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LES RECHERCHES EN SCIENCES SOCIALES DANS LE CHAMP DU SIDA

La question de la place et de la fonction des recherches en sciences sociales s’est posée dès les premières phases de l’élaboration des réponses sociales et médicales au développement de l’épidémie de VIH-sida. En France, les travaux sociologiques de Michael Pollak sur les homosexuels masculins ont ouvert la voie aux approches en sciences sociales (Pollak, 1988). Ces travaux ont été fondés sur le constat selon lequel on ne disposait pas de données précises et fiables sur le groupe le plus atteint par le virus (plus de 60% du total des cas de sida, à cette époque) permettant de mettre en place des stratégies de prévention adaptées. L’ensemble des travaux en sciences sociales réalisé dans le contexte du sida a reposé sur cette double question : apporter des connaissances précises et fiables sur des domaines peu ou mal explorés auparavant (et notamment le thème des comportements sexuels et de l’homosexualité); aider à la conception et la mise en oeuvre des stratégies de prévention.

D’un point de vue épistémologique, il s’agit, d’une part, réaliser des travaux que l’on peut considérer comme “fondamentaux” dans le champ des sciences sociales et psychologiques. C’est à ce niveau que l’autonomie de décision et de construction des objets de recherche peut et doit se situer à l’intérieur des problématiques de chacune des disciplines. Ce type de recherche ne peut répondre immédiatement ni rapidement à la “demande sociale”. Il devrait, au contraire la précéder et les résultats qui sont produits lors de ces travaux faire l’objet d’une appropriation et d’une élaboration pratique par les acteurs de terrain et les responsables de la santé publique. A ce niveau de recherche, il s’agit moins de se situer à l’intérieur des problématiques proposées par l’action que de chercher à comprendre et éventuellement à “déconstruire” ces problématiques. Cependant, l’absence de recherches sur les thèmes principaux, nécessaires au développement de la prévention a inversé le problème : la demande sociale a suscité un vaste courant de recherches quasiment inexistant auparavant.

Il s’agit, d’autre part, de contribuer à la mise en place des stratégies et des méthodes de prévention sous la forme d’études techniques et d’évaluation des pratiques déjà mises en oeuvre. A ce niveau, la recherche prend une composante technique et opérationnelle et elle se situe à l’intérieur des cadres

proposés par la prévention et par l’action dont elle constitue l’un des aspects.

Dans ce contexte, la psychologie, notamment, peut apparaître comme l’un des éléments qui apportent une contribution à la prévention primaire ou à la prévention secondaire dans le cadre de la pratique médicale.

Cependant, dans la mesure où les réponses sociales à l’épidémie ont été placées sous le signe de l’urgence et de la dramatisation, les sciences sociales ont été principalement convoquées, y compris à un niveau que l’on peut qualifier de

“fondamental”, pour s’insérer dans les problématiques élaborées par les responsables de la prévention, en santé publique, ou ultérieurement dans les problématiques médicales, au moment du développement des traitements pharmacologiques de l’infection à VIH. Dès 1989, J.-P. Moatti donnait en exemple les États-Unis où "l'empirisme behaviouriste" et le fait que "le souci de tirer des conclusions immédiatement opérationnelles des recherches menées suscite moins d'états d'âme." (Moatti, Serrand, 1989).

Cette situation a été tout à fait observable lors des grandes conférences internationales sur le sida qui se sont tenues régulièrement chaque année depuis 1985. Dans les programmes de ces conférences, les sciences sociales n’ont jamais eu le statut de “science fondamentale” dévolu notamment à la virologie ou à l’immunologie mais ont été rattachées au champ de la prévention et de l’action sociale, voire même de l’action militante (Giami, 1991).

Le débat s’est focalisé principalement autour de deux thèmes : d’une part la modification des comportements sexuels et d’autre part, l’amélioration de la compliance des malades aux traitements. Dans ces deux cas, les sciences sociales ont été requises pour apporter des “conclusions immédiatement opérationnelles”, en se situant dans des problématiques considérées comme des états de fait et exclues du champ de l’analyse. En d’autres termes, les dispositifs dans lesquels les interventions des sciences sociales et des psychologues étaient attendues ne devaient pas être “problématisées”, qu’il s’agisse du dispositif de santé publique ou du dispositif médical de prise en charge des malades.

