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Les rapports entre protection et limitation de la liberté contractuelle

1. Le principe

Comme acte juridique bilatéral (art. 1 CO), le contrat ne résulte pas de l’exercice de la liberté contractuelle d’une seule partie, mais de celui conjoint de la liberté contractuelle de chaque cocontractant43. La nécessité de protéger la liberté contractuelle dans les rapports entre particuliers (art. 35 al. 3 Cst) va par conséquent avant tout conduire à limiter la liberté d’une partie pour pro-téger celle de l’autre (art. 36 al. 2 Cst)44. C’est ce qu’exprime du reste l’art. 2 CC. Par son renvoi aux règles de la bonne foi, l’art. 2 al. 1 CC souligne qu’il faut protéger la confiance (« Treu und Glauben ») que chacun peut avoir dans le comportement loyal et correct de ses semblables, si bien que l’ordre juridique ne conçoit l’exercice des droits subjectifs, en particulier ceux dérivés de la li-berté contractuelle45, que d’une façon qui n’entrave pas l’autonomie privée des autres personnes contre leur volonté, de telle sorte que la liberté de chacun s’accorde avec celle de tous46. C’est pourquoi, en enjoignant à chacun d’agir selon les règles de la bonne foi, l’art. 2 CC pose une limite à tout exercice d’un droit47.

Dans les rapports entre cocontractants, il n’y a donc pas antagonisme, mais complémentarité entre limitation et protection de la liberté contractuelle48

42 ATF 131 I 333 c. 4.2.

43 JÄGGI, n. 38 ad art. 1 CO.

44 BIAGGINI, n. 21 ad art. 36 Cst ; voir aussi MERZ n. 86 ; OFTINGER, p. 318 s.

45 MORIN, Les art. 2 et 4 CC, p. 215 ; BK-HAUSHEER/AEBI-MÜLLER, n. 133 ad art. 2 CC.

46 MORIN, Les art. 2 et 4 CC, p. 211 ; BK-HAUSHEER/AEBI-MÜLLER, n. 22 ss et 34 ad art. 2 CC.

47 ATF 47 II 440 c. 1 ; ATF 72 II 39 c. 2, JdT 1946 I 386 ; ATF 83 II 345 c. 2, JdT 1958 I 194. Sur le fait que l’art. 2 al. 2 CC complète l’art. 2 al. 1 CC en revoyant à cette limite à tout exercice d’un droit, cf. MORIN, Les art. 2 et 4 CC, p. 210 ss.

ARIANE MORIN

raison pour laquelle la doctrine considère que la liberté contractuelle de cha-cun trouve sa limite immanente dans la nécessité de protéger celle d’autrui49.

Cela explique pourquoi de nombreuses règles du droit des contrats peu-vent apparaître comme des normes limitant la liberté contractuelle si l’on se place du point de vue d’une partie, et comme des normes la protégeant si l’on se place du point de vue de l’autre partie. Par exemple, l’art. 270 CO limite la liberté contractuelle du bailleur, puisqu’il permet au locataire de contester le montant du loyer initial. Mais en même temps, il protège la liberté contrac-tuelle du locataire, puisqu’il ne s’applique que lorsqu’il existe des indices suf-fisants d’une absence de possibilité pour celui-ci de négocier le loyer initial en raison de sa situation de détresse personnelle, ou de la pénurie de locaux.

Les règles qui visent à limiter la liberté contractuelle d’une partie pour pro-téger celle de l’autre se distinguent des règles qui limitent le contrat comme tel, en tant qu’expression de la liberté contractuelle de chaque partie, pour proté-ger des intérêts publics ou privés (art. 36 al. 2 Cst) jugés supérieurs aux intérêts des cocontractants. Par exemple, un contrat est contraire aux mœurs (art. 19 al. 2 et 20 al 1 CO) si son objet ou son but heurte le sentiment général des con-venances ou les principes éthiques et les critères et valeurs de l’ordre juridique dans son ensemble50. Cette limite à la liberté de l’objet vise donc des buts d’intérêt public, qui l’emportent sur les choix des parties, indépendamment de considérations quant aux rapports entre leur liberté contractuelle respective.

C’est pourquoi l’interdiction des engagements violant les droits de la person-nalité (art. 27 CC), qui sanctionne des contrats touchant au cœur de l’autonomie privée51, intervient même si la partie lésée a donné son consente-ment libre et éclairé à cette atteinte, par exemple parce qu’elle devait recevoir une rémunération considérable en échange52.

2. La nécessité d’une pesée des intérêts

Une pesée des intérêts est nécessaire pour déterminer dans quelle mesure la liberté contractuelle d’une partie peut être limitée pour protéger celle de l’autre (cf. art. 36 al. 3 Cst)53. Vu l’absence de hiérarchie entre les droits

49 ARNET, n. 184 ; BELSER, p. 51 ; KRAMER, n. 161 ad art. 19-20 CO ; MERZ, n. 86.

50 ATF 123 III 101 c. 2, JdT 1997 I 586 ; ATF 132 III 455 c. 4.1, JdT 2007 I 251 ; ATF 133 III 167 c. 4.3.

51 ATF 102 II 211 c. 6.

52 GAUCH/SCHLUEP/SCHMID, n. 687. On ne peut donc pas soutenir en s’appuyant sur l’art. 28 CC qu’un engagement excessif et donc contraire aux mœurs selon les art. 27 CC et 19 et 20 CO est valable lorsque la partie lésée y a consenti, contrairement à ce que soutient une partie de la doctrine (BUCHER, n. 114 ss, 548 ad art. 27 CC ; KRAMER, n. 371 ss ad art. 19-20 CO) et le TF dans un arrêt isolé (ATF 129 III 209 c. 2.2, JdT 2003 I 623).

