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2.1 Des hommes forts « à temps partiel » et des compétitions ludiques

2.1.1 Une compétition ludique

Selon l’ethnologue Martine Roberge, les festivals populaires québécois permettent de répondre aux besoins de célébration de la population et sont l’occasion de renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté tout en brisant la routine quotidienne168. Ces évènements sont en fait des fêtes annuelles de quelques jours dont

la programmation regroupe des évènements à la fois socioculturels (repas, soirées, danses, messes, etc.) et sportifs (jeux et concours de force). Ayant lieu dans ce contexte, les épreuves de force, selon cette logique, servent donc plus de prétextes à la sociabilité qu’à la compétition. C’est ce qu’avance en 1979 un journaliste de

L’Éclaireur-Progrès en présentant la programmation du Festival du Bûcheron de

Sainte-Aurélie :

Enfin un programme bien rempli et bien agencé qui permet à chacun de s’amuser et de récupérer, car des compétitions de toutes sortes sont inscrites au programme du samedi et du dimanche. Ainsi le samedi vers une heure et trente se dérouleront les compétitions de scie à chaîne,

168 Martine Roberge, Martine Roberge, « Les festivals populaires, atout du

développement touristique du Québec? », Espaces – Cahier Fêtes populaires et

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sciotte, godendard, hache de 5 lbs, lancer du bois de pulpe et course dans une poche169.

Les compétitions de force des festivals populaires québécois sont donc présentées à la population comme un divertissement. Durant toute la période étudiée et quel que soit le festival considéré, c’est d’ailleurs le caractère ludique de ces épreuves qui fait le plus consensus. En 1979, les journalistes de La Frontière prévoient que les différentes compétitions de force mises au programme du Festival du Bûcheron de Normétal « en amuseront plus d’un »170. Il en est de même en 1984 alors que le

Joliette Journal annonce « du plaisir au Festival des Sucres [de Saint-Jean-de-

Matha] »171 en titre d’article. En 1987, le Courrier de Portneuf croit également que la

programmation prévue par les organisateurs du Festival de la Grosse Bûche permettra à tous de trouver « de quoi pour se divertir et s’amuser »172.

D’une certaine manière, les compétitions de force rappellent l’époque des chantiers forestiers où les bûcherons, pour se divertir le soir, s’affrontaient dans des compétitions physiques amicales de tir au poignet, lever de la bûche ou lever de la pierre173. Jeanne Pomerleau souligne que « ces jeux de force permettaient de trouver

le “coq” ou le “boulé” du campement, ce qui n’était pas un mince honneur que d’être reconnu comme le plus fort »174. Plusieurs décennies plus tard, les festivals qui

présentent des épreuves de force visent des objectifs ludiques très similaires. Un journaliste du quotidien Le Droit souligne que les compétitions de force sont un évènement auquel participent et assistent les hommes; « pendant ce temps, papa

169 Charles-Édouard Parent, « Ste-Aurélie, un festival hors de l’ordinaire »,

L’Éclaireur-Progrès, 8 août 1979, p.B-26.

170 Michel Poirier, « En fin de semaine, Normétal fête son 5e Festival du Bûcheron »,

La Frontière, 23 mai 1979, p.34.

171 Lise Deschamps, « Du plaisir au Festival des Sucres », Joliette Journal, 4

avril 1984, p.21.

172 Richard Caron, « Au 11e Festival de la grosse bûche, on’z’bûche un billot! »,

Courrier de Portneuf, 6 juillet 1987, p.15.

173 Geneviève Larouche et Dominic Ouellet, « Deux hommes forts… », Exposition

En chair et en muscle. Le phénomène des hommes forts québécois, Musée québécois

de culture populaire, Trois-Rivières, 2015-2016.

174 Jeanne Pomerleau, Bûcherons, raftmen, et draveurs, 1850-1960, Sainte-Foy,

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s’était déjà trouvé une place dans les estrades, avait rencontré quelques amis, compagnons de travail ou voisins »175. En 1980, un journaliste du Courrier de

Portneuf souligne que le Festival de la Grosse Bûche de Saint-Raymond (1976-1990)

constitue « une occasion de se rencontrer, de fêter en prenant le temps de jaser, de fraterniser et de se rappeler de la vie des chantiers »176, tandis que sa compétition de

souque à la corde est présentée en 1989 comme une « lutte amicale »177. Les

compétitions deviennent ainsi un lieu de rencontre « homosocial » où les hommes trouvent du plaisir. Quant aux femmes concurrentes, les journalistes des différents périodiques consultés ne mentionnent que peu d’informations à leur sujet. Ils présentent cependant leur participation comme l’expression du simple désir de se prouver — ou encore de prouver aux hommes — qu’elles peuvent faire une démonstration publique de leur force physique.

