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CHAPITRE 3 : Le Nouvel Esprit Scientifique

3.5 Différentes rationalités de la nutrition

Au XXème siècle, la relation de l’homme à l’aliment a aussi été évaluée sous diverses dimensions qui diffèrent du cadre médico-biologique. Il s’agit de regarder la nutrition d’après les résultats des études dans d’autres domaines, composées par d’autres méthodologies que les médico-biologiques.

L’aliment transformé dans l’acte culinaire, caractérise l’homme, par quoi il se distingue de la nature2. Cet acte devient ainsi un acte culturel. La question ici est de savoir quels sont les raisons et les déterminants socioculturels du goût et des choix alimentaires ? Comment sont-ils modifiés à l’intérieur d’un espace comme l’hôpital ? Les travaux de Pierre Bourdieu à propos de la Distinction dans les années 70, considèrent que le goût et la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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H.N. Tucker, SG. Miguel, « Cost containment through nutrition intervention », Nutr Rev, 1996, vol. 54, p. 111-121.

! "")! consommation alimentaire ne dépendent pas uniquement d’un facteur socio-économique (l’âge, le sexe, la religion, le milieu socioculturel), mais aussi :

« de l’idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps1.»

Il y aurait ainsi des « goûts de luxe ou de liberté » et des « goûts de nécessité ». Cela se traduit, par exemple, par des préférences des classes populaires par les aliments nourrissants et économiques et à l’opposé, la classe bourgeoise préfère des aliments savoureux et sobres. Les aliments nourrissants et économiques auront comme visée davantage la force du corps (masculin) que la forme et les aliments sobres et savoureux, le souci de santé. Ce cadre est particulier à chaque société, ce qui détermine ainsi « un modèle alimentaire »2. L’industrialisation de l’alimentation au XXème siècle a favorisé le stockage, la disponibilité et l’abondance de nutriments, au moins dans la plupart des pays. Du coup, les modèles alimentaires actuels ont déplacé la question de la quantité à la qualité de l’alimentation. La question de : « aurons-nous à manger ? » par « que vais-je manger ? » et aussi « avec qui on va manger ? » Le choix des aliments est alors un acte conscient, réfléchi qui structure les modèles alimentaires. Ceux-ci sont catégorisés par rapport à une finalité et une hiérarchisation de valeurs : gastronomiques, alimentaire, nutritionnelle. Des rationalités différentes se cachent derrière ces catégories : santé, convivialité, socialité, esthétique plaisir. Les rationalités s’organisent autour de la nourriture. Ainsi, un nutriment plutôt qu’un autre, peut être priorisé par une de ces catégories. Jean Pierre Poulain, d’après des études sociologiques récentes, montre la complexité de ces catégories et le fait que malgré le décalage entre les normes et les pratiques, le « mangeur » dans aucun cas n’agit de façon irrationnelle3. Au-delà de cette dimension socio-culturelle, la cuisine et les repas forgent les liens sociaux et familiaux. Les moments les plus affectifs d’un individu se fêtent autour d’une table. La convivialité d’un repas est un critère qui peut être aussi important que le critère gustatif ou économique.

Dans le milieu hospitalier, les modèles alimentaires sont transformés et dans certaines situations d’autres dimensions sont prises en compte. D’une part, le patient est confronté à un repas, préparé par un inconnu, servi par un soignant et avec une présentation et un goût qui ne sont pas toujours appétissants. D’autre part, le malade n’a pas le choix de l’aliment, et il lui est interdit de profiter des aliments de l’extérieur. La convivialité peut être !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

1 P. Bourdieu, La distinction, Paris, les éditions de minuit, 1979, p. 210. 2

JP. Corbeaux, « Aurons-nous à manger, que vais-je manger ? » dans Penser l’alimentation, Paris, Privat, 2002.

