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Évoquer discrètement la modernisation du travail forestier

1.1 Des épreuves de force qui reflètent une tension entre le métier traditionnel et

1.1.2 Évoquer discrètement la modernisation du travail forestier

Pour autant, les festivals forestiers de la deuxième moitié du XXe siècle ne se

limitent pas seulement à célébrer le travail traditionnel des bûcherons. À certains égards, leur programmation reflète aussi l’évolution de cette activité. Dès les années 1940, la mécanisation commence à modifier le travail dans les chantiers forestiers. L’utilisation généralisée des camions, d’abord, induit des changements importants. L’urbanisation qui s’accélère au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ensuite, prive les chantiers d’une partie de leur main-d’œuvre, traditionnellement composée d’agriculteurs-bûcherons. Le recours, enfin, à une main-d’œuvre plus spécialisée et plus qualifiée qui remplace les cultivateurs-bûcherons traditionnels à la fin des années 1940 modifie aussi profondément les conditions de travail dans ce secteur d’activité113. En réaction à ces évolutions, l’industrie forestière étale son activité sur

une plus grande partie de l’année (au-delà des cinq mois habituels) et accroît la mécanisation afin de maintenir son taux de productivité et compenser le manque de main-d’œuvre114. L’allongement de la période de coupe impose cependant des

conditions de travail qui ne sont pas idéales (plus de chaleur et de mouches en été,

111 Camille Legendre, op. cit., p.143. 112 Ibid., p.145.

113 Sylvain Gingras, Les pionniers de la forêt, Saint-Raymond, Publications Triton,

2004, p.127.

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plus de neige en hiver)115. C’est donc surtout à compter des années 1950 que de

nouveaux outils viennent faciliter la tâche des bûcherons, comme la scie mécanique, des camions plus puissants et plus diversifiés, des tracteurs, des débusqueuses à roues, des tronçonneuses, des chargeuses, des abatteuses, etc.116. Grâce à ces outils, la

production de l’industrie forestière des années 1951-1952 et 1955-1956 reste stable, même si elle emploie 10 000 employés en moins117. La complémentarité entre

agriculture et industrie forestière disparaît de plus en plus. D’une occupation secondaire, le travail de bûcheron devient ainsi une occupation principale, puis unique. À partir des années 1950 et 1960, les travailleurs forestiers se spécialisent et se professionnalisent encore davantage, d’autant plus vite que l’industrie veut répondre à la demande croissante en matière ligneuse118. Grâce aux nouveaux outils,

les travailleurs forestiers arrivent à couper jusqu’à deux cents arbres à l’heure119.

Le premier outil qui modifie considérablement le travail des bûcherons est la scie mécanique. Vers la fin des années 1940, les modèles utilisés sur les chantiers sont encore trop lourds et difficiles à manipuler pour réellement aider les travailleurs qui demeurent plus productifs avec une hache et une sciotte bien aiguisée120. Après

quelques années et quelques modifications cependant, l’utilisation des scies mécaniques plus adaptées augmente énormément la productivité des hommes121. La

scie mécanique est toutefois bien plus chère que la hache et la sciotte pour les travailleurs qui doivent toujours fournir leurs propres outils. Pour rentabiliser cet investissement, les bûcherons doivent travailler pendant une longue période chaque année. Ceci a ainsi « contribué à faire du bûcheron un travailleur professionnel »122.

La nécessité d’acheter et d’entretenir cet outil coûteux a également créé une sorte de sélection des travailleurs, écartant les bûcherons occasionnels.

115 Gérald Fortin et Émilie Gosselin, op. cit., p.36. 116 Camille Legendre, op. cit., p.254.

117 Gérald Fortin et Émilie Gosselin, op. cit., p.42. 118 Simon N. Roy, op. cit., p.246.

119 Raymonde Beaudoin, op. cit., p.119. 120 Ibid., p.119.

121 Ibid., p.119.

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Reflétant ces évolutions, à côté de la hache ou du godendard, la scie mécanique fait partie de la programmation des festivals forestiers entre 1967 et 1990. Un article du Droit décrit ainsi en 1972 l’un des concours où elle apparaît : « l’épreuve de la scie mécanique comporte trois coupes obligatoires d’une bûche de pin blanc tournée de 20 pouces de diamètre : une en descendant, une en remontant et la troisième en redescendant. Le tout ne doit pas dépasser 5 pouces et demi et les tranches doivent être complètes »123. Un journaliste de L’Éclaireur-Progrès considère

en 1989 que cette épreuve nécessite « beaucoup d’adresse et de vitesse »124. Il n’est

donc pas nécessairement question de force ou d’endurance comme c’est le cas pour les épreuves de la sciotte et du godendard. Il s’agit tout de même de l’une des épreuves les plus populaires puisqu’elle est présente à toutes les éditions des festivals de 1967 à 1990 à l’exception de 1974 et 1975 (voir Tableau 2).

