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Chapitre II : Les topoï dans les théories sémantiques argumentatives (TSA)

1. Le rapport entre topoï et lexique :

Ducrot et Anscombre ont apporté une innovation essentielle à la théorie des topoï en disant que les topoï ne se rencontrent pas seulement, comme dans la théorie standard et comme chez Toulmin, au niveau des enchaînements d’énoncés, mais aussi dès le

369 Anscombre et Ducrot, 1983. 370 Carel, 2000-2001

371 Galatanu 2002a, b, 2006, 2009. 372 Anscombre

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niveau lexical. En parlant de l’existence de topoï dès le niveau lexical, nous parlons de topoï intrinsèques et extrinsèques.

« Utiliser des mots, c’est convoquer des topoï. D’où l’hypothèse que le sens des mots n’est pas fondamentalement la donation d’un référent, mais la mise à disposition d’un faisceau de topoï. »

Dans son article intitulé « La Théorie des topoï : sémantique ou rhétorique ? »,

Anscombre définit un nouveau type de topoï ainsi :

« Un topos est une correspondance graduelle entre mots : par exemple, pour rendre compte des phénomènes liés au prédicat « chercher », nous avons été amenés à dire qu’il convoquait un topos du type « plus on cherche plus on trouve ». Ce que nous exprimons de façon lapidaire en disant que derrière chercher, il y a trouver. […]»

Ainsi, « derrière les mots, il y a non pas des objets ou des propriétés, mais des topoï. Et ces topoï sont ce qui définit le sens des mots373. »

Ces topoï sont ancrés dans la langue, « assimilables au réseau d’associations potentielles et au halo d’implicite qui entoure les mots ». Anscombre s’intéresse à la nature des topoï, ainsi qu’à leur intervention au niveau lexical. Les noms et les verbes peuvent être décrits comme des « paquets de topoï » puisque les mots sont constitués par des topoï. Par exemple, on introduit dans la sémantique du mot « travail » des « croyances » comme « le travail fatigue » ou « le travail fait réussir ». Ces croyances sont censées fonder les argumentations possibles à partir des énoncés où ce mot intervient. En arrivant à cette étape, Ducrot se rend compte que plusieurs énoncés contiennent une contradiction interne. Et pour résoudre ce problème, Ducrot a introduit la notion de polyphonie. Dès lors, l’idée de base est qu’en utilisant un mot, le locuteur convoque des énonciateurs lexicaux, qui posent les topoï inclus dans la signification de ce mot. Ainsi, en employant le mot « travail », nous avons une voix posant que « le travail fatigue », qu’il « donne des chances de réussite », qu’il « mérite salaire » … Ces énonciateurs permettent de circonscrire un certain nombre d’objets auxquels on attribue les propriétés prévues par les topoï du mot374.

Le topos intervient dans les unités lexicales, ce qui a donné lieu à une série de mots hétérogènes. Par exemple, les mots « problème », « promenade », « gratitude », « travail », « chercher » … favorisent certains enchaînements discursifs en excluant

373 Anscombre, J.C., (1995) Argumentation et Rhétorique 1, Hermès 15.

374 Ducrot, O., Carel, M., (1999), « Le problème du paradoxe dans une sémantique argumentative », Langue française, volume 123, numéro 123, p.p. 6-26.

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d’autres, à l’aide de connecteurs (mais/pourtant). En effet, la langue argumente par des opérateurs logiques d’inférence375qui confèrent aux énoncés qui les renferment une orientation argumentative. A ce propos, Moeschler affirme que :

« L’orientation argumentative est le produit d’un acte spécifique qui est l’acte d’orienter argumentativement un énoncé ; acte qui impose à l’interlocuteur une procédure interprétative précise, à savoir satisfaire les instructions argumentatives ; tel opérateur argumentatif ou tel connecteur argumentatif donne tel type d’indication sur l’orientation des énoncés qu’il modifie ou articule.376»

Ducrot a introduit la notion de « modificateurs réalisants (MR) et déréalisants (MD). Ces modificateurs diminuent ou augmentent la force avec laquelle on applique, à propos d’un objet ou d’une situation, les topoï constituant la signification du prédicat377.

Nous avons aussi des topoï temporels lexicaux. En effet, nous trouvons un temps :

Chronique : celui du calendrier qui est déjà construit.

Linguistique : celui qui est en construction dans le discours.

