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Chapitre II : Des concepts en contexte

2) Le rapport à la métropole

Certains historiens se sont penchés sur le rôle des autorités métropolitaines dans les politiques de fondation de colonies. Il est difficile d’analyser dans quelle mesure les premières fondations coloniales grecques résultèrent d’une planification de la métropole,229 bien que certains auteurs se soient prononcés pour une organisation au sein de la cité- mère.230 Ce dernier point de vue est attesté dans des cas de grands mouvements de colonisation, notamment à l’époque de la tyrannie corinthienne.231 Elle demeure cependant difficile à défendre pour toutes les fondations coloniales.232

Bien que l’organisation des fondations coloniales soit mal connue, la représentation que les Grecs donnaient de leurs propres colonies nous est parvenue à travers des mythes de fondations basés sur un schéma similaire.233 Ces derniers donnent un aperçu de la perception que les Grecs avaient de leurs propres entreprises coloniales. Carol Dougherty renvoie aux multiples métaphores relatives aux fondations de cités, lesquelles se contredisent souvent d’une source à l’autre,234 voire au sein d’une même source.235 Qu’il soit question d’expiation de crimes ou de la nécessité d’interpréter au mieux les présages offerts par la Pythie, les textes se rapportant aux fondations de colonies constituent d’inépuisables sources de réécritures pour les historiens et les philosophes antiques. En outre, si les liens de filiation entre métropoles et colonies sont parfois complexes à établir,

229 G. SHEPHERD, Greek « colonisation » in Sicily and the West : some problems of evidence and

interpretation twenty-five years on in Pallas, vol. 79, Toulouse, 2009, pp. 15-25.

230 Cf. M. CONSTANZI, Les fondations grecques de deuxième degré en Italie du Sud et en Sicile : amies

des « autres », ennemies des grecs ? in Revue des Études anciennes, vol. 111, Paris, 2009, pp. 429-451. Voir aussi A. MORAKIS, Thucydides and the Carácter of Greek Colonization in Sicily in Classical

Quarterly, Vol. 61, Oxford, 2011, pp. 462.

231 Cf. Les récits de fondations par des fils des tyrans corinthiens. Cf. STRABON X, 2, 8 et PLUTARQUE,

Moralia, 552 E. Cf. D. DOMINGO-FORASTE, A history of northern coastal Akarnania to 167 B.C.: Alyzeia, Leukas, Anaktorion and Argos Amphilochikon, Ann Arbor, 1988, pp.8-11.

232 R. OSBORNE, Early Greek Colonization ? The Nature of Greek Settlement in the West in Archaic

Greece: New Approaches and New Evidence, Londres, 1998, p. 251.

233 C. DOUGHERTY, The Poetics of Colonization. From City to Text in Archaic Greece, New-York

Oxford, 1993.

234 Ibidem, pp. 31 et suiv. L’exemple du récit de la fondation de Syracuse offert par PLUTARQUE,

Moralia 772e-773b en constitue un bon exemple. Ce dernier, en effet, insiste sur les motifs expiatoire de la

colonisation, sans faire allusion aux déportations de Sicules, pourtant attestées chez THUCYDIDE,VI, 3, 2.

235 Comme la fondation de Cyrène racontée par HÉRODOTE IV, 145-157, qui comprend deux versions

différentes, celle de la métropole et celle de la colonie. Cf. Cl. CALAME, Mythe et histoire dans

52 les cités grecques recouraient au principe des liens de sang (συγγéνεια), réels ou mythiques, pour justifier leur rapprochement ou leur participation conjointe à un conflit.236

Le schéma typique de fondation de colonies répertorié par l’auteur (crise civique, consultation de l’oracle de Delphes, fondation coloniale et, finalement, solution de la crise)237 trouve en effet un large écho dans les sources antiques, indication vraisemblable d’une légitimation à posteriori de fondations de colonies.238 Cela atteste de la nécessité pour les Grecs d’inscrire leur colonisation dans un canevas littéraire et métaphorique axé sur un passé mythique. Les causes de cette assimilation sont à la fois culturelles et politiques.

