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Chapitre III : le XVIIe siècle

4) James Harrington

La glorieuse révolution et le régime républicain de Cromwell stimulèrent l’émergence d’une pensée républicaine en Grande-Bretagne. James Harrington est célèbre pour son

Oceana, une utopie inspirée notamment des régimes grecs et romains. À la suite de

Machiavel, Harrington s’intéresse aux lois agraires romaines et aux déséquilibres sociaux qu’elles avaient créés au sein de la république romaine, malgré l’intervention des Gracques. Ces bouleversements, le « moment machiavélien » de Pocock, aboutissent selon Harrington, à une rupture de l’équilibre au sein du commonwealth.638 Cette rupture et l’anarchie qui en résulte mènent à l’avènement de la tyrannie, selon le principe de la rotation des systèmes politiques imaginée par Platon. Le moment machiavélien et ses conséquences doivent donc être évités par tout système politique sensé maintenir un

635 J. T. ROBERTS, Athens on Trial. The antidemocratic Tradition in Western Thought, Princeton, 1994, p.

143.

636 Spécialement Potidée et Corcyre, revendiquées par Athènes, ce qui conduisit à une guerre contre

Corinthe qui about it à la guerre du Péloponnèse. Th. HOBBES, Of the life and History of Thucydides in

Op. cit., p. 659.

637 Th. HOBBES, Béhémoth in Op. cit., p. 504.

638 La “balance” du commonwealth. Cf. J. HARRINGTON, The Oceana and other works of James

Harrington, Londres, 1737, p. 61. Cf. C. B. MACPHERSON, The political theory of possessive individualism: Hobbes to Locke, New York, 1967, pp. 162-174.

159 équilibre entre les citoyens. À cet égard, l’auteur perçoit la colonisation comme un moyen d’étendre le commonwealth romain.

It has been said, that national or independant Empire, of what kind oever, is to be exercis’d by them that have the proper balance of Dominion in the Nation; wherefore provincial or dependant Empire is not to be exercis’d by them that have the balance of Dominion in the province, because that would bring the Government from provincial and dependant; to national and independent. Absolute monarchy, as that of the Turks, neither plants its people at home nor abroad, otherwise than as Tenants for life or at will; wherefore its national and provincial government is all one. But in governments that admits the citizen or subject to Dominion in Lands, the richest are they that share most of the power at home; whereas the richest among the provincials, tho’ native Subjects, or citizens that have been transplanted, are least admitted to the government abroad: for men, like flowers or roots being transplanted, take after the soil wherein they grow. Wherefore the commonwealth of Rome, by planting colonies of its citizens within the bounds of Italy, took the best way of propagating it self, and naturalizing the country; whereas if it had planting such colonies without the bounds of Italy, it would have alienated the citizens, and given a root to liberty abroad that might have sprung up foreign, or savage, and hostile to her: wherefore it never made any such dispersion of it self and its strength, till it was under the yoke of the Emperors, who disburdening themselves of the people, as having less apprehension of what they could do abroad than at home, took a contrary course.639

De conviction républicaine, Harrington critiquait le dédain de Hobbes pour les auteurs anciens. Pour Harrington, le maintien d’une colonisation efficace passe par l’établissement de colonies au sein d’un territoire déjà contrôlé. Harrington préconise l’établissement d’un régime où les colonies bénéficieraient d’une autonomie conséquente par rapport à la métropole. Ce système, davantage fondé sur la prééminence morale d’une métropole (patrocinium) que sur un pouvoir absolu accaparé par cette dernière (imperium), est inspiré du de Officiis de Cicéron.

This is a Common-wealth of the fabric, that has an open ear and a public concern; she is not made for the vindication of common Right, and the Law of nature. Where says Cicero

160 of the like, that of the romans, We have rather undertaken the patronage, than the Empire of the world.640

Cette valorisation du patrocinium par Cicéron témoigne de la perception que ce dernier avait de la République romaine au sens large car englobant tous les territoires conquis dans le courant des derniers siècles. Cicéron fustigeait la politique menée par des personnalités comme Marius et Sylla, qui, au nom de leur imperium personnel, avaient contribué à l’asservissement des provinces conquises et à leur soumission à leurs pouvoirs personnels. Cette influence cicéronienne avait conditionné l’utilisation du Commonwealth comme régime outrepassant le seul État républicain pour inclure une série de territoires annexés.641 La perception de la colonisation dans l’Oceana s’inspirait à la fois des circonstances qui poussaient les Grecs à fonder des colonies, tout en incluant le régime cicéronien de

patrocinium. Par opposition à l’impérialisme romain qu’il idéalisait, l’auteur traite de la

Grèce antique comme d’une série de commonwealths de cités en état de guerre permanent. I com in this chapter to resume the discourse, where I broke off in the former, making good my assestion, that a Commonwealth is the government, which from the beginning of the World to this day was never conquere’d by any monarch; for if the Commonwealths of Greece came under the yoke of the Kings of Macedon, they were first broken by themselves.642

Harrington perçoit les commonwealths grecs antiques comme des ensembles hétéroclites, unis par une conscience collective ou une série d’intérêts communs davantage que par une suprématie politique,643 qui n’arriva qu’avec les dominations macédonienne et romaine. L’équilibre des commonwealths chez Harrington est destinée à être rompue, que ce soit sur initiative interne des pouvoirs qui faussent la balance et la répartition des bien (comme les

