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A/ Les étapes de la mise sur agenda politique du PSE

2. Le rapport Cabanel : une étape décisive

Mais dès lors que Guy Cabanel n’est pas l’initiateur du placement sous surveillance électronique, en tout cas pas avant 1995-1996, se pose la question du rôle qu’il a réellement joué dans la promotion de ce dispositif, et plus encore celle de ses connexions avec les services de l’administration pénitentiaire d’une part et avec le ministre de tutelle d’autre part. En ce qui concerne le rapport sur la prévention de la récidive, il semble qu’officiellement Guy Cabanel ait agi avec le soutien du ministre de la Justice de l’époque mais sans qu’il y ait eu de véritable commande politique sur la question du PSE. Pierre Méhaignerie alors Garde des Sceaux est en effet le commanditaire de la mission parlementaire dirigée par Guy Cabanel, mais le gouvernement changeant peu après, c’est surtout avec le nouveau Garde des Sceaux, Jacques Toubon, que le sénateur Cabanel a eu des liens128. Un travail de collaboration avec le

ministre et les services de l’administration pénitentiaire a semble-t-il été engagé au moment de la réalisation du rapport. Guy Cabanel souligne le fait que l’administration pénitentiaire « l’a beaucoup aidé lors du rapport » 129, et que pendant un temps, il participait à des réunions

hebdomadaires à la Chancellerie, avec l’administration pénitentiaire. Jacques Toubon, de son côté, indique qu’il a « poussé la direction de l’administration pénitentiaire et la direction des affaires criminelles et des grâces à travailler sur ce texte »130. Cependant, il semble que ces

moments de coordination aient porté sur l’ensemble des propositions du rapport Cabanel et non sur la seule question du PSE131.

S’agissant explicitement du PSE et de la préparation de la proposition de loi132, il est difficile

de savoir quelle part les services de l’administration pénitentiaire ont effectivement prise dans l’élaboration du texte. Selon l’ancien ministre, c’est la « procédure d’élaboration habituelle, avec un travail des services administratifs et au moins deux ou trois réunions [à son niveau] compte tenu de l’importance du dossier »133 qui a été pratiquée, tandis que Guy Cabanel

rappelle que « quand il a travaillé sur la loi, l’administration pénitentiaire l’a aidé à avoir des contacts extérieurs en Hollande, en Suède, où des membres de l’administration pénitentiaire l’ont accompagné »134. En tout cas, il semble que « le texte soit venu de l’extérieur »135 (c’est-

à-dire probablement de Guy Cabanel) mais qu’ensuite « plusieurs notes argumentaires aient été produites au Cabinet »136.

127 Entretien avec Emmanuel Rébeillé-Borgella, Op.cit. 128 Entretien avec Guy Cabanel, 11/12/2001.

129 Ibid.

130 Entretien avec Jacques Toubon, 3/12/2001. 131 Entretien avec Guy Cabanel, Op.cit .

132 Proposition de loi du Sénat n°400, discutée et adoptée le 22 octobre 1996. 133 Entretien avec Jacques Toubon, Op.cit.

134 Entretien avec Guy Cabanel, Op.cit.

135 Entretien avec Emmanuel Rébeillé-Borgella, Op.cit. 136 Ibid.

Si cette méthode classique a été mise en œuvre, il semble en revanche qu’une autre méthode d’échange entre le politique et l’administratif ait eu lieu et ait permis la mise sur l’agenda politique de la question du PSE. L’ancien directeur de l’administration pénitentiaire explique en effet que, convaincu par la formule du PSE qui restait pourtant "au point mort" en l’absence d’une volonté politique forte, il avait contacté pour évoquer l'intérêt d'un tel dispositif Guy Cabanel, lui-même moteur de cette réforme, afin de dépasser les motifs et les lieux de résistance au PSE. Il s’agissait bien selon ses propres termes d’« actionner le levier politique pour engager une dynamique »137 et faire ainsi avancer le dossier, resté en panne au

cabinet du ministre, moyennement intéressé à l’époque par la question138. Cette coalition

d’intérêts d’un acteur administratif avec un acteur parlementaire pour promouvoir un dossier spécifique auxquels tous deux croyaient et dépasser le faible intérêt suscité au sein tant du ministère que de pans entiers de l’administration pénitentiaire elle-même139 semble

particulièrement éclairante sur les effets de conjoncture qui peuvent expliquer "l’enterrement" ou la "revivification" d’un dossier.

L’émergence du placement sous surveillance électronique, considéré comme un dossier non prioritaire pour l’AP140, n’est donc ni le fait de la seule administration pénitentiaire, ni le fait

du seul sénateur Cabanel, mais bien des actions conjointes développées par le directeur de l’AP d’une part et le sénateur Cabanel d’autre part, lesquels, membre de l’administration et élu, ont allié, à partir de 1993 semble-t-il, leurs forces pour promouvoir une mesure dont ils étaient convaincus de sa nécessité.

