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B. Méthodes de la recherche

III. Confrontation de deux visions de la personne humaine

Le schéma argumentatif de la défense et les interventions des accusés laissent conclure à une conception déterministe et communautariste de la personne humaine. Dans cette conception le comportement de l’individu serait conditionné par deux réalités qui le dépassent: son temps et son lieu d’appartenance, c’est-à-dire l’entourage socio-culturel et le contexte historique immédiat. L’individu serait en quelque sorte imbriqué dans une entité collective, dans une nation organiciste, à laquelle il appartient. Au nom de cette collectivité sanctifiée - la Patrie - on est justifié d’infliger des sacrifices humains, en sacrifiant non seulement la vie des victimes, mais aussi la sienne propre. Si l’abnégation est valorisée, c’est parce que la vie collective prime la vie individuelle, y compris la vie des adeptes de cette idéologie. Dans cet aspect, le holisme achevé du national-socialisme est greffé sur le nationalisme traditionnel.

Dans sa dernière déclaration devant le Tribunal, l’accusé Jodl fournit un témoignage rhétorique de l’exaltation de la nation et de l’absorption de l’individu par la collectivité:

"Dans une guerre comme celle-ci où des centaines de milliers de femmes et d’enfants ont été anéantis par des bombardements où des aviateurs en rase-mottes et où des partisans utilisèrent tous – je dis bien tous – les moyens qui leur paraissaient appropriés, des mesures sévères, dussent-elle même paraître douteuses aux yeux du droit international, ne sont pas des crimes devant la morale et la conscience. Car je crois et j’affirme que le

devoir envers le peuple et la patrie prime tous les autres. Remplir ce devoir a été mon honneur et ma loi suprême. Puisse, dans un avenir plus heureux, ce devoir être remplacé par un autre plus élevé encore, par le devoir envers l’humanité."(c'est moi qui souligne) 106

Dans cette déclaration, en suggérant l’existence d’un fil de continuité qui lie l’idéologie national-socialiste au nationalisme traditionnel, Jodl désigne le malaise de quatre siècles d’histoire de l’Etat national culminant dans la catastrophe de la dernière guerre.

Cet esprit d’abnégation individuelle, d’auto-perception en tant qu’attribut de la

Nation, est confirmé par les derniers mots de quasiment tous les condamnés à mort,

prononcés depuis l’échafaud de l’exécution:

Ribbentrop: "Que Dieu protège l’Allemagne et qu’il ait pitié de mon âme. Mon dernier souhait, c’est que mon pays retrouve son unité, et que l’Est et l’Ouest s’entendent pour la paix du monde."

Keitel: "Je prie Dieu tout-puissant d’avoir pitié du peuple allemand. Plus de deux millions de soldats sont morts avant moi, je vais rejoindre mes fils. Je donne ma vie pour l’Allemagne."

Kaltenbrunner: "J’ai servi mon peuple et mon pays de tout mon cœur. J’ai fait mon devoir comme ma patrie l’exigeait. Je regrette que ceux qui nous ont gouvernés en ces temps troublés n’aient pas agi en soldats, et que tant de crimes aient été commis, mais je n’y ai pris aucune part. Vive l’Allemagne!"

Frick: "Vive l’Allemagne éternelle!"

Sauckel: "Je suis innocent. Cette condamnation est une erreur. Que Dieu protège l’Allemagne et lui rende sa grandeur! Vive l’Allemagne! Que Dieu protège les miens!"

Seyss-Inquart: "J’espère que ma mort sera le dernier acte de cette tragédie qu’aura été la Seconde guerre mondiale et que chacun saura en tirer la leçon qui convient pour rétablir la paix et l’entente entre les peuples. J’ai foi en l'Allemagne."107

A la lumière de cette conception de l’appartenance inconditionnelle de l’individu à sa Nation et de l’abnégation personnelle, la participation à l’entreprise meurtrière bureaucratiquement organisée apparaît comme une affaire collective et dépersonnalisée qui exempte de responsabilité personnelle. Les mobiles non égoïstes de la participation, allant même jusqu’au sacrifice de sa propre personne, expliquent l’auto-perception des participants comme des serviteurs et non pas comme des acteurs de leurs propres actes. Dans le système bureaucratique nazi d’extermination, appelé "service public criminel" par Edgar Faure108, l’individu est imbriqué dans une chaîne dont il est un "rouage" et qui le dépasse, qu’il ressent comme une objectivité extérieure109. Il accomplit une tâche spécifique et partielle et participe ainsi au meurtre collectif, qu’il n’a pas, à la différence de l’assassin agissant à son propre compte, conçu et prémédité dans sa tête. Il est assigné à un poste. De sorte, pour assurer sa survie, sauvegarder sa carrière et pour rester dans les cadres de la normalité de l’immédiat, il se dessaisit de sa responsabilité personnelle, confère une partie de soi-même au système politique en cause, lui apporte son concours.

Selon la logique de la défense il y aurait des homicides sans assassins, la culpabilité serait imputable au système, aux conditions objectives de l’époque, au contexte historique.

Cette conception de la personne humaine est en contradiction flagrante avec la présomption fondamentale faite par l’accusation et reprise pour l’essentiel par le Tribunal. Exprimée d’une manière lapidaire, cette présomption signifierait: l’homme responsable face à la justice immanente. Devant la Cour l’accusé doit répondre à titre individuel de ses actes, indépendamment du fait qu’il n’a pas agi à titre individuel. On exige de lui qu’il ait été

désincarné, soustrait de son milieu, Etat, de "la bonne société" (l’expression est de Hannah Arendt), qu’il se fût élevé au-dessus de l’immédiat. Ce n'est pas au pouvoir de l’Etat auquel il eût dû faire confiance pour discerner le bien et le mal, mais à sa propre conscience qui est censée posséder la capacité de discernement sur ce sujet.

L’évaluation de la conduite des accusés est opérée à la base d’un certain droit immanent (qui serait le support, le substrat même du droit international), indifféremment du droit positif particulier, c’est-à-dire l’ordre normatif interne de l’Etat nazi. L’accusation décompose la conduite des accusés en actes criminels concrets, évalués selon les critères du droit immanent, qui sous-tend, même s’il n’est pas codifié, le droit international.

L’accusation, de même que le Tribunal, renvoient les accusés à leur condition humaine abstraite. Le Tribunal leur impose une mesure commune universelle et confirmée dans la durée, dépouillée des tourbillons de l’immédiat singulier. C’est justement cette mesure commune de l’humanité que les accusés auraient perdue des yeux lorsqu’ils eurent succombés aux implications bureaucratiques d’un système politique singulier.

Dans l’optique de cette conception individualiste la chaîne meurtrière des crimes nazis se présente différemment. L’attribution de l’individu à cette chaîne en tant que "rouage" ne saurait pas servir d’excuse absolutoire. Ce n’est point une chaîne objectivement imposée, dépassant ceux qui y sont additionnés. Ce sont les hommes qui font mouvoir la chaîne. Ce n’est qu’une chaîne virtuelle, animée par des volontés et des participations humaines actives qui impliquent, en conséquence, des responsabilités pénales individuelles.