640 Ibidem, p. 194. Cf. A. PAGDEN, Op. cit, p. 127. Cf, CICÉRON, De officiis II, 27. J'aime mieux en

pareille matière emprunter des exemples à l'histoire des nations étrangères qu'à la nôtre. Observons-le cependant : aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa domination non par l'injustice, mais par une conduite généreuse, on faisait la guerre pour la protection des alliés ou pour reculer les limites de l'empire, les hostilités finies, on n'exerçait pas de rigueurs à moins de nécessité, le sénat de Rome était pour les rois, pour les peuples, pour les nations un refuge, un abri, le titre de gloire le plus estimé, celui que recherchaient nos magistrats était d'avoir usé de justice et de loyauté dans la défense des provinces et des alliés. Rome exerçait moins un empire qu'elle n'étendait sa protection sur le monde. Trad. Ch.

APPUHN, 1933.

641 J.G.A POCOCK, The political Works of James Harrington, Cambridge, 1977, p. 72. 642 J. HARRINGTON, Op. cit., p. 284.

161 lois agraires à Rome)644 ou sur initiative extérieure pour forcer les différents commonwealths à s’affronter (comme la guerre du Péloponnèse en Grèce, au cours de laquelle les Perses financèrent la rivalité entre Athènes et Sparte). Chez Harrington, le commonwealth renvoie au concept de république, sa conception de l’empire colonial se rapprochant davantage de ce que James Pocock qualifiait de «provincial empire», à l’image du régime cicéronien de patrocinium.645 Sa notion d’union de cités a connu un écho chez d’autres théoriciens comme Andrew Fletcher qui vantait les mérites de la ligue achéenne.646 De fait, les théories d’Harrington renvoyaient à des ensembles territoriaux vastes et en continuelle extension,647 qui appliquèrent le régime du commonwealth aux territoires soumis.

Pour les auteurs du XVIIe siècle, le commonwealth peut donc se limiter au cadre d’une cité, ou l’outrepasser dans le cas des ligues ou coalitions de cités. Ces auteurs appliquaient donc la terminologie de commonwealth au gouvernement des cités ou des ligues grecques, et celui d’un régime comme celui de la Rome républicaine qui intégra progressivement ses provinces à l’exercice du pouvoir. En dépit de leurs différences de vue, Harrington et Hobbes favorisaient cette forme de régime d’inclusion, qui s’approchait davantage de leurs conceptions humanistes.648 Les auteurs britanniques vouaient toutefois davantage de crédit au modèle romain, plus proche de l’idée d’équilibre social fondamental dans l’œuvre d’Harrington et plus proche de l’idée d’un commonwealth efficace pour Hobbes. Les relations entre métropole et colonies seraient régies par un régime inspiré de son contrat social, où les citoyens délèguent leur pouvoir au souverain.649 Hobbes a cependant vanté les mérites des colonies grecques comme moyen de diffusion de la culture grecque. D’un

644 Ibidem, p. 248. Cf. C. B. MACPHERSON, Op. cit., pp. 161-162. Voir aussi Fr. TRICAUD, Les lois de

la nature, pivot du système in Thomas Hobbes. Philosophie première. Théorie de la science et politique, Paris, 1990, pp. 265-274.

645 J. G. A. POCOCK, The Machiavellian moment: Florentine political thought and the Atlantic republican

tradition, Princeton, 1975, p. 139.

646 A. FLECTHER, Letter to the Marquis of Montrose in A. FLETCHER, An account of a conversation

concerning a right regulation of governments for the good of Mankind in The political Works of A.

FLETCHER, Londres, 1737, p.436.

647 J. HARRINGTON, Op. cit., p. 195.

648 L. BOROT, La raison d’État chez James Harrington in Raison et déraion d’Etat. Théoriciens et théories

de la raison d’Etat aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1994, pp. 313 et 324. Les auteurs britanniques

s’opposaient notamment au régime autocratique appliqué par les Espagnols en Amérique.

649Ch. MIQUEU, Les complexités de l’héritage républicain in Qu’est-ce qu’un héritage, Bucarest, 2009,

162 point de vue royaliste, la colonisation elle-même ne pouvait connaître de succès que par la délégation des pouvoirs des colons et des indigènes à l’autorité royale, seule à même d’éliminer l’état d’anarchie permanent en Amérique du nord.650

La notion de loi de la Nature, si elle demeure un concept variable selon les auteurs, servit à l’élaboration d’une pensée colonialiste en justifiant l’assimilation de la colonie, voire de l’indigène, au commonwealth.651 Hobbes et Harrington, bien que de convictions opposées, prônaient l’établissement d’une colonisation libérale sur laquelle la métropole conserverait cependant une supériorité morale. Les deux auteurs partageaient une vision expansionniste du commonwealth, tant qu’elle n’impliquait pas le déclenchement d’une guerre d’agression envers un autre commonwealth. Cette conception s’apparente à l’idée que ces auteurs se faisaient de la Rome antique, là où un régime inspiré des cités grecques aboutirait à une trop forte décentralisation, voire à une anarchie qui nuirait à la métropole et aux colonies, à l’instar de ce qui s’était passé lors de la guerre du Péloponnèse.652