Il est d’ailleurs possible d’établir ici un parallèle entre les festivals forestiers québécois et les Highlands Games. Ces derniers célèbrent la culture populaire écossaise depuis la fin du XVIIIe siècle et sont organisés de manière plus formelle à

partir des années 1820178. Eux aussi incluent dans leur programmation des épreuves

de force à caractère forestier dont la plus typique est le « caber toss », soit le lancer d’un tronc d’arbre de plus de quatre mètres. L’objectif n’est pas de le lancer le plus loin possible, mais de lui faire effectuer un demi-tour alors que les hommes forts des festivals québécois des années 1967-1990 doivent transporter un billot choisi, non pour sa longueur, mais pour son poids. L’origine du « caber toss », l’une des épreuves les plus populaires des jeux contemporains, n’est pas clairement définie. Selon David Webster, cette épreuve pourrait à la fois être liée à un rituel de fertilité et à un jeu auquel les hommes travaillant dans les bois en Écosse s’adonnaient pendant leurs

175 Normand Messier, « Les Raftsmen 71, vers un succès sans précédent », Le Droit,

5 juillet 1971, p.13.

176 s.a., « La grosse bûche 1980 », Courrier de Portneuf, 8 juillet 1980, p.34.

177 s.a., photographie « Souque à la corde », Courrier de Portneuf, 10 juillet 1989,

p.7.

178 Marjory Brewster, Joanne Connell et Stephen J. Page, « The Scottish Highland

Games: Evolution, Development and Role as a Community Event », Current Issues

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temps libres. L’une des particularités des Highlands Games est que ces évènements ne se déroulent pas seulement en Écosse. En effet, ils sont rapidement devenus un moyen pour les immigrants écossais de se rassembler et célébrer leur culture d’origine. C’est pourquoi de tels festivals ont également eu lieu au Canada, soit en Nouvelle-Écosse, en Ontario et même au Québec. Parallèlement, les festivals à thématique forestière mettant en vedette le bûcheron, bien que nombreux dans la province, ne sont pas la chasse gardée du Québec. En effet, ce genre d’évènement existe ailleurs au pays et également à l’étranger. Ces festivals représentatifs d’un héritage culturel sont partagés par de nombreuses sociétés où l’industrie forestière fut suffisamment importante pour qu’elles s’imprègnent d’un idéal masculin associé à la figure du bûcheron. L’objectif de ce mémoire n’étant pas de nous lancer dans une comparaison des différentes représentations de la figure du bûcheron, nous en resterons ici pour le moment. Mentionnons tout de même que dès leur commencement, les Highlands Games sont devenus des occasions pour les hommes des milieux ruraux de démontrer leur force dans un environnement de compétition amicale et de fête où se retrouvent locaux, visiteurs et concurrents179. Les Highland

Games permettent de sauvegarder la culture écossaise outre-mer en célébrant ses traditions, en portant ses habits traditionnels (tartan), en commémorant sa culture et en interprétant sa musique (cornemuse). De la même manière, les compétitions de force du Québec perpétuent les techniques traditionnelles forestières en tant que patrimoine culturel canadien-français. Ces héritages sont ainsi honorés annuellement par toute la communauté lors d’une grande fête où l’un des objectifs principaux est le plaisir des festivaliers, que ce soit lors des Highland Games ou des festivals forestiers.

Selon Martine Roberge, la professionnalisation des concours évacue le « côté spontané du divertissement populaire »180. Par exemple, au Carnaval de Québec, les

compétitions sportives (courses en canot sur le fleuve Saint-Laurent, tournois de curling, joutes de hockey, etc.) étaient, à l’origine, des rencontres amicales. Ce n’est

179 Ibid., p.273.

180 Martine Roberge, « Le carnaval de Québec. Identité urbaine et événement festif »,

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que pour répondre à une forte baisse d’intérêt de la population locale envers l’évènement que les organisateurs les ont repensées. C’est ainsi que la course en canots sur glace est devenue une compétition professionnelle et internationale dans les années 1990 alors qu’elle était jusque-là « une activité de loisir amateur et hommage au savoir-faire des canotiers du fleuve »181. Les festivals forestiers à l’étude

constituent un cas assez similaire. Les compétitions de force y sont principalement considérées comme ludiques parce qu’elles commémorent les tâches traditionnelles des bûcherons à une époque où celles-ci disparaissent sous la pression d’une mécanisation intensive du travail forestier. C’est dans ce contexte que des évènements « en l’honneur de ces pionniers de la forêt »182 sont organisés dans les

municipalités où l’industrie forestière reste toujours importante (Normétal, Sainte- Aurélie, Saint-Raymond) comme on l’a vu au premier chapitre. Les festivals et leurs épreuves de force constituent donc autant d’occasions de fêter l’histoire et le patrimoine régional183.