Dans un tel contexte, le développement des recherches en sciences sociales et psychologiques pose la question (1) de l’influence exercée par la demande sociale sur la construction des objets de recherche et (2) des rapports entre recherche fondamentale bio-médicale, pratique médicale et épidémiologique et recherche en sciences sociales.

Il s'agit donc de distinguer deux types de recherches. D'une part, celles qui sont suscitées par la demande sociale et par les questions qui sont posées par les acteurs de terrain, qu'ils soient médecins, membres des professions de santé, patients ou militants associatifs et qui visent à fournir - rapidement - des réponses pratiques à ces questions. Il s'agit ici de s'insérer dans des problématiques construites à partir des problèmes rencontrés dans les pratiques. D'autre part, il s'agit de poursuivre des recherches orientées par des problématiques théoriques et qui se situent dans un nécessaire décalage avec les nécessités et les demandes issues de la pratique, dans la mesure où elles reposent sur une reformulation et une interprétation de ces questions. Ce type de recherche ne vise pas à répondre rapidement et à la lettre aux questions émanant d'autres champs de recherche et de la pratique clinique.

Il n' a pas été impossible de se situer sur ces deux pôles. C'est ce qui a été tenté lorsque les promoteurs et les investigateurs des essais vaccinaux contre le VIH (phase 1) ont fait appel à des psychiatres et des chercheurs en sciences sociales et psychologiques pour concevoir et mettre en oeuvre le recrutement, la sélection et le suivi des volontaires (Souteyrand et al. 1992; Stoessel et al., 1994).

Dans ces recherches, les sciences sociales ont participé de plein droit à une entreprise pluridisciplinaire orientée principalement par une logique bio-médicale. Par ailleurs, la participation à cette entreprise a en outre permis de comprendre les processus psycho-sociaux (motivations et représentations) à l'oeuvre dans l'acte de se porter volontaire (Giami, Lavigne, 1996) ou de refuser de le faire (Giami, Lavigne, 1997). De tels résultats publiés dans des délais plus longs ont permis en retour d'améliorer le recrutement et le suivi des volontaires qui s’est poursuivi au delà de la réalisation de ces recherches.

Si l’on se situe du point de vue scientifique, les études que nous avons réalisées dans le champ du sida ont permis les avancées suivantes.

1 - La problématique de la “Figure Fondamentale des représentations du handicap” a été retravaillée au plan théorique avec l’élaboration des notions de

“représentations originelles” et de “noyau originel des représentations”

distinguées des notions de représentations périphériques considérées comme liés au contexte de l’expérience actuelle des acteurs. Cette élaboration théorique a permis de mieux appréhender la question du changement des représentations au cours de l’histoire récente et sous l’effet de l’expérience et de

mettre en évidence les relations entre ces deux niveaux d’analyse.

2 - La question des relations entre discours scientifique et représentations a été traitée de manière originale en donnant le statut de représentation au discours scientifique aussi bien qu’aux discours recueillis auprès des acteurs et étudiant les relations de circularité entre ces deux niveaux de discours. Le discours scientifique a donc été traité à la fois comme porteur de représentations et de métaphores et comme producteur de représentations et de métaphores.

3 - La question de l’influence du dispositif scientifique, en d’autres termes des biais suscités par le contexte de recueil des données sur la production des énoncés et des représentations par certaines catégories d’acteurs a été traitée dans le cadre de la recherche auprès des volontaires et des non-volontaires pour les essais vaccinaux.

Les approches menées en termes de représentations illustrent parfaitement les enjeux - politiques - de la construction des objets de recherche et du développement des recherches, notamment au travers de la question des statuts respectifs attribués à la rationalité. Les conclusions développées à propos des recherches sur les représentations du handicap sont tout à fait applicables au champ du sida Le choix des objets de recherche et des populations dont il s’agit d’étudier les comportements ou les représentations relève en dernière analyse de choix politiques et idéologiques au moins autant que de choix scientifiques. Les effets de la construction préalable des objets de recherche par la demande sociale seront étudiés plus en détail à propos des recherches sur la sexualité.