La liberté contractuelle

mentaux54, les besoins que chaque partie cherche à satisfaire par le contrat ne sont pas déterminants à cet égard. Il faut partir du principe que les personnes étant égales entre elles (art. 8 Cst), les parties disposent formellement de la même autonomie privée et donc de la même liberté contractuelle, si bien que le législateur doit veiller à ce que chacune d’elle puisse matériellement exercer sa liberté contractuelle de façon équivalente, sans quoi la liberté d’une partie ris-querait d’être vidée de sa substance par l’abus de la liberté de l’autre partie55.

Ainsi, l’effet obligatoire du contrat, implicitement prévu aux art. 1 et 68 ss CO, limite la liberté de conclure, plus précisément la liberté de renoncer au contrat si l’on ne désire plus s’y soumettre56. Cette limite ne peut pas être im-posée à une partie pour la seule raison que l’autre partie désire le maintien du contrat, puisque, formellement, sa liberté de profiter du contrat n’a pas plus de poids que la liberté de son cocontractant de renoncer à ce contrat. L’effet obli-gatoire du contrat découle de motifs supplémentaires, à savoir de l’idée, dé-duite de l’art. 2 CC, que la partie qui prétend revenir sur son engagement crée le risque de léser l’autre partie en rendant vaines les mesures que celles-ci a prises en se fiant légitimement à son offre ou son acceptation (p. ex. les dé-penses qu’elle a faites en vue de l’exécution du contrat), et de porter une at-teinte excessive à son autonomie privée. Une partie peut certes invalider le contrat pour vice du consentement (art. 23 à 31 CO), ou le résilier s’il s’agit d’un contrat de durée (ex : art. 266a, 335, 377 ou 404 CO). Elle devra néan-moins indemniser l’autre partie, dans la mesure où le motif de l’invalidation de la résiliation ne lui est pas imputable et où elle ne pouvait pas réaliser d’une autre façon que son cocontractant ne voulait pas, ou plus, être lié (cf. p. ex.

art. 26 CO et 3 CC ; art. 266g al. 2 CO, 336a et 337c CO, 377 ou 404 al. 2 CO).

Par ailleurs, il n’est pas possible de corriger le contenu d’un contrat pour le seul motif qu’il est défavorable à une partie, puisqu’il est en principe possible de s’engager pour n’importe quel objet, aussi défavorable soit-il57. Cela ne vaut toutefois que si le contrat repose sur le libre consentement de chaque partie : il les lie alors indépendamment de son contenu, puisque chacune d’elles a plei-nement voulu ce résultat, même s’il lui est désavantageux58.

En revanche, le contrat ne reflète pas l’exercice équivalent de la liberté con-tractuelle de chaque partie, lorsqu’au moment de le conclure, l’une d’elles se trouvait dans une situation de faiblesse personnelle (ex. : art. 21 CO) ou

54 Cf. ATF 140 I 210 c. 6.7. Voir aussi supra, I.B.

55 BELSER, pp. 37 ss et 51 ss ; JÄGGI, n. 207 ad Rem. prél. à l’art. 1 CO.

56 Supra, I.A.1.

57 Supra, I.B.3. D’où le rejet en droit suisse de la doctrine du iustum pretium, cf. ATF 113 II 209 c. 4b ; BELSER, p. 509 ss ; GUILLOD/STEFFEN, n. 49 ad art. 19-20 CO.

58 BELSER, p. 19 ss et 50 ss ; JÄGGI, n. 205 ss ad Rem. prél. à l’art. 1 CO ; KRAMER, n. 25 s. ad art. 19-20

ARIANE MORIN

turelle (p. ex. parce qu’il s’agissait d’un consommateur traitant avec un profes-sionnel, cf. not. art. 40a ss et 210 al. 4 CO, art. 1 ss LCC ; art. 3 et 8 LCD)59. Il se justifie alors d’intervenir pour rétablir l’équilibre entre les parties, de façon à ce que le cocontractant en position de faiblesse soit traité comme s’il avait eu la même marge de manœuvre que l’autre partie60. Cela peut conduire à limiter la liberté de contracter de la partie en position de force, en donnant le droit à l’autre partie d’invalider (p. ex. : art. 21 CO) ou de révoquer (art. 40a ss CO ; art. 16 LCC) le contrat61, ou d’exiger une correction de son contenu, de façon à ce qu’il corresponde à celui qu’il aurait eu si elle avait pu pleinement le négo-cier (p. ex. : art. 270 CO ; art. 8 LCD)62. Certaines limites à la liberté de la forme (art. 11 al. 2 CO) ou de l’objet (art. 19-20 CO) résultent également de la nécessi-té de pronécessi-téger les innécessi-térêts d’une partie (potentiellement) en position de fai-blesse (cf. art. 22 al. 2 CO). On peut songer notamment aux règles de forme qui visent à attirer l’attention d’une partie sur la portée de ses engagements (p.

ex. : art. 216 et 493 al. 2 CO) ou à l’informer sur ses droits (p. ex. : art. 266l et 269d al. 2 CO, 9 et 19 OBLF), ou aux règles impératives qui prescrivent un cer-tain contenu au contrat, de façon à garantir un équilibre minimum dans la re-lation contractuelle (cf. les nombreuses règles impératives en matière de bail ou de travail, ou encore dans les contrats de consommation).

III. La prise en compte de la liberté contractuelle par le juge civil

A. L’interprétation et le complètement de la loi en faveur de la