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La raison comme passion calme : aux sources d’une identification 61

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 62-65)

Chapitre 1.   La raison humienne, une passion calme ? 61

I. La raison comme passion calme : aux sources d’une identification 61

La définition de la raison comme passion calme s’autorise de deux déclarations, tirées des deux derniers livres du Traité de la nature humaine. La première est extraite de la section T.2.3.8 : « par raison, nous entendons des affections d’une espèce absolument identique aux précédentes [= aux passions violentes], mais telles qu’elles agissent plus calmement, sans causer de désordre dans le caractère »4. La seconde est issue de la section T.3.3.1, dans

laquelle Hume évoque « cette raison […] dont nous avons découvert qu’elle n’est qu’une

2 Sans que ce point constitue toujours l’objet d’analyses spécifiques, Gilles Deleuze (Empirisme et

subjectivité : essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, PUF, 1953, p. 13-14, p. 32 et p. 60), Didier Deleule (Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier Montaigne, 1979, p. 37-38) et Philippe Saltel (Le vocabulaire de Hume, Paris, Ellipses, 1999, p. 37 ; voir aussi l’introduction à l’édition du livre III du Traité, p. 7) semblent souscrire à cette interprétation. À notre connaissance, une telle définition n’a pas lieu dans la littérature secondaire de langue anglaise.

3 En faisant de la passion calme « l’unique vraie définition positive » de la raison en terrain humien,

Philippe Saltel offre sans doute l’exemple le plus franc d’une telle identification (Philippe Saltel, Le Vocabulaire de Hume, p. 43). Cette caractérisation se retrouve dans certains manuels de philosophie de classe de terminale (voir par exemple Philosophie : terminale L, sous la dir. de Jean Montenot et Philippe Ducat, Paris, Bordas, 2001, p. 185).

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détermination calme et générale des passions, fondée sur quelque vue lointaine ou réflexion distante »5.

Ces deux énoncés renvoient à la différence des passions calmes et des passions violentes, introduite par Hume dès la toute première section du livre II du Traité. Leur propos ne semble pas souffrir d’ambiguïté : bien que dotée d’un faible degré de vivacité, qui la distingue des passions violentes (dont les manifestations sont visibles et tumultueuses), la raison désignerait des actes psychiques en leur essence passionnels. L’entendement serait une passion calme, au même titre que le sentiment moral et le sentiment esthétique6, l’amour de la

vie, ou l’attachement à la progéniture7, qui ne donnent le plus souvent pas lieu à des désordres

de l’humeur.

Outre le caractère en apparence très explicite des déclarations qui la fondent, une telle définition de l’entendement peut invoquer une raison de fond : elle rejoint et retrouve la thématique de la raison comme affection8, longuement développée par Hume lors de l’analyse

de l’entendement. Comme on l’a déjà rappelé, l’examen du raisonnement causal aboutit à mettre au jour son absence de fondement en raison : ce n’est pas une inférence dûment enracinée dans des idées intermédiaires, mais une simple transition de l’imagination qui sous- tend l’intégralité de nos raisonnements sur les causes et les effets. De ce fait, la croyance en nos raisonnements est « un acte qui relève plus de la partie sensitive que de la partie cognitive de notre nature »9, et « tout raisonnement probable n’est rien d’autre qu’une espèce

de sensation [a species of sensation] »10. C’est que la croyance dont nous créditons nos

conclusions causales « consiste uniquement à éprouver un certain sentiment [a certain feeling or sentiment] »11, qui les différencie des simples rêveries de l’imagination. Elle ne naît pas

d’une opération logique, qui joindrait l’idée d’existence à la conception d’un objet quelconque, mais s’épuise en une « manière particulière »12 d’être affecté par cette dernière :

5 T.3.3.1.18, p. 205 (Clar. p. 372-373). 6 Voir T.2.1.1.3.

7 T.2.3.3.8, p. 273 (Clar. p. 267).

8 Si nous parlons ici de simple « thématique », c’est que la dimension affective de la raison subsume en

réalité plusieurs thèses, qu’il ne s’agit pas encore pour nous d’examiner dans le détail et pour elles-mêmes (ce qui sera l’objet de notre troisième partie). De même, le terme d’« affection », emprunté à Gilles Deleuze (ouvr. cité, p. 19), n’est ici utilisé que comme une abréviation commode permettant de subsumer plusieurs concepts proches mais distincts.