En plus, nous trouvons des topoï temporels simples comme les verbes de

progression (vieillir, caraméliser, mûrir, jaunir…). Ces verbes donnent lieu à des topoï de type (+ t, +p), que nous lisons plus le temps s’écoule, plus grand est le degré de p. Le topos inverse existe aussi (+t, -p), par exemple les verbes « s’estomper, fondre… ». Nous trouvons aussi des noms progressifs dont nous citons « une avance, une augmentation,

une diminution, un recueil… ». Les noms temporels ont deux types :

Division habituelle du temps : semaine, jour, heure, minute, seconde.

Termes généraux : instant, moment, durée, temps…

Ces mots sont porteurs de topoï.

En fait, la pragmatique intégrée refuse de dissocier la rhétorique de la sémantique. Le sens et l’orientation argumentative sont indissociables. Les topoï interviennent de façon centrale puisque « connaître le sens d’un mot c’est savoir quels topoï lui sont fondamentalement rattachés. »378Il s’agit donc d’une sémantique instructionnelle puisque les connecteurs n’ont pas une signification conceptuelle, mais une signification instructionnelle, c'est-à-dire « la signification contient […] des instructions données à

ceux qui devront interpréter un énoncé de la phrase, leur demandant de chercher dans la

375L’approche logiciste.

376 Moeschler, J., 1985 : 56

377 Ducrot, O., (1995), « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, n°24, p.p. 145-165 378 Anscombre, 1995

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situation de discours tel ou tel type d’information et de l’utiliser de telle ou telle manière pour reconstruire le sens visé par le locuteur. »379 Les connecteurs pragmatiques sont définis comme des marqueurs de fonctions interactives380 dont nous citons les suivantes :

Les connecteurs argumentatifs : car, parce que, puisque, comme, en effet, d’ailleurs, même, au moins.

Les connecteurs conclusifs : donc, alors, ainsi, par conséquent.

Les connecteurs contre-argumentatifs : mais, quand même, cependant, néanmoins, pourtant, bien que.

Les connecteurs réévaluatifs : finalement, en somme, en fin de compte, de toute façon, décidément, bref, au fond ;

Ces connecteurs ont une fonction de structuration du discours, une fonction cognitive. D’où leur rôle fondamental dans le discours.

Cette idée, à savoir l’apparition des topoï dès le niveau lexical, est déjà présente chez Aristote. Ainsi, dans son livre Catégories, Aristote présente une classification de tout ce que nous pouvons exprimer par des mots isolés qu’il appelle « des expressions en dehors de toute liaison ». Ces notions simples, ces éléments de la pensée et du langage se divisent en dix genres ou catégories qui présentent le plan d’un dictionnaire de la Logique où les mots y sont groupés d’après leur sens et non pas d’après leur forme. Aristote a classé tous les prédicats possibles d’un sujet sous un nombre limité de titres, qui ne sont autres que les catégories :

La substance ou l’essence : ex : homme, cheval

La qualité : ex : blanc, grammairien… La quantité : ex : long de deux coudées … La relation : ex : double, moitié, plus grand … Le lieu : ex : dans le lycée …

Le temps : ex : hier, l’an dernier … La position : ex : couché, assis … Possession : ex : chaussée, armée … L’action qu’on fait : ex : coupe, brûle… L’action qu’on subit : ex : coupé, brûlé …

Les catégories sont « les genres les plus généraux de l’être 381». Ce sont « des expressions en dehors de toute liaison », « des termes isolés indépendants de tout lien

379 Ducrot, 1980, 12. 380 Roulet et Al, 1985.

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d’attribution382 ». Elles correspondent aux différentes manières de signifier quelque chose en employant le verbe être. Par exemple, en disant « X est un professeur » nous avons la catégorie de la qualité, ou « X est dans son bureau », donc il s’agit de la catégorie du lieu. Mais la seule différence entre ce qu’a présenté Aristote et Anscombre, c’est que les catégories sont des expressions sans liaison, c'est-à-dire qu’aucun de ces termes, en lui-même et par lui-même n’affirme ni ne nie. Par conséquent, elles ne sont ni vraies ni fausses.

De ce qui précède, nous remarquons que ces lieux lexicaux reposent sur des données logico-sémantiques. Nous ne pouvons pas parler de lexique et de l’apparition de topoï dès le niveau lexical sans évoquer la théorie des blocs sémantiques qui a des bases lexicales.