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B. Méthodes de la recherche

I. Prévention radicale du racisme

L'unicité du génocide des Juifs

Le problème de l’unicité du génocide des Juifs est posé au cœur du procès. Selon l'historien français Ives Thernon les dénominations adoptées pour le désigner - Holocauste aux Etats-Unis et Shoa en France - expriment cette idée d’incommensurabilité. En répertoriant les arguments des historiens qui optent pour l’unicité du crime anti-juif, Ives Thernon discerne deux critères sur lesquels ceux-ci tombent d’accord:

1. La spécificité de l’intention criminelle; 2. Nouveauté absolue de l’instrument du crime.

1. La formule qui décrit d’une manière forte la spécificité de l’intention criminelle est avancée par Hannah Arendt dans son étude "Eichmann à Jérusalem". Pour la première fois dans l’histoire du monde, résume la philosophe américaine d’origine juive, des mortels décident "qui doit et qui ne doit pas habiter cette planète ". En prolongeant le raisonnement de la philosophe, on peut poursuivre que le meurtrier collectif s’octroie le monopole de la vie, qu'il contrôle ce bien suprême, en autorisant la vie aux "convenables" et en l’interdisant aux "inaptes". Il détiendrait à lui seul les critères de convenabilité, ce qui lui permettrait de contrôler l'accès à la vie (au moyen de stérilisations et avortements forcés) et le droit de rester

en vie. La société humaine ne serait plus la communauté de tous les humains qui sont venus

naturellement au monde, mais elle se transformerait en un club de privilégiés (peuples et individus), désignés par les seuls habilités à opérer une telle sélection: les experts surhommes. Des cercles de sous-humanité seraient à préciser "scientifiquement". Les groupes des "nuisibles" seraient voués à disparaître.

2. La deuxième dimension de l’unicité du génocide des Juifs, qui est révélée au cours du procès Eichmann, est liée à l’instrument du crime mis en place par les nazis.

L’originalité du crime nazi consiste en l’implication de la bureaucratie dans l’instrumentarium meurtrier, et dans la création expresse d"entreprises meurtrières": les camps d’extermination. L’extermination des Juifs est conçue comme une activité d’Etat parmi d’autres et organisée à l’échelle de l’entière bureaucratie étatique. La planification, l’organisation et les rapports rendant compte de l’exécution de cette "tâche" sont couverts par

le langage bureaucratique courant qui ne laisse pas entendre la spécificité horrifiante de cette "activité". Voici les termes dans lesquels Heydrich soumet aux concernés le projet d’extermination lors de la conférence de Wannsee121:

"Sous une direction compétente - dit-il-, les Juifs seront orientés par des moyens adéquats vers des unités de travail de l’Est. Ils seront transportés par longues colonnes, les hommes séparés des femmes, afin de construire des routes dans cette région; sans doute, une grande partie d’entre eux trouveront la mort par usure naturelle. Le reste qui possédera sans doute une grande capacité de résistance devra subir un "traitement spécial" (Sonderbehandlung), car il constituera une sélection naturelle qui, si on lui permettait de se développer, formerait le noyau d’un renouvellement du judaïsme comme cela s’est déjà produit dans l’histoire. Pour parvenir à la solution définitive, nous ratisserons l’Europe d’un bout à l’autre. Les Juifs seront transférés dans des ghettos et puis conduits plus loin, à l’Est. (…) Dans les pays conquis et ceux qui sont placés sous notre influence, en Europe, le fonctionnaire nommé par la Sûreté agira en collaboration avec un fonctionnaire désigné par le Ministère des affaires étrangères." 122

D’ailleurs, selon la remarque de l'historienne Annette Wieviorka, "Eichmann peint cette conférence où est présent "le gratin" sous les couleurs d’une atmosphère agréable de politesse et de gentillesse".123

La bureaucratisation du crime permet aux exécutants et à ceux qui sont impliqués sur les hauts étages de la hiérarchie - les instigateurs et les organisateurs - d'occulter dans leur conscience le caractère criminel de leur activité. Comme l'affirme Hilberg,

