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1.2 Quelques « femmes fortes » dans un univers très masculin

1.2.2 La reconnaissance des performances

Les hommes qui organisent les compétitions de force et en rédigent le compte rendu dans les journaux ont une idée précise des femmes : elles performent moins bien que les hommes. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas la chance de prouver le contraire puisqu’elles compétitionnent seulement entre elles, jamais contre les hommes. Alors qu’ils pourraient pourtant l’être, jamais les journalistes ne semblent réellement

143 Yvon Chouinard, « Histoire de l’haltérophilie féminine au Canada », Fédération

d’haltérophilie du Québec, 2011, http://www.fedhaltero.qc.ca/docs/Histoire_

Halterophilie_Feminine_au_Canada.pdf, page consultée le 6 juillet 2015.

144 Luc Gonthier, Les hommes forts du Québec, Montréal, Les Éditions Caractères,

2015, p.154.

145 Originaires du comté de Bellechasse, les six frères Baillargeon ont participé à des

compétitions d’hommes forts de tous genres de 1947 à 1976 au Québec, au Canada et aux États-Unis; Réjean Lévesque et Jacques Saint-Pierre, « Des chantiers forestiers à l’arène : les frères Baillargeon », Cap-aux-Diamants, no. 69 (2002), p.28-32.

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impressionnés par les performances féminines. Alors que les hommes sont pris en exemple et présentés comme « les meilleurs » et les « plus forts », les meilleures « femmes fortes » n’ont pas droit aux mêmes qualificatifs. Au Festival de la Grosse Bûche de Saint-Raymond en 1990, par exemple, un journaliste présente la gagnante de l’épreuve du tir au poignet ainsi : « Dans la classe féminine, Johanne Paquet, de Saint-Raymond, a démontré qu’elle avait toujours la forme en raflant le titre pour une deuxième année »146. Dans le même article, le journaliste écrit par contre que le

gagnant chez les hommes a « surclassé son rival ».

Les organisateurs et les journalistes n’ont ainsi pas d’attente envers les femmes. Ils acceptent leur présence, qu’ils assimilent à une curiosité. En 1973 pourtant, une jeune femme de 17 ans tente sa chance lors des qualifications du Championnat international des hommes forts du Festival des Raftsmen de Hull et un journaliste rapporte qu’elle « en a impressionné plusieurs par sa détermination »147.

La détermination dont il est ici question concerne surtout ce qui pourrait être qualifié d’acharnement puisque « pour fendre à la hache une bille de pin tournée de 20 pouces de diamètre, elle a mis sept minutes deux secondes […] alors que le meilleur concurrent masculin exécute la même performance en 36,8 secondes »148. Le

journaliste aurait cru que la jeune femme aurait abandonné après quelques minutes d’effort, voyant qu’elle était loin d’obtenir le résultat escompté. Celles qui participent aux épreuves ne sont donc pas prises au sérieux. En 1979, le commentaire suivant accompagne la photographie d’une concurrente que le journaliste ne prend même pas la peine d’identifier : « La participation aux différents concours ne se limitait pas seulement aux hommes; la preuve, cette jeune femme maniait habilement la

146 Jocelyn Duplain et Louis Douville, photographie « Les concours de force et

d’habilité sont à l’honneur au Festival de la grosse bûche », Courrier de Portneuf, 23 juillet 1990, p.14.

147 s.a., « En Australie, les raftsmen portent des pantalons et des souliers blancs », Le

Droit, 16 juillet 1973, p.17.

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sciotte »149. Cette femme n’est pas considérée forte ou rapide, mais simplement

« habile ».

Par ailleurs, certains journalistes accordent aux concurrentes des intentions différentes de celles des hommes. Par exemple, un journaliste du Courrier de

Portneuf commente en 1989 la photographie d’une femme participant à l’épreuve de

la brouette en soulignant que : « Le concours de la levée de la brouette n'avait pas la même signification pour toutes et pour tous. Certains prenaient cela au sérieux, d'autres en riaient »150. Alors que les photographies d’hommes les montrent grimaçant

à cause de l’effort fourni et le corps en action, la photographie choisie pour présenter une femme à l’épreuve de la brouette la dépeint tenant la brouette au bout de ses bras tendus et le visage souriant. Les commentaires accompagnant les autres photographies mentionnent la « distinction » des concurrents masculins habiles autant dans l’utilisation d’outils modernes (scie mécanique) que traditionnels (hache). Les performances des hommes forts sont considérées comme « spectaculaires » et « alliant adresse et force ». Ils sont ainsi admirés et pris en exemple. À l’opposé, c’est le sourire des femmes fortes qui est souligné par les journalistes plutôt que leurs performances en elles-mêmes.

