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LE QUESTIONNAIRE ACSF

Le questionnaire de l'enquête ACSF (Analyse des Comportements Sexuels en France) a été analysé comme un indicateur de l'évolution et de la reformulation des représentations de la sexualité dans le contexte du sida. Nous avons attribué au questionnaire le statut d'un document qui cristallise des univers de référence, de communication et de signification concernant la sexualité. Dans cette perspective, si le questionnaire a été considéré principalement comme un document scientifique, l'analyse a traité le produit final, non seulement comme un document scientifique, mais aussi comme un objet culturel qui résulte d'un certain nombre de compromis entre des exigences scientifiques, des objectifs de santé publique, des contraintes politiques, idéologiques, éthiques, économiques et psychologiques. De ce fait le questionnaire ACSF repose sur, en même temps qu'il explicite, une nouvelle représentation de la sexualité qui inclut les pratiques sexuelles, l'activité mentale qui oriente et accompagne celles-ci, et le contexte relationnel dans lequel l’activité sexuelle se déroule. Le

"comportement sexuel" est défini, dans l'ACSF, comme "une configuration comprenant un répertoire de pratiques sexuelles, un répertoire de scénarios et un répertoire de significations" (Bajos, Bozon, Giami, Ferrand, 1993, p.33).

Cette nouvelle représentation de la sexualité est focalisée sur la dimension du risque de la transmission du VIH qui bénéficie d'un traitement central, au détriment d'autres dimensions telles que la procréation.

Il s'agit donc de montrer comment et en quoi cette représentation a été opérante sur le plan de la construction du questionnaire. C'est à dire en quoi cette représentation a orienté d'une part, de manière implicite, la sélection des questions retenues concernant le champ de l'activité sexuelle, et des dimensions psychologiques et sociologiques et, d'autre part, de manière plus explicite le choix des questions concernant la santé, la maladie, le sida et la santé publique.

Le questionnaire a été analysé du point de vue de sa structure thématique (les questions qui sont posées et celles qui ne le sont pas) et de la façon dont ces questions sont posées, en prenant en compte les considérations qui ont présidé au choix, à la chronologie et à la formulation des questions portant sur l'activité sexuelle. L'analyse a été menée à deux niveaux. Le questionnaire a été, d'une part, présenté et discuté du point de vue de sa pertinence scientifique par

rapport aux problèmes posés; il a été, d'autre part, discuté du point de vue de sa signification, du fait qu'il constitue une "construction référentielle"

(Ghiglione : 1987) en même temps qu'un "script" (Simon, Gagnon, 1986) socialement acceptable de communication sur la sexualité.

Cette analyse prend appui sur la comparaison avec des questionnaires réalisés par d'autres équipes dans les pays industrialisés, avant l'apparition du sida et, dans le contexte du sida, antérieurement et parallèlement à l'ACSF. Les choix effectués par ces différentes équipes dépendent de différents facteurs : des facteurs strictement scientifiques liés aux traditions et à l'expérience de recherche existant dans ce domaine et des facteurs culturels et politiques locaux.

Cette analyse est fondée sur ma propre position dans le dispositif de l'enquête ACSF. En tant que psycho-sociologue, membre de l'équipe de recherche, je revendique ma part de responsabilité scientifique dans les choix qui ont abouti à l'élaboration du questionnaire final et auxquels j'ai contribué. En tant que chercheur analysant les représentations de la sexualité, je traite le questionnaire comme un matériau d'analyse de premier choix pour en décrypter le sens.

Cette analyse n’a été possible que dans "l'après-coup" de la réalisation de l'enquête et de la publication des premiers résultats : c'est le moment où une certaine distance a commencé à s'installer avec l'objet que constitue le questionnaire, et où il a été confronté à nouveau avec d'autres questionnaires élaborés par ailleurs pour réaliser des enquêtes similaires. Il s'agit donc d'une prise de distance critique fondée, à la fois, sur les premières évaluations de la productivité du questionnaire et de son adéquation aux objectifs qu'il est censé remplir, et sur une analyse comparative permettant de réfléchir sur les choix qui ont été opérés. Cette analyse entre dans un projet critique plus spécifique aux approches des sciences humaines qu'à celles de la santé publique.

