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Chapitre III : le XVIIe siècle

6) John Locke

À la fin du XVIIe siècle, John Locke soutenait l’idée que les lois naturelles avaient été dictées par Dieu pour garantir l’égalité des hommes entre eux.660 Locke présentait la particularité d’inclure la propriété privée au sein sa conception des lois naturelles.661 Pour le philosophe, le droit à la possession est un droit naturel, au même titre que le droit à la vie ou à la liberté. Au contraire de Hobbes, il ne percevait pas l’État de nature comme un état de guerre permanente. Il le perçoit comme une sorte d’âge d’or dont les hommes ne sortent qu’à partir du moment où ils commencent à amasser des propriétés et qu’ils doivent se prémunir contre la convoitise et la cupidité des autres.662 Dans l’idéologie lockéenne, le but de l’État est de garantir ce droit à la propriété et d’en empêcher les abus.663 L’égalitarisme de Locke était donc un égalitarisme économique plus que démocratique. Il s’agissait avant tout d’une égalité devant l’État et dans la liberté d’entreprendre.664

Barbara Arneil s’est spécialisée dans les influences lockéennes de la colonisation des Amériques, et notamment l’impact de la notion de propriété privée sur l’économie coloniale. Elle arrive à la conclusion que Locke était un penseur colonialiste.665 Si Locke

660 Ces lois étaient destinées à Adam et Ève et se transmettaient à leur descendance. J. LOCKE, Two treatises

of government, vol. II, Londres, 1689, § 56-57. Contrairement à Spinoza, Locke recourait à la théologie dans

la définition de ses lois naturelles et sa conception de la liberté humaine était teintée de libéralisme. Cf. Ch. MIQUEU, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté, Paris, 2012, pp. 46 et 74.

661 J. LOCKE, Op. cit., vol. II, § 4-15. Cf. B. ARNEIL, John Locke and America. The defence of english

colonialism, Oxford, 1996, pp. 132-167 et C. J. RICHARD, The Founders and the Classics. Greece, Rome and the American Enlightenment, Cambridge, Mass-Londres, 1994, pp. 174-175.

662 W. BATZ, The historical anthropology of John Lock in Journal of the History of ideas, Baltimore, vol.

35.4, 1974, pp. 663-670.

663 N. WOOD, The politics of Locke’s philosophy, Londres, 1983, pp. 37-39 et M. H. KRAMER, John Locke

and the origins of private property. Philosophical explorations of individualism, community, and equality,

Cambridge, 1997, pp. 46-48.

664 Neal Wood parlait d’ « égalitarisme bourgeois ». Cf. N. WOOD, John Locke and agrarian capitalism,

Berkeley – Los Angeles- Londres, 1984, p. 101.

665 B. ARNEIL, Trade, plantations, and property : John Locke and the economic defense of colonialism in

165 n’avait jamais traité directement de colonisation, son œuvre fait plusieurs références aux Amériques, qu’il est de la responsabilité des hommes civilisés de conquérir et de rentabiliser, dans la mesure où cela ne nuit pas aux indigènes. Locke, qui travaillait pour des compagnies commerciales, considérait le continent nord-américain comme un territoire encore vierge présentant de nombreuses perspectives d’extension, notamment commerciales et agricoles.666 Cet extension ne rentre cependant pas en concurrence avec celle des Amérindiens, les besoins de ceux-ci (qui étaient des chasseurs-cueilleurs) étant différents de ceux des colons. Le droit naturel s’applique donc à tout le monde, selon des modalités différentes.667

For supposing a man, or family, in the state they were, at first peopling of the world by the children of Adam, or Noah; let him plant in some in-land, vacant places of America, we shall find that the possessions he could make himself upon the measures we have given, would not be very large, nor, even to this day, prejudice the rest of mankind, or give them reason to complain, or think themselves injured by this man’s encroachment, though the race of men have now spread themselves to all the corners of the world, and do infinitely exceed the small number which was at the beginning.668