La sociologue australienne Lois Bryson soulignait en 1987 que les médias ignorent les performances sportives des femmes dans bien des cas; soit ils ne les rapportent pas, soit ils leur accordent beaucoup moins d’importance qu’aux résultats des hommes151. Le déséquilibre entre le nombre de participants et de participantes se

reflète dans les photographies publiées, soit 139 représentants des hommes en action contre 8 pour les femmes. D’ailleurs, bien que les femmes soient présentes dans chacun des festivals à un moment ou un autre, le quotidien Le Droit et l’hebdomadaire L’Écho Abitibien ne publient aucune illustration des femmes fortes.

149 Daniel Bouchard, photographie « La participation aux différents concours… », La

Frontière, 30 mai 1979, p.12.

150 s.a., photographie « Le concours de la sciotte… », Courrier de Portneuf, 24 juillet

1989, p.22.

151 Lois Bryson, « Sport and the Maintenance of Masculine Hegemony », Women’s

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Les 8 photographies féminines sont ainsi le fait des quatre autres périodiques consultés. Cette situation traduit, à notre avis, un manque d’intérêt de la part des médias à l’égard des femmes dans ces compétitions. Les résultats féminins semblent même avoir été omis à quelques reprises par les journalistes. C’est le cas au Festival des Sucres de Saint-Jean-de-Matha en 1975 et 1977 lorsque les femmes sont invitées à participer à l’épreuve du souque à la corde. Alors que les résultats de la compétition de sciotte chez les hommes sont détaillés dans les journaux, ceux du concours féminin ne font l’objet d’aucune mention. Un certain flou apparaît d’ailleurs dans le compte rendu des compétitions qui ne précise pas si les femmes ont réellement participé au concours après y avoir été invitées. La même situation se produit au Festival du Bûcheron de Normétal en 1980 pour l’épreuve de la sciotte. Si les journalistes publient plusieurs photographies d’hommes en action tout en mentionnant leurs performances, ils ne mentionnent pas la présence des femmes même si on sait que certaines ont participé à quelques compétitions. En se référant au Tableau 3, il est possible de voir que dans la moitié des cas où des épreuves pour femmes sont programmées, il n’est pas possible de confirmer le nombre de participantes. Il se pourrait que des épreuves féminines soient prévues et n’aient finalement pas lieu, faute de participantes, mais si les femmes ne se présentaient jamais aux concours annoncés, ces épreuves ne disparaitraient-elles pas purement et simplement de la programmation? Tout comme Bryson, nous pensons donc que la situation s’explique surtout par une couverture médiatique qui laisse les concurrentes dans l’ombre.

Si les organisateurs et les journalistes n’offrent pas la même reconnaissance à tous les participant(e)s, c’est que les performances des hommes sont admirées alors que celles des femmes semblent plutôt avoir le statut de « curiosités ». Les épreuves de force auxquelles elles participent tournent parfois à la caricature, voire à l’exhibitionnisme. C’est le cas au Festival des Sucres de Saint-Jean-de-Matha en 1979 lorsqu’une femme réalise, hors concours et en soirée, une démonstration de force : « En attraction spéciale, on aperçoit Mme Lucie Trudel, de Sainte-Mélanie,

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qui promène, brouette, sacs de sable et mari, le tout représentant 1100 livres »152.

Aucun article, commentaire ou information n’accompagne toutefois la photographie de cette femme dans le Joliette Journal pour qualifier sa performance ou sa force physique. Ce type de performance rappelle celles des cirques et des foires du XIXe ou

du début du XXe siècle au Québec alors que les foules se déplaçaient pour observer

des curiosités, des attractions et des spectacles de variétés en tous genres pour un coût peu élevé. Les vedettes de ces soirées étaient surtout les « hommes forts » et les acrobates153, chacun ayant sa spécialité, qu’il s’agisse d’un levé particulier ou de

l’utilisation inusitée d’une partie du corps comme les cheveux ou les dents. Si la plupart de ces vedettes étaient masculines, quelques femmes montaient également sur la scène. Par leur présence, elles se dissociaient de l’image des femmes frêles et délicates, « défiant l’ordre établi »154, ce qui attirait justement les spectateurs. D’une

certaine manière, les « femmes fortes » des compétitions des festivals forestiers de 1967 à 1990 ont dû être aussi perçues comme excentriques ou « contre nature ».