Ainsi, les constructions à posteriori de mythes fondateurs, si elles permettent d’en déduire certains évènements plus anciens, s’inscrivent dans une politique d’inscription des origines de la cité qui sont influencées par les circonstances politiques de l’époque plus tardive où ces récits furent couchés par écrit.239 De la sorte, le récit de fondation d’une même cité pouvait connaitre des évolutions, éventuellement suggérée par les relations que la cité entretenait avec l’extérieur.240

Par ailleurs, certains auteurs actuels ont cherché à dégager une logique dans les courants successifs du mouvement de la colonisation grecque. Ainsi, Andreas Morakis, se fondant sur Thucydide,241 avance en 2011 que la colonisation grecque en Sicile se fit en deux étapes. La première génération de colonies, fondées principalement au VIIIe siècle avant J.-C., aurait en effet été davantage initiée par des entreprises privées tandis que la deuxième génération, remontant au VIIe siècle, aurait été le résultat d’une politique développée au sein de la métropole.242 La thèse de Morakis ne vaut cependant que pour la Sicile, l’auteur

236 A. GIOVANNINI, Les Relations entrée États dans la Grèce antique, Stuttgart, 2007, pp. 63 et suiv. 237 C. DOUGHERTY, Op. Cit., pp. 15 et suiv.

238 Ibidem, pp. 31-32.

239 J. M. HALL, Foundations Stories in in Greek colonization. An account of Greek colonies and other

settlements overseas, vol. 2, Leiden-Boston, 2006, pp. 394 et suiv.

240 Ibidem, p.394.

241 A. MORAKIS, Thucydides and the Character of Greek Colonization in Sicily in Classical Quarterly,

Vol. 61, Oxford, 2011, pp. 460-492.

242 Ibidem, pp. 490-492. “In conclusion, the initial colonisation of Sicily should be regarded not as the

result of a state-guided policy by the cities of mainland Greece but merely as private enterprises of people of different origins... The Oikists, along with other nobles not necessarily of the same origin, as the cases of Syracuse and Gela very clearly illustrate, possibly dissatisfied with the economic and political conditions in

53 ne généralisant pas à l’entièreté du monde grec archaïque. Elle présente également plusieurs inconvénients majeurs. Tout d’abord, Morakis ne se fonde que sur Thucydide. Ensuite, l’auteur propose une explication simpliste à un problème complexe, au mépris d’exceptions décrites par certaines sources.243 Si l’auteur insiste sur l’importance des oecistes pour les colonies de la première génération, elle omet de signaler leur importance, pourtant manifeste du fait de leur proximité avec le pouvoir métropolitain, pour les colonies plus tardives. En outre, Morakis ne traite pas de l’impact des tyrannies sur les colonisations au VIIe siècle, alors que les sources mentionnent l’influence des tyrans sur la mise en œuvre des expéditions coloniales.244 À cet égard, une interrogation plus poussée sur le rôle des oecistes des secondes générations de colonies aurait été intéressante.245 En effet, la description offerte par plusieurs auteurs antiques des deux générations de colonies amène à se poser la question de l’interaction entre tyrannie et colonisation. En revanche, cette dernière donne un aperçu intéressant quant à la manière dont ces auteurs du Ve siècle percevaient la colonisation qu’ils n’associaient jamais aux tyrannies archaïques auxquelles ils étaient hostiles. Enfin, certaines sources, dont Thucydide, font mention de magistrats métropolitains présents dans certaines colonies jusqu’à la fin du Ve siècle. Citons ainsi le cas des épidémiurges corinthiens présents à Potidée jusqu’à ce que les Athéniens les en chassent.246 Le fait que les Athéniens aient pris la décision d’expulser ces magistrats implique que ces derniers disposaient toujours d’un pouvoir réel, fut-il symbolique ou diplomatique.247

the homeland, decided to leave their places of origin, probably in search of the political role denied them back home. The role of the Oikist is very clear in Thucydides’ narration but also in other literary sources. These sources, though they must be treated with caution, should not be dismissed wholesale. On the other hand, the second-generation colonies in Sicily should not be considered on the same character. They were mostly planned settlements, overseen by the authorities of fully formed city-states, as were the colonies of Corinth in Western Greece and Megara in northern Greece” (pp. 491-492). Voir aussi P. ATTEMA, From Ethnic to Urban Identities? Greek Colonists and Indigenous Society in the Sibaritide, South Italy. A Landscape Archaeological Approach Identity in Constructions of Greek Past. Identity and Historical

Consciousness from Antiquity to the Present, Groningen, 2003, pp. 11 et suiv.

