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Chapitre II : Des concepts en contexte

2) La colonisation française

Dès le XVIe siècle, la monarchie française fut également appelée à définir son pouvoir sur les immenses territoires découverts autour du fleuve Saint-Laurent. Le cas de la Nouvelle- France se différencie de la Nouvelle-Espagne en ce sens qu’elle ne fut pas implantée sur les terres d’un empire préexistant et que seul un petit nombre de colons s’y établit. Pour le reste, ces immenses territoires étaient peuplés de tribus amérindiennes, dont l’hostilité au régime français varia en fonction de temps.317

D’abord laissée à une compagnie privée chargée d’en tirer des bénéfices,318 principalement dans la traite de fourrures avec les autochtones, la colonie fut récupérée par le pouvoir royal sous l’impulsion de Colbert et administrée directement au nom du roi.319 Les rois de France, dès Henri IV, avaient justifié leur autorité sur les terres du Canada d’une façon similaire à celle des rois d’Espagne. Les autorités françaises assimilèrent le territoire nouvellement colonisé au domaine royal, au même titre que s’il faisait partie de la métropole.320 Si cette logique trouva des expressions juridiques jusqu’en fin de XVIIIe siècle,321 elle fut également perceptible au sein de l’administration de la Nouvelle-France, partagée entre le gouverneur et l’intendant, tous deux représentants de la personne du Roi.322

De même les autorités françaises, qui avaient importé leur modèle social en Nouvelle- France, divisèrent le territoire de la colonie en seigneuries qu’elles laissèrent exploiter par des seigneurs locaux. Ainsi, de par ses origines et ses buts en tant que modèle sociétal, le modèle des seigneuries canadiennes état-il très proche du modèle féodal métropolitain.323 Ces seigneurs occupaient également des postes au sein de l’administration de la colonie,

317 Cf. G. HAVARD, La Grande Paix de Montréal de 1701, Montréal, 1992.

318 La compagnie des Cent-Associés qui fut dissout en 1663, ayant échoué à peupler la colonie. Cf. L.

CAMPEAU, Les Cent-Associés et le peuplement de la Nouvelle-France (1633-1663), Montréal, 1974.

319 I. MURAT, Colbert, Paris, 1980, pp. 283-288.

320 A. DIAMOND, An Experiment in “Feudalism”: French Canada in the Seventeenth Century in William

and Mary Quarterly, 3rd Serie, n°18, Williamsburg, 1961, p. 14. Cf. A. PAGDEN, Op. Cit., pp. 136 et suiv. 321 Cf. par ex. P.-U. DUBUISSON, Lettres critiques et politiques sur les colonies et le commerce des villes

maritimes de France, Genève, 1785, p. 13.

322 A. DIAMOND, Op. cit.

323 S. JAUMAIN et M. SANFILIPPO, Le régime seigneurial en Nouvelle-France : un débat

73 mais ne résidaient la plupart du temps pas sur leurs seigneuries. On construisait sur ces dernières un moulin et un four, sur le modèle européen.324 Les autorités coloniales posèrent donc les fondements d’une exploitation de la colonie fortement axées sur l’agriculture. Enfin, il faut rappeler l’implantation de la coutume de Paris comme texte juridique applicable dans la colonie et applicable par les instances légales.325 Cette série de récupérations de normes légales, sociales et culturelles au sein d’une colonie encore peu développée laisse donc conclure à une étroite mainmise d’une métropole qui préféra reproduire sa propre organisation politique et sociale. À l’instar du régime espagnol, le régime français visait donc l’assimilation maximale au territoire métropolitain.

Le terme « colonie », par contre fit cette fois l’objet d’une utilisation récurrente, tant pour définir la Nouvelle-France dans son ensemble que pour en définir une région (Acadie, Île Royale,…), voire une ville en particulier (Québec, Plaisance,…).326 On peut aussi mentionner le terme « province », employé par Tracy et Talon en 1667, et qui résulte de cette assimilation juridique délibérée du territoire de la colonie à celui de la métropole.327 Certains auteurs recoururent également à une terminologie plus vague, parlant de l’Amérique Septentrionale.328 Chez les Français, le terme même de colonie renvoie donc à toute présence européenne dans les territoires en dehors de la métropole, sans discernement réel de taille, bien que le terme soit davantage employé pour définir la Nouvelle-France dans son ensemble. En l’absence de publication approfondie consacrée au sujet, il demeure difficile de saisir la portée exacte du concept de colonie dans la littérature française de cette époque. Nous pouvons toutefois supposer, à la lumière des sources littéraires et archivistiques de l’époque, qu’il renvoyait principalement à toute fondation outre-mer où des colons avaient été envoyés, et qui se trouvait directement placée sous l’autorité du Roi. Cette dernière composante était par ailleurs un des éléments centraux dans la dialectique de l’époque. Cela fut perceptible dans la manière dont les auteurs de l’époque écrivaient

324 B. GRENIER, Seigneurs campagnards de la Nouvelle-France, Rennes, 2007, pp. 44 et suiv. 325 Ibidem, pp. 75 et suiv.

326 Cf. par ex., Extrait d'une lettre concernant les lieux qui composent la colonie de l'Acadie, 1702,

Recensement des familles de la colonie de Plaisance en 1706, 1706, Ordonnance de l'intendant Jacques Raudot entre le sieur Aubert et les marchands de la colonie au sujet des marchandises étrangères, 1708…

327 A. DIAMOND, Op. Cit., p. 14.

74 l’Histoire. Ainsi, les premiers ouvrages français portant sur les colonisations antiques, qui furent rédigés alors que la Nouvelle-France existait encore, s’interrogeaient spécialement sur l’autorité des métropoles et sur leurs prérogatives par rapport aux colonies.329 Cette omniprésence de l’idée de centralisation et de mainmise de la métropole était indissociable de la façon dont les Français se figuraient leur colonialisme.

