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Le concept de nutriment au cœur de la nutrition

CHAPITRE 3 : Le Nouvel Esprit Scientifique

3.1 Le concept de nutriment au cœur de la nutrition

Il convient de reprendre ici la définition de « concept » formulée par Canguilhem dans

La formation du concept de réflexe. Le concept renvoie à une nomination ou à un nom,

utilisé dans des terrains différents et qui prend des sens différents sans que sa vérité première soit altérée2. Notre thèse est que la nutrition comme science s’est constituée au cours du XXème siècle à partir de la définition biochimique du concept de nutriment et des diverses interactions avec les sciences comme la génétique, l’immunologie, la sociologie et la pharmacologie. Nous pensons aussi que cela a permis le développement de disciplines scientifiques autonomes dans le domaine professionnel, donnant ainsi naissance au diététicien.

L’idée conceptuelle première du nutriment, nous l’avons identifiée dans la biologie d’Aristote. En effet, pour Aristote il existe une substance extraite des aliments qui après être devenue sang, pourrait se transformer en un tout, composant de l’organisme. Il a fallu attendre la Révolution chimique au XVIIIème siècle pour avoir une idée plus claire de cette substance. En effet, le mot « nutriment » du latin « nutrimentum » ou nourriture a été défini en 1854 par le médecin Lucien Corvisart comme :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 1

G. Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 14. 2

G. Canghuilhem, « La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIé siècles », dans Histoire des

! *)!

« Substance alimentaire capable d'être assimilée directement1.»

Il se différencie de l’aliment par ses propriétés physiologiques.

« L’aliment n’est qu’une substance brute, d’une qualité toute inférieure ; par lui-même, il n’a aucune propriété pour entretenir la vie, il laisse périr d’inanition celui qui ne digère point ; l’aliment brut par la digestion acquiert tout à coup une aptitude à nourrir, ou si l’on veut, à faire vivre. Lorsqu’il a acquis cette propriété élevée, je l’appelle nutriment. Le nutriment a, par lui-même, la propriété de nourrir même celui qui ne digère pas ; c’est l’aliment ayant acquis l’aptitude vitale2. »

Le nutriment est ainsi le composant ultime qui est assimilé dans l’organisme. La définition de 2013 de l’Académie Française de Médecine, ne s’éloigne pas de cette dernière définition :

« Composant alimentaire simple, qui ne nécessite pas de transformation chimique préalable pour être assimilé par l’organisme considéré, tels que les oses pour les glucides, les acides gras pour les lipides, les acides aminés pour les protides, les substances minérales, les vitamines3. »

Or, depuis 1854 beaucoup d’avancées ont été accomplies. En effet, la période de la découverte biochimique de la plupart de nutriments se situe entre 1910 et 1940 et elle est considérée comme l’« Âge d’or de la recherche nutritionnelle »4. Ainsi, la découverte de la première vitamine, la B1, a débuté en 1910 pour ensuite être isolée en 1912 et la dernière, la B12, en 19385. L’importance de cette période est due aussi à la structuration du métabolisme intermédiaire en cycles, (en particulier le cycle de l’urée et de l’acide citrique par Krebs) et à la découverte des acides aminés essentiels et en général à la notion de « nutriment essentiel »6. Il est important de souligner la place des protéines comme nutriment principal dans la construction de la nutrition comme science d’après les travaux du chimiste allemand Von Liebig. Il saisit l'importance de ce nutriment, en tant que composé chimique qui accélère le début de la croissance des plantes, des animaux et des humains. En conséquence, les systèmes alimentaires européens dominants ont été conçus

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1 L. Corvisart, Etudes sur les aliments et les nutriments, Paris, Labé, 1854, p. 41. 2

Ibid., p. 4.

3 Dictionnaire médical en ligne de l’Académie Nationale de Médecine 2013. http://dictionnaire.academie-

medecine.fr/. Consulté le 10 avril 2014.

4 K. Carpeniter, « Nutrition » dans, Dictionnaire de la pensée médicale, D. Lecourt, Paris, PUF, 2004, p.

797.

5 On classifie les nutriments en macro (protéines, glucides et lipides) o micronutriments (vitamines et

oligoélément.

6

Nutriment qui ne peut pas être synthétisé de novo par l’organisme et qui doit t’être apporté par l’alimentation.

! **! pour mettre l'accent sur les protéines animales. En 1953, McCollum dans A History of Nutrition affirmait que:

« 1940… marks the achievement of the primary objectives set by pioneers in this field of study. They sought to discovery what, in terms of chemical substances, constituted an adequate diet for man and domestic animals, and that purpose was realized1. »

« L’année 1940 marque la réalisation des objectifs principaux fixé par des pionniers dans ce domaine d’étude. Ils ont cherché à découvrir ce qui, en termes de substances chimiques, constituait un régime adéquat pour l'homme et les animaux domestiques, et ce but a été atteint. »

Connaissant le régime adéquat de la population, la nutrition devient du même coup un instrument politique. Le rôle de l’Etat est d’assurer la sécurité alimentaire. On considère que la moitié de la croissance économique au Royaume-Uni et d'autres pays d'Europe occidentale entre 1790 et 1980 est attribuée à l'amélioration de la nutrition de la population, ainsi que d'autres mesures de la santé publique2. De ce fait la nutrition comme science conduit à la création d’une discipline paramédicale, la diététique3. D’abord, aux Etats Unis en 1917, avec la création de l’Association Américaine de Diététique (ADA, American Diététique Association), en Grande Bretagne en 1924, puis en France en 1945. Aux Etats Unis, la mission de l’ADA était d’aider le gouvernement à mieux alimenter les troupes sous la Première Guerre mondiale. En France, la première école de diététique a été ouverte à Paris en 1951 par des biochimistes, physiologistes et médecins. Parmi eux le Professeur Jean Trémolière qui considérait en 1964 la nutrition humaine comme la science qui sert à :

« - Définir les standards ou besoins alimentaires - Dégager les facteurs nutritionnels des maladies - Définir les innocuités et les qualités des aliments

- Etudier comment une habitude alimentaire peut se modifier4.»

Ainsi est créé la discipline et, avec elle, apparaissent des professionnels spécialistes appelés diététiciens qui sont considérés comme des « spécialistes en alimentation rationnelle ».

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1 EV. McCollum, A History of Nutrition, Boston, Hougnton Mifflin Company,195, p.420.

2 G. Cannon, « The rise and fall of dietetics and of nutrition science, 4000 BCE–2000 CE», Public Health

Nutrition, 2005, vol. 8, p.701–705.

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Les études paramédicales de la diétéique sont bac +2.

! "++! L’intérêt de ce concept biochimique et physiologique de nutriment, au cours du XXème siècle est qu'il s’applique à de nouvelles sciences, en particulier, à l’immunologie, la pharmacologie, la génétique et à des sciences humaines comme la sociologie et l’anthropologie. L’importation de la notion de nutriment dans ces champs différents permet d’élargir le champ d’application de la nutrition, mais aussi de caractériser et de limiter le domaine propre de cette science. Autrement dit, le développement des connaissances scientifiques sur les nutriments a entraîné l’exploration de nouveaux domaines et la construction de nouvelles méthodes. Cela a eu également pour effet de fixer des limites et de définir la nutrition comme science et de réorganiser différentes disciplines à l’intérieur de cette science. Il convient donc de retenir que le nutriment est un élément unificateur de la science de la nutrition.