Nous avons tenté de repérer l'influence, et notamment la réduction spécifique, qu'exercent les modèles explicatifs de l'épidémiologie sur la délimitation de l'étude de l'activité sexuelle et d'identifier l'émergence d'une nouvelle représentation de l'activité sexuelle dans le contexte évolutif de l'épidémie de VIH-sida.

L'analyse détaillée de la structure et des contenus thématiques des questionnaires - et en particulier du questionnaire de l'ACSF - a été réalisée sur différents éléments : 1/ la présentation du questionnaire aux personnes interrogées; 2/ les caractéristiques attribuées aux répondants ainsi qu'aux

partenaires décrits et rapportés par ceux-ci; 3/ les pratiques sexuelles; 4/ la thématique sexualité-risque-sida. Pour chacun de ces éléments nous avons été en mesure de mettre en évidence la prédominance d'une "problématique-sida"

qui a imprégné l'ensemble du questionnaire, en plaçant l'exploration de l'activité sexuelle de la population sous le signe majeur du thème du "sida".

Cette imprégnation a été repérée dans son caractère explicite (les thèmes spécifiquement liés au "sida") et implicite (les problématiques et les thématiques non spécifiquement "sida", recentrées et focalisées sur le "sida").

Globalement, cette prédominance du thème du sida s'exprime au travers d'une sur-représentation des questions liées à ce thème et d'une sous-représentation d'autres problématiques non directement, c'est à dire implicitement considérées a priori comme non reliées à ce thème. Ces caractéristiques sont cependant beaucoup plus fortement observables dans certains des questionnaires qui ont été comparés au questionnaire ACSF (le questionnaire réalisé au Royaume-Uni, par exemple). Par contre, le questionnaire réalisé en Finlande témoigne d’une orientation sexologique plus nette.

La “représentation épidémiologiste de la sexualité” repose sur les éléments suivants. Tout d'abord, les pratiques sexuelles et notamment les pratiques impliquant l'échange de fluides biologiques constituent le fondement des explorations. La description et la mesure de ces contacts sexuels vise à évaluer la dynamique de la transmission du virus en population générale. A l'intérieur de l'étude des pratiques sexuelles, les pratiques anales (pratiques d'insertion et de réception du pénis dans l'anus) ont fait l'objet d'une attention particulière.

Compte tenu des informations épidémiologiques concernant les "groupes à risque" l'homosexualité masculine a fait l'objet d'une exploration sans précédent dans l'histoire des enquêtes. La focalisation sur l'homosexualité a favorisé la “problématisation” de l'évidence de l'hétérosexualité (présente dans les enquêtes influencées par l'usage de la contraception). Il n'est plus tenu pour acquis, comme dans l'enquête Simon, que le partenaire sexuel du répondant est systématiquement une personne de l'autre sexe. En outre, la notion de partenaire sexuel - "une personne avec laquelle on a eu au moins un rapport sexuel" - remplace celle de conjoint, ce qui constitue une remise en question de l’évidence du caractère “conjugal” de l’activité sexuelle très présente dans les travaux de Kinsey. La pratique sexuelle - la fréquence et les modalités de celle-ci - devient le critère d'évaluation de la relation en prenant le pas sur les modalités de cette relation (mariage, notamment). Le multipartenariat constitue aussi désormais l’un des points d'entrée du questionnement. Il est tenu pour acquis qu’une majorité d’individus ont eu au cours de leur vie plus d'un

partenaire sexuel et cela constitue la norme à partir de laquelle on mène les interrogations. Les critères selon lesquels les partenaires sexuels sont

"sélectionnés" prennent dans ce contexte une place importante. Enfin, l'activité sexuelle est considérée comme le moyen au travers duquel des affections peuvent se transmettre; les moyens pour se prémunir de telles affections sont explorés en détail. Près de 70 questions ont abordé de manière directe ou indirecte le thème du préservatif, alors de ce thème n’est pas abordé dans l’enquête finlandaise. Par contre, les aspects procréatifs de la sexualité et la masturbation n'ont pas fait l'objet d'une focalisation importante et ont même été exclus des investigations dans certaines recherches.

On a ainsi pu mettre en évidence que le fait de traiter la sexualité sous l'angle du sida a cristallisé l'élaboration d'une nouvelle représentation sociale de la sexualité.

PORNOGRAPHIE ET REPRÉSENTATIONS DE