C’est ainsi que le sénateur Cabanel – s’étant emparé de la question – a joué un rôle d’entraînement que l’administration pénitentiaire, seule, n’était pas parvenue à jouer auparavant. En effet, Eric Veyssière reconnaît lui-même qu’« en 1993-1994, il n’y avait pas d’obstacle technique, ni juridique au bracelet comme alternative à l’incarcération. L’obstacle était de nature politique. »141 A la suite du groupe de travail mis en place, deux réunions, dont

une avec le ministre de la Justice, avaient eu lieu pour évoquer la question du PSE, or « ça en était resté là »142. Comme le souligne également la chef de bureau action juridique de

l’époque, « il n’y avait pas de commande forte, d’impulsion politique forte du gouvernement. L’administration pénitentiaire était sceptique sur l’utilité de la mesure, réticente. Le travail s’est effectué parce qu’elle était contrainte et forcée et qu’il y avait d’autres priorités comme la relance des mesures d’aménagement de la peine. »143

En somme, si l’administration pénitentiaire avait défriché la problématique du placement sous surveillance électronique dès le début des années 1990, "dans la foulée" du rapport Bonnemaison, c’est d’une certaine façon sa capacité à tirer parti de l’intérêt du parlementaire qu’est Guy Cabanel autour des années 1995-1996, qui a permis la reformulation du problème et surtout une modification de sa perception. « Dès que certains élus se sont intéressés,

137 Entretien avec Bernard Prévost, Op.cit. 138 Ibid.

139 « Au début, la réflexion et la mise en œuvre sont venues de l’extérieur : des travaux extérieurs et de Guy Cabanel. L’administration pénitentiaire a dû répondre aux demandes et aux sollicitations extérieures. Il n’y avait pas de gens convaincus en interne. Ce sont les missions et le rapport Cabanel qui vont être déterminants. Le processus législatif est assez représentatif de la situation, puisqu’il s’agit d’une proposition et non d’un projet de loi. », entretien avec Catherine Guidicelli, Op.cit.

140 Entretien avec Emmanuel Rébeillé-Borgella, Op.cit. 141 Entretien téléphonique avec Eric Veyssière, Op.cit. 142 Ibid.

l’administration pénitentiaire a saisi la balle au bond. Dès que les parlementaires interviennent, la problématique change. On voit dans quelles conditions on peut le mettre en œuvre. La réflexion change de nature, on va sur une problématique concrète. »144 De ce point

de vue, on voit bien comment le politique, saisi par l’administratif, a la faculté de faire évoluer la perception de l’acuité d’un problème mais peut-être plus encore de lui conférer une légitimité propre.

B/ L'"inversion hiérarchique" : une politique mise au service de

l'administratif ?

A l'issue de l'ensemble des entretiens réalisés, une interrogation majeure reste posée sur la répartition réelle des rôles ayant eu lieu, à l'occasion de ce dossier, entre le politique et l'administratif. Les points de vue qui ont été exprimés sur cette question par nos interlocuteurs divergent assez sensiblement. Parfois même, c'est le discours d'un seul acteur qui se contredit. Le problème est en fait ici posé de savoir si c'est le politique qui a véritablement porté ce projet alors qu'il était sinon inexistant ou abandonné, du moins moribond, au sein de l'Administration ou si c'est l'administratif, dans sa volonté de surmonter un ensemble d'obstacles à la fois internes et externes qui, pour faire aboutir la réforme, a su se saisir du politique pour lui conférer une dynamique accrue. Si l'on retient prioritairement cette dernière analyse pour expliquer les conditions de production de la réforme, on pourra formuler deux hypothèses. D'abord celle d'une possible "stratégie politique" de l'administration (1) ; celle ensuite d'un besoin renforcé pour l'Administration pénitentiaire, en raison de sa faiblesse traditionnelle, de "légitimation par externalisation" de ses réformes (2).

1. Le statut ambigu du politique dans l'élaboration de la réforme du PSE : l'hypothèse

d'une "stratégie politique" de l'administration ?

