ou bien judiciaire de l’Etat, se situe hors de l’humanité civilisée. Si le bourreau du camp d’extermination nazi, accusé d’homicide, ne peut pas se prévaloir, selon la doctrine Nuremberg, de l’ordre reçu de ses supérieurs, de même le bourreau de la prison ne devrait-il pas s’en prévaloir pour l’exécution de peines capitales. Dans la lumière de Nuremberg, le métier de bourreau se situe hors de l’humanité civilisée, l’inhumanité consistant, toujours dans cette optique, dans la mise à mort délibérée de personnes hors d'état de se défendre, c’est-à-dire dans l’exécution.

II. Redistribution du monopole de la violence légitime

A Nuremberg s’annoncent les débuts d’une tendance de redistribution de compétences au sein du pouvoir étatique. Avec la suppression de l’immunité de juridiction des dirigeants de l’Etat, les hauts fonctionnaires du pouvoir exécutif auront désormais à rendre des comptes devant des tribunaux pour leurs actes d’Etat. Nouveauté supplémentaire: après Nuremberg tout un chacun est susceptible de comparaître devant la justice et d’y avoir à rendre des comptes non pas uniquement d’après la loi étatique qui, elle-même, pourrait s’avérer non-conforme aux exigences de l'équité, mais à l'égard d'une justice immanente, une "loi" universelle, qui, même si elle n’est toujours pas édictée en termes de droit positif, serait décodable dans "les principes fondamentaux du droit communs aux peuples civilisés" ou bien dans "la conscience universelle",dans "les usages et coutumes de droit des nations civilisées".

Avec la première comparution de hauts dignitaires d’Etat devant un tribunal international pour répondre de leurs actes d’Etat la classe politique est dessaisie de sa fonction d’interprète qualifié des préceptes de la "loi naturelle", et les citoyens se voient confier toute la responsabilité de leurs actes, l’obligation d’aller, dans des cas extrêmes, à l’encontre de l’ordre normatif auquel ils sont officiellement soumis, en se fiant soit aux "coutumes et usages du droit international", ou bien s’ils les ignorent, à la source normative la plus fondamentale et la plus universelle qu'est la "conscience commune", contenant les "règles de l’humanité".

En assimilant les agissements du sommet de l’Etat national-socialiste aux forfaits d’une bande de gangsters (par le biais de la figure juridique de "complot" et de "conspiration"), le TMI met en cause la capacité d’un certain type d’Etat - notamment l’Etat totalitaire - de disposer du monopole de la violence légitime, ce qui est le signe de la souveraineté étatique. Face aux abus énormes de cette souveraineté dans la dernière guerre, les puissances victorieuses, prenant l’initiative d’agir au nom de la communauté internationale, posent le début d’un nouvel ordre international (après l’échec des tentatives précédentes), dont l’instrument juridique avéré serait le droit pénal international, et qui porte atteinte à la souveraineté étatique inconditionnelle.

En conséquence, le TMI engendre la tendance d’une redistribution du pouvoir de violence légitime allant simultanément dans deux directions: de l’Etat souverain vers la communauté internationale et du pouvoir politique (législatif et exécutif) vers le judiciaire.

Comme résultat de cette double redistribution, la juridiction pénale internationale pourrait monopoliser un immense pouvoir discrétionnaire et se substituer, en quelque sorte, à l’Histoire dans sa qualité de juge suprême des actes des mortels.