! ""*! maintenue, à condition d’avoir l’accompagnement d’un bon voisin de chambre. Ainsi, manger au lit avec la famille peut signifier un moment convivial qui, momentanément, échappe à l’institution hospitalière, et peut être associé à un signe précurseur de guérison ou de retour à la normalité1 annonciateur d’une sortie prochaine. Au contraire, il peut s’agir aussi d’un malade en fin de vie, et lui apporter un aliment, un repas, peut avoir une connotation symbolique magique qui aurait pour but de tenter la guérison, ou simplement une tentative de faire plaisir au mourant. Quoi qu’il en soit, manger à l’hôpital est perçu par les malades, plutôt comme un acte médical, « on mange pour se soigner ». Les autres rationalités restent secondaires.

Compte-tenu de ces éléments, s’alimenter à l’hôpital par voie naturelle ou par support nutritionnel est principalement un acte médical. Les avancées de la médecine les nouvelles technologies, permettent de réaliser des chirurgies de plus en plus performantes, des soins en réanimation de meilleure qualité, une longévité de plus en plus importante, tous des facteurs qui mettent en jeu différentes dimensions dans la relation de l’homme à l’aliment.

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JP. Corbeau, « S’alimenter à l’hôpital : les dimensions cachés de la coménsalité», dans L’appétit vient en mangeant ! Histoire de l’alimentation à l’hôpital XV-XX siècles. op.cit., p. 101.

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CONCLUSION

Interroger l’état actuel de la science de la nutrition, nous permet de conclure que la nutrition est une science mais aussi un art, que sa pratique est indépendante d’autres sciences telles que la médecine et la biologie. Nous définissions la nutrition comme la science empirique qui étudie la relation de l’homme à l’aliment. Elle est fondamentalement biologique et étudie l’ensemble des procédés (y compris l’acte volontaire de l’alimentation) par lesquels les individus utilisent les aliments pour trouver un état nutritionnel et assurer un état adéquat de santé. Ainsi « nutrition » et « nutrition humaine » doivent être différenciées par rapport à la possibilité d’une nutrition animale ou végétale. En ce sens, une sociologie de la nutrition ou une nutrition publique sont possibles, dans la mesure où les aspects sociologiques ou politiques de la nutrition deviennent des objets d’étude.

Un intérêt particulier doit, cependant, être porté à la nutrition en tant que clinique. Il ne s’agit pas de la simple application des connaissances de la nutrition dans le domaine de la « clinique ». C’est le regard que porte le médecin d’aujourd’hui sur la malnutrition et ses possibilités d’agir avec des nutriments artificiels dans l’ère post-génomique, qui constitue cette discipline comme une entité à part entière. Cette discipline étudie la relation entre santé/état nutritionnel et maladie/ malnutrition et possède comme moyen propre, le support nutritionnel. Le double statut du nutriment en tant qu’aliment et médicament et, par conséquent, l’émergence d’un double statut du support nutritionnel comme un « soin » et comme une « thérapeutique », engendre des enjeux éthiques essentiels pour la pratique de la médecine.

Ce dernier point est central car la distinction entre traitement et soin est en constante tension dans la pratique de la nutrition. C’est en ce sens que le questionnement sur le statut épistémologique de la nutrition nous amène à questionner les enjeux médico-biologiques, mais aussi politiques et sociaux de la relation de l’homme à l’aliment.

Toutefois cette approche reste insuffisante dans la mesure où elle ne pose pas de normes susceptibles de définir l’usage de la nutrition dans une dimension éthique. En effet, si l’épistémologie permet de constituer la nutrition comme science autonome, au croisement d’un questionnement multidisciplinaire, et la nutrition clinique comme une discipline à part entière, elle ne confère pas des critères nécessaires pour décider d’une action éthique dans le champ de la nutrition. Pour cette raison, une nouvelle difficulté se présente : comment

! "#"! déterminer des critères et des normes qui puissent permettre à la pratique médicale de répondre aux questions éthiques posées par la nutrition et sur lequel l’épistémologie se révèle insuffisante ? Ces difficultés épistémologiques engagent des enjeux éthiques qu’il est nécessaire à présent d’étudier.