• Aucun résultat trouvé

L’interprétation et le complètement de la loi en faveur de la liberté

1. L’opposabilité de l’art. 35 Cst au juge civil

En matière contractuelle, l’intervention de l’Etat est avant tout le fait du juge civil appelé à trancher un litige entre les parties. A ce titre, il doit protéger la liberté contractuelle (art. 35 al. 2 et 3 Cst). Cela signifie qu’il doit dans toute la mesure du possible interpréter la loi (art. 1 al. 1 CC) dans un sens favorable à la liberté contractuelle. S’il est amené à élaborer des règles jurisprudentielles, soit pour combler une lacune de la loi (art. 1 al. 2 CC), soit, plus fréquemment, pour spécifier une clause générale (avant tout les art. 2 et 4 CC), il doit là

59 ATF 137 III 243 c. 4.5, JdT 2014 II 443 ; ARNET, n. 179 ss ; BELSER, pp. 50 ss et 73 ss ; MORIN, n. 76 ad art. 1 CO.

60 COLOMBI CHIACCI, p. 303 s. ; GRUNDMANN, pp. 500 ss.

61 ATF 137 III 243 c. 4.5, JdT 2014 II 443 ; GRUNDMANN, p. 503 s.

La liberté contractuelle

core privilégier des solutions respectueuses de la liberté contractuelle63. La né-cessité de protéger la liberté contractuelle doit également guider le juge lors-qu’il recherche dans la doctrine des points d’appui à l’interprétation ou au complètement de la loi (art. 1 al. 3 CC) : il doit en principe préférer les opinions doctrinales respectueuses de la liberté contractuelle. C’est ainsi, par exemple, que des théories comme le contrat avec effet protecteur pour les tiers ou la re-lation contractuelle de fait ne devraient être retenues que s’il n’existe aucun autre moyen de protéger les intérêts lésés, car elles sont contraires à la liberté de (ne pas) conclure64.

Cela vaut en particulier lorsque le juge doit déterminer le contenu du con-trat et lorsqu’il doit le soumettre à des règles de forme ou des règles impéra-tives.

2. La détermination du contenu du contrat a) L’interprétation du contrat

Lorsqu’il applique l’art. 18 CO ou le principe de la confiance, le juge ne peut pas présupposer que les parties recherchent nécessairement certains objectifs (p. ex. qu’elles cherchent forcément à maximiser leurs profits). Puisque la liber-té contractuelle est un des moyens qui permettent aux parties d’organiser leurs conditions d’existence comme elles l’entendent65, le juge doit toujours se pro-noncer sans a priori, en fonction de ce que les parties voulaient réellement (in-terprétation subjective selon l’art. 18 al. 1 CO), ou de ce qu’aurait compris une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances concrètes (interpré-tation objective selon le principe de la confiance), compte tenu des buts que poursuivaient les parties et de leur position sociale respective66.

En cas de doute sur les intentions des parties, le juge doit privilégier la so-lution qui aboutit à un contrat valide, conformément au principe de la favor negotii, qui prescrit de donner effet autant que possible à la volonté des parties, pour protéger leur volonté de conclure67. Par exemple, en cas de doute sur le sens à donner à une clause restrictive de responsabilité, le juge doit partir de l’idée que les parties entendaient rester dans le cadre des art. 27 CC et 100 CO et ne voulaient pas d’exonération anticipée en cas de préjudice corporel ou de

63 BELSER, p. 495 ss ; voir aussi BIAGGINI, n. 6 et 17 ad art. 35 Cst ; MARTENET, p. 248 s. ; SCHWEIZER, n. 55 ad art. 35 Cst.

64 ARNET, n. 113 s. ; KRAMER, n. 21 ss et 238 ad art. 1 CO ; MORIN, n. 44 et 186 ad art. 1 CO ; PICHONNAZ, pp. 173 ss. Cf. aussi Kantonsgericht St. Gallen, arrêt du 13.10.2014, in RSJ 2016, p. 22.