D’un point de vue politique, Locke opposait le commonwealth à d’autres formes de régimes, dont la monarchie absolue, forme primitive de gouvernement héritée du patriarcat.669 L’auteur compare la situation dans les Amériques à celle de la Grèce homérique

And one may as well prove, that the patriarchs were all absolute monarchs; that the power both of patriarchs and kings was only paternal; and that this power descended to them from Adam : I say all these propositions may be as well proved by a confused account of a multitude of little kings in the West-Indies, out of Ferdinando Soto, or any of our late histories of the Northern America, or by our author’s 70 kings of Greece, out of Homer, as by any thing he brings out of Scripture, in that multitude of kings he has reckoned up.670

666 N. WOOD, John Locke and agrarian capitalism, Berkeley – Los Angeles- Londres, 1984, p. 22. 667 B. ARNEIL, John Locke and America. The defence of english colonialism, Oxford, 1996, pp. 16-138 668 J. LOCKE, Two treatises of government, vol. II, Londres, 1689,§ 36.

669 R. W. GRANT, John Locke’s liberalism, Chicago, 1987, p. 57. 670 J. LOCKE, Op. cit., vol. 1, § 153.

166 Locke percevait la liberté comme découlant de l’égalité, l’égalité étant une conséquence de la loi naturelle poussant les hommes à s’organiser en État. Cette théorie et son application au régime colonial connut un succès important lors de la Révolution américaine, notamment sous l’égide de James Otis.671 Les colonies grecques étaient perçues comme des commonwealths indépendants par les auteurs du XVIIe siècle et par leurs successeurs du XVIIIe. La notion lockéenne d’égalité par la propriété privée fut appliquée au contexte antique à travers l’exemple des rapports des cités grecques à leurs métropoles. Si le modèle romain convenait mieux aux perceptions hobbesienne ou harringtonienne du commonwealth, la notion d’égalité et de libéralisme économique trouva davantage d’écho dans l’historiographie de la Grèce antique.672 Le développement théorique du libéralisme et la redécouverte des sources antiques et de l’Histoire des colonies grecques permettront à une nouvelle forme d’historiographie de voir le jour, davantage axée sur la notion d’empire colonial héritée du commonwealth et de ses applications au monde grec antique.

Locke agit en opposition au régime patriarcal soutenu par Aristote. Selon ce dernier, le modèle de la famille comme entité économique où tout serait géré par le père de famille (domination d’un mari sur son épouse, du père sur ses enfants, du maître sur son esclave) servirait de modèle au régime politique d’une cité, puisque la cité est composée de familles.673

Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l'État s'est formé, il faut nous occuper tout d'abord de l'économie qui régit les familles, puisque l'État est toujours composé de familles. Les éléments de l'économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres. Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d'abord

671 J. OTIS, The Right of the British colonies asserted and proved, Londres 1764, pp. 38-40. Cf. N. WOOD

et M. H. KRAMER, Ibidem.

672 K. KUMAR, Greece and Rome and the British Empire: contrasting role models in Journal of British

studies, v.51, n°1, Londres, 2012, p. 85.

673 Bien que Locke ait entretenu un rapport ambigu avec l’esclavage. S’il le condamnait dans son second

Treatise of Gouvernement (§ 22-23) il le légitimait dans certains cas de figure, notamment en temps de

guerre, seul cas de figure où un homme pouvait être réduit en esclavage (Idem, § 24). W. Glausser y a vu la difficulté pour le philosophe de faire coïncider sa vision de l’état de nature et la nécessité de rentabilité de son modèle libéral. Cf. W. GLAUSSER, Three approaches to Locke and the slave trade in Journal of the