243 Cf. A. J. GRAHAM, Op. cit., pp. 7-8. Cf. HÉRODOTE IV, 153 et V, 2 et VI, 34-38.

244 É. WILL, Korinthiaka, Paris, 1955 et J. B. SALMON, Wealthy Corinth, Oxford, 1984, p.211

245 Interrogation qui avait émaillé l’œuvre d’Édouard Will, par exemple. Cf. É. WILL, Korinthiaka, Paris,

1955, pp.521 et suiv.

246 THUCYDIDE. I, 56, 2

54 Le lien entre métropole et colonie, spécialement en cas de régime tyrannique, fut une source d’intérêt pour de nombreux auteurs des Temps modernes, à une époque où la contestation de plus en plus marquée des régimes autocratiques s’accompagna d’un intérêt croissant pour les sources grecques. En effet, si certains auteurs du XVIIIe siècle s’abritèrent derrière une notion proche de la συγγéνεια grecque pour légitimer des régimes coloniaux,248 d’autres se servirent des modèles colonialistes issus de la Grèce archaïque et classique pour fustiger les politiques des métropoles européennes de l’époque des Lumières.249 C’est donc à la lumière des liens unissant entre elles les cités grecques que les auteurs des Temps modernes cherchèrent l’essentiel de leur inspiration. Outre la συγγενεια, d’autres métaphores furent employées pour définir les relations unissant les cités grecques à leurs métropoles, telle celle des relations entre mère et fille, image qui perdurera dans le courant des temps modernes, et qui fut attribuée initialement à Platon.250

Les Grecs considéraient comme normal qu’une colonie ait des liens privilégiés avec sa métropole même si les hostilités furent fréquentes, notamment dans le cas de Corinthe. Toutefois, l’établissement d’une autorité métropolitaine de longue durée au sein de la colonie n’était pas la norme. Les colonies étaient souvent autonomes, là où la métropole ne conservait que certaines prérogatives symboliques.251 Même le modèle corinthien, traditionnellement assimilé à un empire colonial jusqu’au Ve siècle, doit être relativisé, de nombreuses cités ayant de facto échappé à l’emprise de la métropole.252 En outre, les réinventions des fondations de colonies rendent souvent irrecevables la plupart des sources littéraires antiques.253 Il n’en demeure pas moins que les rapports à la métropole, bien que diffus, conservèrent une importance manifeste, dans la mesure où les liens de συγγéνεια,

248 Cf. par exemple J.-P. de BOUGAINVILLE, Quels étaient les droits des Métropoles grecques sur leurs

colonies, les devoirs des colonies envers les métropoles et les arrangements réciproques des unes et des autres, Paris, 1745.

249 C. J. RICHARD, The Founders and the Classics. Greece, Rome and the American Enlightenment,

Cambridge, Mass-Londres, 1994.

250 PLATON, Lois 754 a-c. Cf. I. MALKIN, Religion and Colonization in ancient Greece, Leiden – New-

York, 1987, pp. 122-123.

251 Notamment en matière religieuse. Cf. THUCYDIDE. I, 56, 2. Cf. J. A. ALEXANDER, Op. Cit. et I.

MALKIN, Op. cit.

252 T. STICKLER, Op. cit., pp. 296-299. 253 C. DOUGHERTY, Op. cit., pp. 31 et suiv.

55 omniprésents notamment sous la guerre du Péloponnèse, pouvaient soit rapprocher, soit éloigner les colonies de leurs cités fondatrices.254

L’autonomie affichée des colonies grecques fut une large source d’inspiration dans le courant du XVIIIe siècle, époque qui vit les premières phases de décolonisation de l’Histoire moderne. Les auteurs des Temps modernes n’avaient qu’une connaissance partielle de l’histoire des colonies grecques, en l’absence de sources archéologiques ou épigraphiques. Ils recouraient toutefois aux sources dont ils disposaient pour étayer leurs points de vue sur la colonisation, en insistant sur certains évènements ou au contraire en les taisant. Les sources littéraires connues à l’époque furent ainsi sollicitées dans des buts divers. La συγγéνεια servit de références ainsi à une série d’auteurs colonialistes qui cherchèrent à justifier la prééminence des métropoles.

254 A. GIOVANNINI, Op. Cit., pp. 63 et suiv. Cf. O. CURTY, Les parentés légendaires entre cités

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