65 Supra, I.B.2.

66 ATF 140 III 391 c. 2.3, JdT 2015 II 123 ; ATF 138 II 659 c. 4.2.1, JdT 2013 II 400 ; ATF 135 III 410 c. 3.2 ; JÄGGI/GAUCH/HARTMANN, n. 356 ss ad art. 18 CO.

ARIANE MORIN

faute grave68. Il s’en remettra aux règles classiques d’interprétation ou à la vo-lonté hypothétique des parties pour déterminer l’étendue de limitation de res-ponsabilité dans ce cadre.

b) Le complètement du contrat

L’art. 2 al. 1 CO interdit au juge d’intervenir lorsqu’il constate l’absence d’un accord de fait (art. 18 CO) ou de droit (principe de la confiance) sur les élé-ments objectivement essentiels du contrat69. Il serait en effet contraire à la li-berté de conclure et à la lili-berté de l’objet d’imposer aux parties une convention dont aucune d’elles n’a voulu les éléments propres à l’identifier comme un tout cohérent, en leur dictant leur rôle respectif (p. ex. dans une vente, qui est vendeur, qui est acheteur), le contenu de la prestation caractéristique de ce contrat (cf. art. 117 al. 3 LDIP) et la présence ou l’absence d’une contrepresta-tion70. Le juge ne pourra en principe pas non plus intervenir en cas d’absence d’accord sur un point subjectivement essentiel, car cela irait à l’encontre de la liberté de ne pas conclure de la partie qui a clairement élevé ce point objecti-vement secondaire au rang de condition sine qua non de son engagement71.

En revanche, comme l’indique l’art. 2 CO, dès que les parties se sont mises d’accord sur les points essentiels, le contrat est conclu, même si elles n’ont pas réglé des points (objectivement et subjectivement) secondaires. C’est là encore une manifestation du principe de la favor negotii, selon lequel la liberté de con-clure doit être protégée en faisant primer autant que possible l’efficacité d’un acte juridique sur son inefficacité72. Lorsqu’aucune norme impérative (appli-cable indépendamment d’un accord des parties) ne traite d’un point secon-daire que les parties ont omis de régler, le juge peut compléter le contrat, dans la mesure où cela permet de préciser la portée des obligations principales des parties et, partant, de matérialiser l’expression de leur liberté de conclure73. Par exemple, s’il est saisi d’un litige relatif au lieu de paiement du prix de vente et impose seulement aux parties de s’entendre sur le principe d’une éventuelle contreprestation (cf.

art. 184 al. 3 et 363 CO) ou si elles doivent également déterminer son montant précis (cf. l’ATF 119 II 347, relatif au montant du loyer), voir not. WIEGAND, n. 85 ad art. 18 CO.

71 ATF 118 II 32 c. 3d, JdT 1993 I 387 ; MORIN, n. 5 et 7 ad art. 2 CO.

72 BURRI, n. 104 ; KRAMER, n. 4 ad art. 2 CO ; MORIN, n. 7 s. ad art. 2 CO. Le fait que l’existence du contrat ne dépend pas d’un accord sur ses points secondaires repose aussi sur le constat pragma-tique que les parties ne peuvent jamais prévoir à l’avance toute ce qui se passera en relation avec leur contrat et passent donc nécessairement des conventions lacunaires, voire rudimentaires, cf.

KRAMER, n. 209 ad art. 18 CO ; MORIN, n. 8 ad art. 2 CO ; WINIGER, n. 160 ad art. 18 CO.

La liberté contractuelle

qu’il constate que les parties n’ont pas réglé ce point laissé à leur libre disposi-tion, le juge peut compléter le contrat, car cela permet de préciser comment l’acheteur doit exécuter la contreprestation due en échange du transfert de la propriété de la chose vendue (art. 184 CO).