167 à l'examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la famille sont le maître et l'esclave, l'époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d'individus, et voir ce qu'est chacun d'eux et ce qu'il doit être.674 Pour le philosophe anglais, le commonwealth doit outrepasser ce type de régime, chaque individu étant libre de poursuivre son enrichissement personnel et, à travers lui, son droit à la liberté individuelle.675 Locke fut l’un des fondateurs du républicanisme moderne, sa théorie sur l’égalité ayant influencé les révolutions libérales, notamment la révolution américaine. En effet, la constitution des États-Unis garantit l’égalité en droit de ses citoyens, sans remettre en cause les différences de fortunes. Le républicanisme renvoie ici à la participation de tout citoyen au corps politique, la différence de fortune ne suffisant pas à justifier la domination d’un homme sur l’autre.676

Pour Locke, la colonisation résultait de cette nécessité pour chaque individu de posséder une terre d’où pourra partir sa prospérité.677 La comparaison avec la colonisation grecque où chaque colon recevait une terre à titre individuel est d’autant plus manifeste que d’un point de vue lockéen, l’individu politisé est également à même d’assurer sa subsistance et de faire fructifier ses possessions. À cet égard, la philosophie de Locke augurait de la physiocratie du siècle suivant.678

Le libéralisme de Locke a influencé la manière dont les penseurs des siècles à venir envisagèrent le colonialisme et la manière de le rentabiliser. Il a aussi influencé les premières théories de la décolonisation, comme nous le verrons dans le chapitre suivant dédié aux théoriciens de la révolution américaine. À travers cette relecture du processus colonial, on assiste au tournant du siècle, à une relecture de l’Histoire des colonies. Les auteurs mentionnés ici recoururent principalement à Thucydide et à sa Guerre du

674 ARISTOTE, Politique 1254a. Trad. J. Brthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1874

675 J. LOCKE, A letter concerning toleration: latin and English texts revised, Texte édité par M.

MONTUORI, La Haye, 1963, cf. Th. L. PANGLE, The spirit of republicanism. The moral vision of the

American founders and the philosophy of Locke, Chicago – Londres, 1988, p. 253.

676 M. P. ZUCKERT, Founder of the Natural Rights Republic in Thomas Jefferson and the politics of

Nature, Notre Dame, 2000, pp. 18-19.

677 B. ARNEIL, Op. cit., pp. 63-64.

678 H. PEUKERT, Cameralism and physiocracy as the two sides of a coin : Example of the economic policy

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Péloponnèse pour étayer leur thèse.679 Thucydide offrait le témoignage de l’extension de la mainmise des Grecs sur le monde méditerranéen, mais aussi les raisons de sa déliquescence au profit d’autres régimes. Ce passé fut une source d’identification pour les auteurs d’un siècle qui sortait des guerres de religions et qui voyait s’affirmer des exigences coloniales antagonistes. La colonisation grecque apparait derrière la question du commonwealth. Si les auteurs néerlandais et britanniques argumentaient initialement en faveur d’un état centralisé, le débat évolua avec Locke et Pufendorf vers la constitution d’une confédération égalitaire de colonies axée autour de la métropole, qui ne conservaient qu’une supériorité morale. La question de la propriété privée des colons amena à une reconsidération des rapports à la métropole.

Par ailleurs, la colonisation grecque inspira la perception que les théoriciens du commonwealth se faisaient des lois de la nature. La majorité d’entre eux considérait la colonisation comme un droit naturel inhérent aux hommes civilisés au cas où leur subsistance serait menacée. Au contraire des colonies romaines qui résultaient davantage d’un impérialisme politique et militaire, les colonies grecques étaient perçues par l’idéologie lockéenne comme des espaces de liberté par des auteurs.

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d) Conclusion

Les influences classiques de la Renaissance eurent un impact sur l’élaboration des premières pensées colonialistes en Europe. En plein absolutisme, les auteurs français s’abritaient davantage derrière l’image d’hommes importants de l’Antiquité, spécialement Alexandre, pour illustrer les positions impérialistes de la France. La personnalité d’Alexandre, perçue différemment selon que l’on soutienne ou conteste la politique des rois de France, permit la création d’un parallèle avec l’expansion française en Amérique.680 Cette théorie connut un certain succès dans les milieux lettrés en Angleterre et dans les Treize colonies.681

Par la suite, les penseurs modernes s’inspirèrent des prises d’oracles avant les fondations coloniales des grecs pour définir une tradition critique vis-à-vis du discours religieux. Les Grecs eux-mêmes n’étaient pas crédules. Les mécanismes de la colonisation grecque transparaissaient derrière un discours hostile à l’obscurantisme du discours religieux du XVIIe siècle.