Cette perception est probablement l’une des raisons pour lesquelles l’expression « femmes fortes » n’apparait dans nos sources qu’à deux reprises entre 1967 et 1990, tous festivals confondus. La première fois survient en 1981 alors que les journalistes mentionnent que le Festival du Bûcheron de Normétal « permettait aussi aux hommes et femmes fortes de se mesurer dans l’épreuve du tir au poignet »155. Il est intéressant de noter que cette citation ne fait référence qu’à

l’épreuve du tir au poignet alors que les femmes participent également à celle de la sciotte et que, par ailleurs, l’expression ne sera pas utilisée dans les sept autres éditions du festival qui incluent des épreuves féminines. Outre la mention des « dames » à la sciotte et des « femmes fortes » à l’épreuve du poignet, le reste de

152 Jacques Latendresse, photographie « La "force" est avec eux », Joliette Journal,

11 avril 1979, p.B-1.

153 Jacques Clairoux, « Du spectacle de la force à l’athlétisme théâtral : Louis Cyr et

le cirque au Québec », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, No. 4 (1988), p.112.

154 Élise Detellier, « Défier l’ordre établi? », op. cit.

155 Michel Poirier, « Toute une fin de semaine à Normétal! Plus de 10,000 personnes

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l’article de 1981 met de l’avant le bûcheron. Les photographies accompagnant le texte représentent certes quelques femmes, mais celles-ci ne participent qu’à des activités socioculturelles. L’expression « femmes fortes » revient une deuxième fois en 1988 sous la plume d’un journaliste du Courrier de Portneuf annonçant la programmation du Festival de la Grosse Bûche de Saint-Raymond : « … deux nouvelles activités pour hommes forts ou pour des équipes d’hommes forts et pourquoi pas de femmes fortes… »156. Comme dans le cas du Festival du Bûcheron,

cette formulation n’apparaît qu’une seule fois durant les 13 éditions se déroulant de 1976 à 1990.

La faible utilisation de l’expression « femmes fortes » nous ramène à l’idée que ces femmes fortes sont dans ce contexte des objets d’exhibition ou de curiosité, et sont perçues comme hors normes. Comme le disent les sociologues Peggy Roussel et Jean Griffet dans un article sur le muscle et la beauté chez les femmes culturistes contemporaines en France, « établir le constat de cette valeur répulsive [de l’apparence du corps de la femme culturiste] équivaut à reconnaître que le muscle au féminin dérange »157. Le muscle, apanage traditionnel des hommes, lorsqu’il est

montré ou exhibé par des femmes « reste cependant de l’ordre de l’exceptionnel : il est intolérable dans l’ordre ordinaire »158.

D’après les résultats présentés dans les journaux, plusieurs femmes réalisent pourtant des performances tout à fait respectables. Au Festival du Bûcheron de Sainte-Aurélie en 1979 par exemple, Sylvie Roy transporte à la brouette 700 livres159.

À Saint-Jean-de-Matha au Festival des Sucres de 1984, Sylvie Blay charrie 800 livres

156 s.a., « 12e Festival de la grosse bûche, de bûche en bûche il y a des nouveautés »,

Courrier de Portneuf, 11 juillet 1988, p.25.

157 Peggy Roussel et Jean Griffet, « Le muscle au service de la "beauté" : la

métamorphose des femmes culturistes », Recherches féministes, Vol. 17 (2004), p.146.

158 Mylène Bilot, « Des femmes colosses : perforer la virilité? Martin Schoeller,

"Female Bodybuilders" », Recherches féministes, Vol. 27 (2014), p.26.

159 Charles-Édouard Parent, « Ste-Aurélie, Le Festival du Bûcheron : toute une

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tandis qu’Annette Chaput et Joane Beaulieu réussissent à transporter 1000 livres160. À

quelques reprises, le résultat des femmes et des hommes lors d’une même épreuve sont comparables. C’est le cas au du Festival du Bûcheron de Normétal en 1978 alors que l’homme et la femme tous deux vainqueurs de l’épreuve de la sciotte font un temps de 12 secondes dans leur catégorie respective. À la suite de l’annonce des résultats, une photographie de la gagnante en action est publiée avec le commentaire suivant :

Qui a dit que les femmes ne valaient rien [à la] sciotte? Mme Mariette Brassard a gagné le concours dans cette catégorie en 12 secondes, le même temps que le gagnant masculin de cette compétition161.

Ce commentaire, bien qu’il soit positif et reconnaisse les mérites de la gagnante, véhicule aussi une opinion populaire très répandue : les femmes ne valent rien dans les compétitions de force, sauf exception. D’ailleurs, le journaliste ne félicite pas cette femme et ne la qualifie pas de forte ou de rapide. Il ne fait que rapporter une information factuelle.