Pour compléter le contrat, le juge ne peut pas s’en remettre directement au droit dispositif : il doit tenir compte de ce que la liberté de l’objet permet aux parties de déterminer le contenu de leur contrat comme elles l’entendent (art. 19 al. 1 CO)74. Cela implique que le droit dispositif est seulement à leur service, si bien qu’elles peuvent tout à fait s’écarter de ses solutions75. Par con-séquent, lorsqu’il complète le contrat, le juge doit toujours commencer par se demander ce que les parties, supposées honnêtes et raisonnables (art. 2 CC) auraient décidé si elles avaient réglé elles-mêmes la question laissée ouverte76 : vu la liberté de l’objet, s’en seraient-elles remises au droit dispositif ou au-raient-elles choisi une solution spécifique ? – La réponse à cette question dé-pendra des circonstances concrètes de l’espèce, notamment du contenu et du but du contrat, ainsi que de la fonction de la règle dispositive visée77. Le juge s’en remettra au droit dispositif (p. ex. à l’art. 74 al. 2 ch. 1 CO pour le lieu de paiement du prix de vente) s’il constate que le reste du contrat ne s’écarte guère de ses solutions, ou s’il apparaît que, vu les circonstances particulières de l’espèce, les solutions du droit dispositif correspondent à celles auxquelles les parties seraient arrivées si elles avaient réglé elles-mêmes le problème po-sé78. En revanche, si le juge constate que les parties auraient choisi une solution individuelle (p. ex. parce que leur contrat contient une majorité de clauses qui s’écartent du droit dispositif), il devra s’en remettre à nouveau à leur volonté hypothétique pour compléter le contrat79.

3. La portée des règles de forme et des règles impératives

Le juge doit interpréter les règles de forme (art. 11 al. 2 CO) et les règles impé-ratives (art. 19-20 CO) dans le sens le moins dommageable pour la liberté con-tractuelle (cf. art. 36 al. 3 Cst).

74 Supra, I.A.3.

75 C’est d’ailleurs le cas de la plupart des contrats de la vie commerciale, soumis à des conditions gé-nérales qui s’écartent en tout ou partie du droit dispositif. La fonction des conditions gégé-nérales se recoupe d’ailleurs en partie avec celle du droit dispositif, du moins si l’on retient que l’un comme les autres permettent de limiter dans une certaine mesure les frais de transaction, cf. KÖTZ, p. 11.

76 ATF 127 III 300, c. 6.1, JdT 2001 I 239 ; ATF 115 II 484 c. 4b, JdT 1990 I 210 ; ATF 107 II 144 c. 3 ; WIEGAND, n. 76 ss ad art. 18 CO.

77 MORIN, n. 14 ad art. 2 CO ; WIEGAND, n. 81 ad art. 18 CO ; WINIGER, n. 170 ad art. 18 CO.

78 MORIN, n. 12 ad art. 2 CO ; WIEGAND, n. 72 s. ad art. 18 CO ; WINIGER, n. 170 ad art. 18 CO. C’est pourquoi il est possible de combler les lacunes d’un contrat innommé en s’inspirant par analogie des solutions du droit dispositif applicable à un contrat nommé dans une constellation d’intérêts compa-rable, cf. ATF 118 II 157, c. 2c non traduit au JdT 1993 I 648.

ARIANE MORIN

Il ne peut sanctionner de nullité le contrat formellement ou matériellement vicié que si cette conséquence est prévue par la règle de forme ou la règle im-pérative en cause, ou si cela ressort de son but80. Par exemple, un contrat con-traire à l’art. 164 CP (qui interdit de diminuer son actif de manière domma-geable à ses créanciers, en cédant à des tiers des valeurs patrimoniales à titre gratuit ou pour un prix dérisoire) n’est pas nul au sens de l’art. 20 CO, car l’art. 164 CP ne prévoit pas expressément cette sanction et a seulement pour but de réprimer pénalement les comportements soumis à l’action révocatoire des art. 258 ss LP81.

Si la règle de forme ou la règle impérative violée prévoit bien la nullité du contrat vicié, le juge doit malgré tout tenter de donner effet à la volonté des parties (principe de la favor negotii), soit en convertissant le contrat invalide en un acte valable non soumis aux mêmes exigences formelles ou matérielles et permettant d’atteindre le but visé par les parties (ex. : conversion d’une cession de créance nulle en une procuration à fin d’encaissement)82, soit en retenant une nullité partielle selon les critères de l’art. 20 al. 2 CO83.

B. Les limitations jurisprudentielles de la liberté contractuelle