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Chapitre II : Des concepts en contexte

3) Le rapport aux indigènes

Le rapport à l’indigène et sa représentation firent l’objet de descriptions approfondies dans les sources. Cette question demeure cependant délicate à traiter sans recourir à nombre de concepts, tels ceux d’identité, d’ethnicité, voire d’acculturation. Il est en effet manifeste que les Grecs, dès les balbutiements de leur colonisation, perçurent une différence fondamentale entre leur identité et celles des barbares, identité qui, exceptionnellement, supplantait l’appartenance à une cité.255

À nouveau, la plupart des historiens tendent à faire évoluer le rapport à l’indigène en fonction de l’époque où furent fondées les colonies et à mesure que les tendances impérialistes grecques s’affirmaient. Citons ainsi le cas de certaines colonies archaïques, comme Sybaris ou Berezan en Mer noire, dont les modalités de fondation demeurent mal connues car les rares vestiges archéologiques n’apportent que peu d’éléments probants. L’interaction entre Grecs et barbares pour cette époque est donc difficile à envisager, chaque historien s’attachant de préférence à son interprétation de sources littéraires ou archéologiques pour annoncer une cohabitation pacifique ou une guerre de conquête.256 Sans toutefois nier l’existence d’hostilités entre Grecs et autochtones, fréquemment relatées par les sources,257 l’archéologie a démontré l’existence d’une modification culturelle des Grecs au contact des populations locales. De fait, les sources littéraires ne traitent souvent des indigènes que pour mentionner leur opposition aux colons qui durent les affronter. L’accent est mis sur les conséquences de ces guerres et leurs influences sur la colonie,258 bien que les auteurs traitent aussi des conflits où les Barbares seraient

255 J. McINERNEY, Ethnos and Ethnicity in Early Greece in Ancient Perceptions of Greek Ethnicity,

Cambridge, Mass –Londres, 2001, pp. 51-74. Voir aussi D. KONSTAN, To Hellenikon ethnos: Ethnicity and the Construction of Ancient Greek Identity, In Ancient perceptions of Greek ethnicity, Cambridge, Mass. – Londres, 2001, pp. 29-50.

256 P. ATTEMA, From Ethnic to Urban Identities? Greek Colonists and Indigenous Society in the

Sibaritide, South Italy. A Landscape Archaeological Approach Identity in Constructions of Greek Past.

Identity and Historical Consciousness from Antiquity to the Present, Groningen, 2003, pp. 12. Cf. S. L.

SOLOVYOV, Ancient Berezan, the architecture, History and Culture of the First Greek Colony in the

Northern Black Sea in Colloquia Pontica, vol. 4, Leiden, 1999.

257 De même que par certaines disparitions subites de traces archéologiques pour certaines époques. Cf. D.

ADAMESTEANU, Greeks and Natives in Basilicata in Greek colonists and Native Populations, Canberra- Oxford, 1990, pp. 143-150.

258 C. DOUGHERTY, Op. Cit., p. 41. Cf. par exemple la guerre entre les Ambraciotes et les Acarnaniens,

57 intervenus en faveur de cités grecques rivales. Les anecdotes relatées par Thucydide sur des conflits en périphérie de colonies, en Thrace ou en Acarnanie, en donnent une illustration intéressante.259

Devant l’indigence des sources écrites, il est possible de tirer quelques conclusions. Si les indigènes sont peu évoqués dans les textes grecs, c’est que ces derniers, davantage intéressées par les Grecs et leur évolution (à travers des épisodes comme les Guerres Médiques ou la Guerre du Péloponnèse), ne se préoccupaient d’ethnographie que dans la mesure où leur propre histoire s’y trouvait mêlée. Par ailleurs, Carla Antonaccio a montré que les sources mentionnaient peu les indigènes de Sicile (toujours nommés Barbaroi), alors que le terme Sikeliotai (habitants de la Sicile) est employé chez certains auteurs pour définir les habitants grecs de la Sicile.260 Cette restriction des populations indigènes au seul vocable de Barbaroi oblige donc à se tourner vers d’autres sources dès lors que l’on souhaite concevoir l’ampleur de leurs interactions avec les Grecs.