Mais c’est à travers les notions britanniques et néerlandaises de commonwealth que la récupération politique du passée antique eut le plus d’influence. Le modèle colonial propre à la Grèce antique connut des récupérations de plus en plus récurrentes à mesure que le modèle impérialiste fondé sur la conquête se voyait remplacé par un modèle économique de type libéral et libre-échangiste. Il fallut toutefois attendre le XVIIIe siècle et les théories d’Adam Smith pour qu’une utilisation du passé grec détrône le recours au modèle romain.682 Les notions d’état de nature et de loi naturelle eurent un rôle fondamental à jouer dans cette logique. En effet, la majorité des auteurs s’abritaient derrière les lois de la nature pour légitimer leur vision de la colonisation. À cet égard, le modèle grec leur fut plus utile, notamment à travers l’image de la colonisation de survie par les franges les plus déshéritées

680 R. ZUBER, France 1640-1790 in Perceptions of the ancient Greeks, Cambridge, Mass., 1992, p. 167. 681 G. C. BRAUER, Jr., Alexander in England: the conqueror’s reputation in the late seventeenth and

eighteenth centuries in The classical journal, n. 76/1, Chicago, 1980, p. 40 et L. HANNETON, Les meilleurs ennemis : Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle in La France en Amérique.

Mémoire d’une conquête, Chambéry, 2009, pp. 157-159.

170 (dont le droit élémentaire était de survivre) de la société métropolitaine, qui pourtant surent s’ériger en commonwealths cohérents.

La colonisation grecque était connue principalement par l’intermédiaire de Thucydide dont le récit de la guerre du Péloponnèse eut un impact sur l’interprétation des conflits européens tout au long du XVIIe siècle. Si les utilisations du modèle grec relevaient encore pour beaucoup du discours artistique ou de la figure de style (la comparaison de Louis XIV à Alexandre), elles outrepassèrent bientôt le simple topos littéraire pour s’inscrire dans une réflexion politique plus poussée. Celle-ci fut à la base de nombreux changements non seulement au XVIIe siècle (avec la Glorieuse Révolution) mais aussi au siècle suivant avec la Révolution américaine qui devint le premier modèle de guerre de décolonisation. L’utilisation de la notion de commonwealth, inspirée des penseurs antiques, justifia le recours à une abondante littérature antique dans des buts sinon de comparaison, au moins d’inspiration rhétorique.

Que l’on se place dans le domaine de la contestation religieuse ou dans la lecture politique, la colonisation grecque bénéficia d’une lecture moderne de l’Histoire antique, les modernes étant les continuateurs de l’œuvre des anciens, dont ils partageaient les qualités mais aussi les travers.683 Cette assertion prévaut en matière coloniale comme en matière de contestation des préceptes dogmatiques ou politiques.

Enfin, le XVIIIe siècle bénéficia d’une redécouverte importante des textes grecs et d’une relecture plus scientifique de l’Histoire grecque antique, jusque-là délaissée au profit du modèle romain ou d’une lecture plus littéraire, voire propagandiste, des œuvres du passé. Cette redécouverte eut un impact fondamental sur l’emploi politique de l’Histoire grecque.

683 Notamment la crédulité ou le sens critique. Cf. Cl. POULOUIN, L’Histoire des Oracles de Fontenelle

comme dénaturation du traité de Van Dale in Revue Fontenelle, vol. 2, Mont-Saint-Aignan, 2004, pp. 135- 152 et M. RIOUX-BEAULNE, Fontenelle : Histoire et invention in Revue Fontenelle, vol. 5, Mont-Saint- Aignan, 2007, pp. 57-60

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