Au XVIIIe siècle, la pensée des Lumières allait avoir un impact majeur sur la définition ultérieure de la colonisation en France. A cet égard, l’œuvre de Montesquieu revêtit un intérêt particulier, en ce qu’il fit l’apologie de la colonisation française de son époque dans la description d’autres colonisations plus anciennes. Ainsi, l’auteur vanta les mérites d’Alexandre le Grand, dont les conquêtes unirent différents peuples, que ce soit par la culture grecque ou par le commerce.330 Cette vision du commerce comme moyen d’unification des peuples découlait du libéralisme cher à Montesquieu, qui vouait également une admiration à la colonisation grecque tout en attirant l’attention sur le danger de la politique d’une cité comme Athènes, qui nuisit aux échanges commerciaux par sa politique trop protectionniste.331 Montesquieu put ainsi faire le lien entre la politique expansionniste de la Grande-Bretagne à son époque et l’impérialisme exacerbé d’Athènes, insistant sur le caractère nuisible d’une telle politique pour la stabilité internationale.332 La pensée colonialiste de Montesquieu connut cependant un impact limité au XVIIIe siècle, du fait de la perte des colonies françaises d’Amérique peu de temps après sa mort et de l’intervention française en faveur de l’indépendance américaine, qui poussa les auteurs de

329 Cf. J.-P. de BOUGAINVILLE, Quels étaient les droits des Métropoles grecques sur leurs colonies, les

devoirs des colonies envers les métropoles et les arrangements réciproques des unes et des autres, Paris,

1745.

330 C. VOLPILHAC-AUGER, «Montesquieu et l’impérialisme grec: Alexandre ou l’art de la conquête», in

Montesquieu and the Spirit of Modernity, Oxford, 2002, pp. 49-60 et P. BRIANT, Montesquieu, Mably et

Alexandre le grand : aux sources de l’Histoire hellénistique in Revue Montesquieu, vol. 8, Paris, 2006, pp. 151-185.

331 Ch. De MONTESQUIEU, L’esprit des Lois, édition par L. VERSINI, Paris, 1995, pp. 648-651. Cf. S.

GOYARD-FABRE, Montesquieu et la Grèce in Diotima, vol. 17, Athènes, 1989, pp. 50-59 et P. LIDDEL, European Colonialist Perspectives on Athenian Power : Before and After the Epigraphic Explosion in

Interpreting the Athenian Empire, Bodmin, 2009, p. 14.

332 M. RICHTER, Montesquieu, théorie et méthode de la méthode comparative in Actes du colloque

international tenu à Bordeaux, du 3 au 6 décembre 1998, pour commémorer le 250e anniversaire de la parution de l’Esprit des Lois, Bordeaux, 1999, pp. 127-138 et V. de SENARCLENS, Des fragments du

passé à l’imaginaire historique : les pensées de Montesquieu in Les philosophes et l’Histoire au XVIIIe

75 la deuxième moitié du siècle à développer une vision plus critique de la colonisation.333 Cette perception hostile des colonies perdura jusque dans les premières années du XIXe siècle. Talleyrand affirmait encore que l’indépendance devait permettre aux colonies de croitre économiquement, ce qui leur permettrait d’augmenter leurs échanges avec leurs anciennes métropoles et d’augmenter la prospérité des deux nations.334

Ce n’est qu’après la conquête de l’Algérie dans les années 1830 que les Français recommencèrent à légitimer et à encourager l’établissement de colons sur des territoires soumis à leur autorité.335 Les hostilités avec les Britanniques avaient privé la France de plusieurs de ses colonies (comme le Canada, cédé en 1763) et avait rendu difficile les communications avec celles qui lui restaient (notamment sous le premier Empire). La fin de cet état de guerre après 1815 avait permis aux Français d’entreprendre à nouveau de vastes politiques de conquêtes coloniales qu’il fallut à nouveau légitimer.

La définition française du colonialisme dépendit donc du contexte de l’époque. La colonisation de la Nouvelle-France au début du XVIIe siècle avait entrainé le développement d’une politique mercantiliste qui connut son apogée sous Colbert. Par la suite, le développement de l’idéologie libérale fit que l’on perçut la colonie comme une partenaire commerciale. Cette vision fut défendue par Montesquieu, puis par Talleyrand même si ce dernier se posa davantage en défenseur de l’indépendance des colonies. La politique française en la matière fut notamment conditionnée par l’opposition entre la France et la Grande-Bretagne, les deux pays se vouant une guerre coloniale qui ne cessa qu’après la chute de Napoléon Ier.

333 Cf. par ex. G. de SAINTE-CROIX, De l’état et du sort des colonies et des Anciens peuples,

Philadelphie, 1779.

334 Ch.-M. de TALLEYRAND-PÉRIGORD, Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles dans

les circonstances présentes : lu à la séance publique de 15 messidor an V, Paris, 1840, pp. 330-334. Cf. A.

PAGDEN, Op. cit., pp. 126-127.

335Cf. par ex. A. de TOQUEVILLE, Travail sur l’Algérie, Paris, 1841. Cf. A. PAGDEN, Op. cit., pp. 126-

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