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B. Méthodes de la recherche

IV. Consécration de la dimension universelle de l’humanité

A la conception tribaliste et sélectionniste du genre humain, propre au national- socialisme, le "philosophe collectif" de Nuremberg parvient à opposer une nouvelle vision de

l’humanité, et cela à travers le chef d’accusation crime contre l’humanité. Les circonstances

de l’apparition de cette notion, les hésitations et les réticences qui l’ont entourée sont connues grâce aux présentations des travaux préparatoires du procès Nuremberg110. Par le lien de connexion exigé entre cette incrimination et les deux autres chefs d’accusation (afin que les faits qu’elle vise puissent entrer dans la compétence du tribunal militaire) l’effet de celle-ci est minimisé. D'après la célèbre formule du juge français Donnedieu de Vabre la nouvelle notion, entrée par la petite porte, se serait "volatilisée" dans le jugement. Cette incrimination, la moins argumentée, selon Davis Eric, la plus contestée par les adversaires de la jurisprudence de Nuremberg, aurait fait, tel l’avis de Wievorka, une "véritable carrière". J.Graven attire l’attention sur un aspect particulier de la nouvelle incrimination: les éléments matériels du crime étant semblables ou identiques aux crimes de droit commun contenus dans tous les codes pénaux internes (homicide, meurtre, atteinte à l’intégrité physique et mentale, etc.), ou bien les mêmes que les éléments constitutifs de l’infraction crime de guerre, c’est

l’aspect intentionnel qui donne lieu à une incrimination distincte. A travers ce nouveau

concept (en fait, le concept en tant qu’expression de langage n’est pas nouveau, mais il l’est en tant que notion pénale) est stigmatisée une idéologie, lorsque des actes constitutifs de

crimes de droit commun sont commis par inspiration de ses préceptes. La transformation de

cette idéologie en réalité porte atteinte à l’intégrité de l’humanité. Pour mieux saisir le sens des catégories stigmatisées et par là le sens du bien juridique protégé par cette incrimination, il convient d’examiner de plus près le dispositif de l'incrimination, défini par l’art. 6 (c) du Statut du TMI: Constituent crime contre l’humanité

"(…) l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles avant ou pendant la guerre ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime."111

Par l’expression "ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés", la juridiction internationale consacre la dérogation de la souveraineté inconditionnelle de l’Etat au profit d’un ordre

international humanitaire; tandis que par la fin du dispositif: "lorsque ces actes ou

persécutions (…) ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal ou en liaison avec ce crime" il impose des limites devant la juridiction, eu égard aux compétences du Tribunal militaire.

Il importe de retenir l’attention plus spécialement sur la première partie du dispositif visé: "l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles (…) ou bien les persécutions pour des

motifs politiques, raciaux ou religieux"(c'est moi qui souligne). Ce texte, qui a provoqué un

véritable tournant dans la prise de conscience sur la condition humaine, contient une énumération (qui n’est pas limitative, mais à titre d’exemple) d’actes d’atteinte grave à des biens juridiques protégés communément par le droit pénal interne, tels la vie et la dignité humaine. La gravité de l’infraction est signifiée par la qualification "actes inhumains". Un deuxième élément désigne la spécificité de ces actes: le fait qu’ils soient commis contre des groupes entiers en tant que tels.

A travers cette incrimination, l’humanité est protégée dans ses deux dimensions: au niveau de la personne individuelle comme porteuse de la nature humaine (Edgar Faure appelle cet aspect de l'incrimination "crime contre la condition de l'homme"112), et dans le sens de l’humanité en tant que communauté de toutes les entités humaines (peuples, cultures, races, religions, etc.). Dans la première dimension constitue un crime contre l'humanité toute attaque contre un être humain en raison de son appartenance. L’homme est irréductible à son

appartenance. Derrière toute appartenance ou même toutes les appartenances de l’homme à

différents groupes: races, ethnies, cultures, langues, religions, idéologies, partis politiques, classes sociales, catégories professionnelles et d’autres, et indépendamment des caractères particuliers d’une quelconque de ces entités d’appartenance, demeure un noyau insoluble, un "substrat" de la qualité d’humain, une essence extra-tribale de l’homme en tant

qu’appartenant à l’humanité. Il existe, indépendamment de toute appartenance de tout être

humain à des groupes spécifiques, une égalité absolue d'appartenance à la nature humaine. On n’adhère pas à l’humanité en raison de critères de sélection dont certaines entités de surhommes détiendraient le secret, on y appartient par naissance sans distinction aucune: tel

est un des messages philosophiques contenus dans la notion pénale de crime contre

l’humanité.