L’historiographie a longtemps soutenu que les populations locales de Sicile vécurent dans la barbarie jusqu’à l’arrivée des Grecs, qui importèrent leur culture chez les Sicules qui adoptèrent les mœurs grecques.261 Cette vision est remise en question depuis quelques décennies, à mesure qu’une série de découvertes archéologiques vinrent étayer la thèse d’influences culturelles réciproques,262 au point même que certains auteurs en sont venus à douter d’une volonté intrinsèque de coloniser, au moins dans un premier temps, dans le chef des immigrés grecs.263 La multiplication des contacts commerciaux avec les indigènes avant l’établissement des colonies grecques atteste d’un processus de longue durée.264 Enfin, il convient de mentionner les pratiques de mariages mixtes ou d’hospitalité qui unirent, dès les temps archaïques, certaines personnalités grecques à des étrangers,

259 THUCYDIDE II, 29 et 68. Cf. K. VLASSOPOULOS, Greeks and Barbarians, Cambridge, 2013, pp.

122-123.

260 C. ANTONACCIO, Ethnicity and Colonization in Ancient Perceptions of Greek Ethnicity, Cambridge,

Mass –Londres, 2001, pp. 116-121.

261 Thèse encore perceptible chez J. BOARDMAN, The Greeks overseas, Aylesbury, 1964, pp. 200-204. 262 C. ANTONACCIO, Siculo-Geometric and the Sikels, in Greek Identity in the Western Mediterranean,

Leiden-Boston, 2004, pp. 70-71.

263 R. OSBORNE, Early Greek Colonization ? The nature of Greek settlement in the West, in Archaic

Greece : New approaches, Londres, 1998, pp. 251-269.

264 Cf. A. J. GRAHAM, Pre-colonial Contacts: Questions and Problems in Greek colonists and Native

58 notamment en Étrurie.265 Ces relations interpersonnelles, dont les sources firent mention à de nombreuses reprises, atteste donc de liens unissant les Grecs aux Barbares à des époques parfois antérieures à la colonisation. Bien qu’aucun auteur grec n’y fasse explicitement allusion, ces liens permirent l’établissement graduel d’ἀποικίαι partout en Méditerranée.266 Ce point de vue est sans doute davantage conforme à la réalité que celui d’une suprématie incontestée des Grecs en périphérie des territoires colonisés. Cette vision est elle-même influencée par les sources grecques qui minimisaient la présence ou l’importance des cultures indigènes et préféraient insister sur les mythes de fondations de colonie.267 Il est donc raisonnable de penser qu’une culture grecque influencée par les mœurs locales se soit créée en Sicile au point qu’il soit possible de parler d’acculturation.268

La lecture des sources montre que seuls quelques auteurs, dont Thucydide, faisaient allusion aux interactions avec les barbares dans la mesure où ces derniers eurent une influence sur un conflit entre cités situées en périphérie de la Grèce. À ce titre, la lecture de Thucydide permet d’assimiler partiellement la guerre du Péloponnèse à une guerre coloniale eu égard au nombre d’ ἀποικίαί et de populations autochtones mêlées au conflit. Ce silence sur les liens entre populations barbares et colons grecs, s’il permet de saisir comment les Grecs percevaient la cohabitation avec les non-Grecs, fit l’objet d’une lecture littérale de le part d’auteurs modernes, lecture qui amena à surévaluer le rôle culturel des Grecs dans leurs rapports aux autochtones. De fait, la supériorité culturelle des Grecs allait exercer une influence prépondérante non seulement sur la vision dont les Modernes perçurent les Grecs, mais aussi sur la façon dont ils envisagèrent leur propre autorité par rapport aux indigènes des pays colonisés depuis le XVIIe siècle.269 Si les Grecs dévaluaient la place des Barbares et de leur influence, les mentions qu’on trouve quant aux liens

265 Cf. par ex. PLINE L'ANCIEN Histoires Naturelles XXXV, 16 et 152. 266 K. VLASSOPOULOS, Op. cit.

267 C. DOUGHERTY, Op. cit., pp. 31 et suiv.

268 L’acculturation étant ici comprise comme l’adoption de traits culturels étrangers par un groupe

confronté en permanence à un autre groupe, relevant lui-même d’une culture différente. Cf. R. WHITE,

The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge,

1991, p. X.

269 Spécialement à partir du début du XIXe siècle. Cf. T.B. MACAULAY, A speech of T.B. Macaulay, esq.

59 d’hospitalité ou aux alliances militaires permettent une remise en cause que seuls les apports plus tardifs de l’archéologie ont permis de confirmer.

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