"des procédures normales étaient appliquées à des situations anormales, comme si les décisions n’avaient aucun caractère extrême, comme s’il n’y avait pas de différence perceptible entre les affaires courantes et la solution finale".124

Ives Ternon décèle le mécanisme bureaucratique de l’accomplissement du crime:

"La destruction des Juifs d’Europe ne fut pas centralisée. Aucune organisation ne fut mise en place pour traiter spécifiquement des affaires juives. Aucun budget spécifique ne fut affecté à ce processus. La majorité des structures était impliquée, mais chacune ne forgeait qu’une seule pièce de la machine. Toutes les pièces étaient connectées et, dans cette chaîne de fonctions, si un seul maillon faisait défaut, toute l’entreprise s’arrêtait. Pour chaque élément de l’appareil, l’activité anti-juive ne représentait qu’une partie de son travail, une charge additive qui était accomplie d’autant plus volontiers qu’elle attribuait du pouvoir."125

Le couronnement de cette bureaucratisation représente la conception d’un nouvel outil de mise à mort - un outil distanciel qui éloigne le bourreau, et à juste titre le bureaucrate, des souffrances de la victime. Annette Wieviorka résume ces développements:

"Eichmann en s’exprimant ainsi veut montrer sa sensibilité, sa haine du sang versé, son refus de s’associer à ce type de meurtre. La réflexion qu’il mène ne lui est pas propre. D’autres pensent aussi que les méthodes employées par les Einsatzgruppen sont dangereuses pour le moral et pour la morale des troupes. D’où la nécessité de trouver une méthode plus efficace et plus "propre" pour l’extermination. Une méthode qui tienne à distance la victime du bourreau. Un bourreau qui n’a pas de sang sur les mains et qui ainsi peut se sentir innocent."126

La mise en place de centres industriels d’extermination est, sans conteste, l’aspect le plus original, respectivement le plus répugnant du crime nazi. C’est une extermination minutieusement comptabilisée. Les rescapés des camps témoignent d’un sentiment d’irréalisme. L’appareil d’extermination nazi s'apparente à un univers horrifiant qui relève de la science fiction.

C’est sans doute l’instrument du crime qui fournit le côté le plus désespérant, pour l’humanité, de la criminalité nazie. La nouvelle technique d’extermination certifie l’apparition de la néo-barbarie. Tandis que les hommes pouvaient se plaire à croire à la disparition de la barbarie, celle-ci étant imputée à l’adolescence de la civilisation, à l’imperfection des techniques de maîtrise des instincts destructifs et des résidus de la bête en l’homme, la machine meurtrière nazie, fonctionnant suivant les règles de la bureaucratie et de l’entreprise moderne, incluant les apports des sciences modernes et du progrès technique, révèle que l’humanité n’est pas un acquis irréversible de la civilisation.

A la thèse pivot de l'accusation, portant sur l’unicité du génocide des Juifs, la défense oppose une tentative de relativisation de cette singularité:

"Lors du dernier conflit, tous les belligérants ont foulé aux pieds les lois de la guerre, explique M. Servatius. Hiroschima et Dresde ne furent-ils pas des massacres de civils? Si Servatius reconnaît que l’extermination des Juifs n’était pas un acte de guerre, il se demande pourtant s’il est exacte qu’elle n’a pas son pareil dans l’histoire de l’humanité. Et de citer les massacres d’Indiens, de Mexicains ou de Péruviens, l’assassinat des huguenots qui ne furent jamais sanctionnés."127

En riposte, le procureur Hausner insiste fermement sur le point suivant:

"C’était pendant la guerre, mais sous le voile de la guerre. Nous dirons et répéterons sans trêve que l’extermination du peuple juif n’était liée à aucune action militaire, et ne saurait être comparée aux bombardements de villages, à la guerre sous-marine, etc. "128

Ces propos du procureur sont révélateurs de la signification sociologique du procès Eichmann - la prévention radicale du racisme. C'est une conception qui classifie le Mal d'après une échelle hiérarchique. Non pas la violence en tant que telle, mais la mise à mort pour des raisons raciales serait le pire des maux. Cette mise à mort serait plus inacceptable que n'importe quelle autre.

II. Dépersonnalisation de la responsabilité et du crime, opérée par la