La mécanisation des outils a également entraîné l’apparition d’abatteuses d’arbres. Avec le temps, cet engin a évolué, exécutant plusieurs des tâches que le bûcheron devait auparavant faire à la main. Il permet à présent de réaliser le tronçonnage, l’ébranchage et la coupe des arbres en billots tout en se déplaçant sur tous les types de terrain125. Au début des années 1980, l’abattage mécanisé représente

41 % du volume de la coupe de bois au Québec. Cette proportion double pour atteindre 80 % au cours des années 1990126. Très volumineuses, se prêtant mal aux

démonstrations spectaculaires de force ou d’habileté individuelles, les abatteuses d’arbres ne figurent pas dans la programmation des festivals forestiers. Entre 1967 et 1990, les quelques concours d’abattage mis à l’horaire se limitent ainsi à l’utilisation de la scie mécanique. Les festivals évoquent donc l’aube de la modernisation et de la

123 s.a., photographie « L’épreuve de la scie mécanique », Le Droit, 10 juillet 1972,

p.13.

124 s.a., photographie « Le concours de tronçonnage… », Courrier de Portneuf, 10

juillet 1989, p.10.

125 Laurent Giraud et al., « Abatteuses forestières, dispositifs et circuits de commande

relatifs à la sécurité », Sécurité des outils, des machines et des procédés industriels.

Études et recherches, Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du

travail (IRSST), Rapport R-593, p.1.

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professionnalisation du métier de bûcheron. L’Éclaireur-Progrès offre en 1981 une description plutôt complète de l’épreuve d’abattage d’arbres :

Le bûcheron devait faire une entaille selon la norme, scier l'arbre sur son demi-diamètre et le faire tomber sur la tige plantée en contrôlant sa direction. Il y avait des points pour la proximité de la tige, l'habillement, le démarrage de la scie, l'utilisation du coin ou levier, le retrait lorsque l'arbre tombe, l'encoche, la charnière et le trait d'abattage. On avait mesuré auparavant certains critères de protection et de sécurité comme aussi le bruit qui doit demeurer inférieur à 115 décibels127.

Cette épreuve se déroulant en équipes de deux hommes est à nouveau l’occasion d’une démonstration des connaissances nécessaires pour l’abattage d’un arbre. Les concurrents sont évalués sur leurs techniques et leur précision plus que sur leur force. Cette épreuve n’est d’ailleurs présente que dans les années 1980, soit de 1981 à 1987 (voir Tableau 2), dans les régions où l’industrie forestière est encore très présente, soit Sainte-Aurélie en Beauce (Chaudière-Appalaches) et Saint-Raymond dans Portneuf (Capitale-Nationale).

Les concours de scie mécanique et d’abattage d’arbres font référence au métier du bûcheron plus moderne. Ces concours créent un contraste avec les épreuves qui renvoient au travail traditionnel des bûcherons. Le bûcheron moderne n’a plus à utiliser son corps de la même manière. Il n’a plus besoin de déployer la force et l’endurance autrefois jugées nécessaires à son métier. Les bûcherons modernes représentent donc un modèle différent de masculinité, moins axé sur la force physique et moins mis en scène dans les festivals à l’étude. En effet, lors des épreuves à caractère moderne, c’est la scie mécanique qui fournit l’énergie nécessaire. Ce n’est donc pas la force du travailleur qui est mise en scène, mais son expertise ainsi que la connaissance des techniques et de l’outil.

Même si les festivals forestiers des années 1967 à 1990 intègrent quelques épreuves de scie mécanique, la plus grande partie de leur programmation vise donc surtout à commémorer le bûcheron traditionnel. Cette image de l’homme utilisant son

127 Charles-Édouard Parent, « Ste-Aurélie, un festival sous la pluie », L’Éclaireur-

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corps, ses muscles et quelques outils non mécanisés n’est déjà plus représentative des conditions de travail dans ce secteur. En outre, alors que Statistiques Canada compte un peu plus de 30 000 travailleurs forestiers en 1950128, ce nombre chute à 16 000 en

1990129. Malgré une diminution flagrante du nombre de travailleurs forestiers et un

profond changement dans les manières d’exploiter les forêts, les organisateurs des festivals choisissent pourtant de faire honneur au bûcheron traditionnel et de perpétuer « l’image légendaire des “raftmen” descendants des coureurs des bois qui incarnaient la liberté la mobilité, la nature sauvage, l’inconnu, le risque, l’aventure, le danger, le triomphe, etc. »130. Ils n’acceptent pas la transition vers un modèle

masculin où la force physique n’est plus centrale et semblent donc refuser la disparition de cet idéal masculin si longtemps prégnant dans les régions forestières et auquel ils rattachent plusieurs de leurs référents identitaires. La force physique, dernier bastion d’une masculinité en changement, devient ainsi le fer de lance d’un nationalisme régional antimoderniste.