Les entretiens réalisés ont permis dégager de façon plus ou moins explicite l'hypothèse d'un recours de l'Administration pénitentiaire, à l'occasion de ce dossier PSE, au politique comme vecteur à la fois de légitimation et d'accélération de sa mise sur agenda. On met ici plus particulièrement en valeur les travaux menés sur cette question, dans la continuité du rapport Bonnemaison, au sein même de l'Administration pénitentiaire au début des années quatre- vingt dix. Travaux qui achoppent en raison d'un ensemble de résistances et qui vont conduire "l'administration pénitentiaire" à faire appel au 'tiers politique" pour qu'il lui donne un nouvel élan. On pourrait alors formuler l'hypothèse - là aussi plus ou moins élaborée, et sans doute plus personnelle que collective - d'une stratégie de "politisation d'un objet administratif" comme vecteur de sa réussite. Cette idée peut s'exprimer de plusieurs façons. Il s'agirait d'abord de favoriser une appropriation politique de la réforme (ici en faisant germer l'idée dans l'esprit d'un parlementaire en mission qui la reprendra ensuite à son compte - peut être au-delà des espérances initiales -, là en faisant en sorte que le cabinet du ministre se saisisse d'une question en ayant le sentiment d'en être à l'origine, etc). L'"externalisation politique" des projets de l'administration agit ainsi comme un levier essentiel du choix et/ou de l'accélération de leur mise en œuvre. Sans aller jusqu'à évoquer l'idée d'une "instrumentalisation" par l'administration du politique, se donne ainsi à voir un mode à la fois d'intégration et d'"inversion" du principe constitutionnel français de subordination de l'administration au gouvernement, de l'administratif au politique.

2. La faiblesse de l'Administration pénitentiaire française : explication d'un besoin

renforcé de légitimation par "externalisation" de ses réformes ?

De ce point de vue, la traditionnelle absence de reconnaissance ou d'isolement de l'Administration pénitentiaire au sein du système général d'administration peut tendre à renforcer pour cette dernière la nécessité de telles "démarches stratégiques". En effet, perçue au sein de l'administration du gouvernement en général et du ministère de la justice en particulier, qui lui-même a toujours fait l'objet en France d'une défiance du politique, comme une simple administration d'exécution, de surcroît intervenant sur un objet dépourvu de noblesse, cette administration a toujours révélé sa faiblesse institutionnelle dans la défense des projets qu'elle porte en matière de réforme des supports et des modalités de l'exécution des peines. Sans doute peut on aussi en ces termes interpréter l'analyse de Jean-Claude Karsenty considérant que l'Administration pénitentiaire a toujours bénéficié d'une grande autonomie vis-à-vis du politique, du cabinet du ministre de la Justice145. On peut en effet se

demander si ce n'est pas le désintérêt, la perception d'un caractère secondaire de cette même administration qui s'exprime encore ici. De même la peur des réactions de l'opinion publique semble régulièrement faire reculer le gouvernement dans la prise d'initiatives dans ce secteur. On peut de ce fait se demander si plus que d'autres l'Administration pénitentiaire n'a pas dû développer des stratégies de légitimation de ses réformes vis-à-vis du gouvernement notamment en recherchant et en faisant appel à des soutiens "extérieurs" : ici le politique lui- même via sa figure parlementaire pour la réforme du PSE, là le Conseil de l'Europe via le Comité de Prévention de la Torture pour justifier la nécessité de mettre en place telle ou telle réforme visant à améliorer les conditions de détention des prisonniers, etc. On peut aussi concevoir, dans le cadre des hypothèses d'un néo-corporatisme dont l'acuité a été démontrée au sein de l'administration pénitentiaire, que les organisations syndicales peuvent aussi constituer dans certaines circonstances un support de légitimation de réformes souhaitées. Cependant, sur ce dernier point, on peut constater que les organisations syndicales semblent avoir été les grandes absentes du processus de réforme engagé. En effet, ces dernières n'ont jamais considéré le dossier du PSE comme prioritaire, le reléguant bien souvent à l'état d'un gadget insignifiant face à des revendications plus importantes intéressant directement le statut des personnels. Ainsi, il apparaît qu'elles n'ont jamais pesé sur la décision.

En la circonstance donc, les soutiens internes faisant défaut - scepticisme des acteurs centraux de l'Administration pénitentiaire, non intérêt des organisations syndicales pour ce dispositif - l'"appel au politique" a pu apparaître comme déterminant. En effet si, comme le rappelle un ancien directeur, « l’administration pénitentiaire gère, elle ne décide pas. Elle peut se heurter à la décision. La décision est politique, l’administration pénitentiaire est une administration loyale »146, la mobilisation du politique sur cette question devait nécessairement être de nature

à activer le traitement de ce dossier. Ce n’est que lorsqu’une fenêtre d’opportunité apparaît – en l’occurrence la mission parlementaire de Guy Cabanel et son intérêt pour le PSE – que le directeur de l’AP relance le projet et saisit cette occasion de faire évoluer la perception du PSE. Jean-Claude Karsenty évoque au même titre le cas des unités de visite familiale sur lequel l'Administration pénitentiaire a elle-même poussé un politique trop timide pour progressivement débloquer la situation et essayer de dégager les conditions nécessaires à l'engagement progressif de la réforme.

145 Entretien avec Jean-Claude Karsenty, Op.cit. 146 Entretien avec Gilbert Azibert, Op.cit.

II/ Le processus parlementaire et la substantialisation du projet