Le message respectif au sujet de l’autre dimension de l’humanité, à savoir la communauté planétaire des peuples, serait que toute entité a un droit d’exister égal à celui de toute autre. Est criminelle la guerre contre une population menée dans le but de restreindre son nombre ou la détruire complètement. A travers la protection de cette deuxième dimension de l’humanité c’est l’incrimination du génocide qui se fait jour, sans que le terme ne soit expressément mentionné.

Par la double protection de l’humanité - dans la personne humaine et dans l’entité humaine particulière - c’est finalement la valeur universelle, résidant de manière irréductible aussi bien dans l’une que dans l’autre, qui est consacrée.

Le chef d’accusation crime contre l’humanité est appliqué par le TMI très prudemment en tant qu’incrimination autonome. Dans deux cas les accusés ne sont condamnés que de ce chef d’accusation (Schirach, chef de la Jeunesse hitlérienne et Gauleiter de Vienne, et Streicher, rédacteur du "Sturmer")113, dans le reste des cas la condamnation de

crime contre l’humanité étant prononcée conjointement avec le crime de guerre. Avec la

formulation de la nouvelle notion juridique, le génocide des Juifs n’est pas isolé dans sa spécificité, mais inclus dans la mention de pratiques exterminatrices et persécutions raciales. Pourtant c’est justement au cours du procès que sont faites les révélations sur les crimes racistes des nazis.114 Apparemment dans l’immédiat après-guerre le quotidien de l’horreur récent met à l’ordre du jour, avec toute urgence, la sanction de la violence, tout en négligeant, en quelque sorte, la sanction du racisme. (Suivant les chroniqueurs du procès, dans l’esprit des instigateurs de cette juridiction - les Américains -, l’accent serait indiscutablement mis sur l’incrimination de la guerre comme source générale du Mal.)

Ce sera un autre procès historique, 15 ans plus tard - le procès Eichmann, complétant en quelque sorte le procès de Nuremberg - qui révélera, par les efforts combinés judiciaires et médiatiques, la dimension raciste de la criminalité nazie.

Chapitre deuxième

Le procès Eichmann – prise de conscience sur la criminalité d’inspiration

raciste

Le procès contre Eichmann s’inspire des principes de droit consacrés à Nuremberg. Mais à côté des deux chefs d’accusation - crime de guerre et crime contre l’humanité - que la Loi israélienne 5710 de 1950 sur le jugement des nazis et leurs collaborateurs115 reprend du Statut du TMI116, une incrimination distincte est instituée par l’art. 1 de ladite loi - le crime

contre le peuple juif. Les éléments matériels de cette infraction sont couverts par le crime de

génocide, tel qu’il est décrit dans la Convention pour la prévention et la répression du crime

de génocide du 09.12.1948:

"L’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:

a) meurtres de membres du groupe;

b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre groupe."117

St. Glaser justifie l'isolement du crime de génocide de l’ensemble du crime contre

l’humanité par une différence dans l’intention du criminel:

"Tandis que chez les auteurs de crimes contre l’humanité, il s’agit pour l’agent d’attaquer l’individu ou même plusieurs individus en raison de leur conviction politique ou de leur appartenance à un certain groupement racial, religieux ou culturel, dans le cas du génocide, il s’agit pour l’auteur en attaquant l’individu de détruire ou de persécuter des entités humaines (en tout ou en partie) en raison de leur caractère particulier d’ordre national, ethnique, racial ou religieux."118

Dans la rédaction israélienne, le crime contre le peuple juif est défini comme:

"l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention d’entraîner la destruction totale ou partielle du peuple juif:

Meurtre de Juifs

Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale

Soumission des Juifs à des conditions d’existence destinées à leur destruction physique Mesures destinées à entraver les naissances parmi les Juifs

Transfer forcé d’enfants juifs dans un autre groupe national ou religieux Destruction ou profanation du patrimoine culturel des Juifs

Incitation à la haine contre les Juifs".119

Ainsi formulée, la conception du législateur de l’Etat d’Israël sur le génocide est plus large que celle du "législateur" international en ce qu’elle inclut l’atteinte au patrimoine culturel d’un peuple. Elle se rapproche de la signification bi-dimensionnelle, que l’auteur du concept de génocide, Lemkin, ayant forgé le néologisme à partir de deux racines, a attribué au phénomène: à la fois barbarie et vandalisme120. Cette incrimination de la Loi d’Israël protège à la fois la vie des membres physiques du groupe ainsi que le lien culturel et religieux qui sonde le groupe, c’est-à-dire que l’accent est mis sur l’entité spécifique du peuple juif. Devant le Tribunal de Jérusalem l’accusation est dressée tant au nom des millions de victimes individuelles que sont les Juifs exterminés qu’au nom de la victime collective du peuple juif visée par l’assassin collectif de l’Etat nazi.