9 T.1.4.1.8, p. 265, trad. légèrement modifiée (Clar. p. 123 : « belief is more properly an act of the sensitive

than of the cogitative part of our nature »).

10 T.1.3.8.12, p. 168 (Clar. p. 72). 11 Appendice, §2, p. 372 (Clar. p. 396). 12 T.1.3.7.6, p. 162 (Clar. p. 67-68).

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après avoir observé la conjonction répétée de deux événements, et lorsque l’un de ceux-ci se présente, nous ressentons vivement l’idée de son concomitant habituel (et le posons par là- même comme existant). Raisonner, c’est donc croire, et par là sentir, c’est-à-dire être affecté par la vivacité de l’idée – que cette vivacité s’énonce dans le vocabulaire de la sensation, du feeling ou du sentiment. En terrain humien, ce caractère ultimement affectif de nos raisonnements sur les causes et les effets constitue l’acquis théorique majeur de l’analyse de l’entendement : l’activité rationnelle doit être rapportée au régime de la vivacité, et donc de l’affectivité. Ce n’est pas seulement que la raison requiert la passion en tant que cause extérieure (au sens où, comme le déclarera la section T.2.3.3, l’entendement est toujours mis en branle par certaines impulsions passionnelles, qui lui fixent ses fins, lui confèrent une efficace, et constituent par là le moteur de son développement), c’est que, en son essence même, c’est-à-dire dans son fonctionnement intrinsèque, la raison présente quelque chose d’analogue à la passion13.

Le recoupement est donc frappant entre les résultats de l’analyse humienne de la raison causale et la caractérisation de la raison comme passion calme, la thèse du fonds affectif de la raison et les deux déclarations précédemment citées ayant en commun l’idée d’une puissance psychique à la fois hors raison et insensible en tant qu’affection – c’est-à-dire s’éprouvant différemment des passions au sens ordinaire du terme, qui occasionnent une perturbation de l’humeur et, partant, se signalent aisément comme telles. Si l’on considère en outre que le sentiment de détermination en quoi consistent nos inférences causales est une impression de réflexion14, et que « les impressions de réflexion se ramènent à nos passions et

émotions »15, on rejoint d’un peu plus près encore la définition de la raison comme passion

calme. De sorte que celle-ci ne ferait que répercuter au niveau définitionnel les résultats des analyses consacrées au raisonnement expérimental, qui travailleraient continuellement à saper la « fausse opposition entre raison et passion »16.

Cette convergence générale est encore renforcée par certaines similitudes de détail, qui semblent soustraire à toute velléité de contestation la définition de la raison comme passion calme. D’une part, il n’est pas rare que l’évocation de la raison s’accompagne de la mention de son « calme »17

. D’autre part, la caractérisation des passions calmes fait singulièrement

13 Il faut pour cela, en suivant Gilles Deleuze (ouvr. cité, p. 19), distinguer deux espèces au sein du genre de

l’affection : « l’affection passionnelle et morale, et le dépassement, dimension de la connaissance ».

14 T.1.3.14.22, p. 242 (Clar. p. 112). 15 T.1.1.6.1, p. 60 (Clar. p. 16).

16 James Baillie, Routledge philosophy guidebook to Hume on morality, London, Routledge, 2000, p. 13. 17 C’est ainsi que Hume affirme qu’« une relation des idées agit secrètement et calmement sur l’esprit »

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écho à celle de l’association des idées, dont on sait qu’elle est au principe de la raison expérimentale : les premières « produisent peu d’émotion dans l’esprit et sont mieux connu[e]s par leurs effets que par la sensation ou le sentiment immédiats [the immediate feeling or sensation] »18 ; la seconde « agit d’une façon tellement silencieuse et imperceptible

que nous en sommes à peine conscients [that we are scarce sensible of it] et que nous la découvrons plus par ses effets que par une sensation ou une perception immédiates [than by any immediate feeling or perception] »19.

La définition de la raison comme passion calme présente en somme le double mérite de l’évidence et de la cohérence : d’un point de vue interne, elle s’appuie sur deux déclarations en apparence très explicites ; d’un point de vue externe, elle rejoint les résultats atteints par l’analyse de la raison dans les œuvres qui lui sont spécifiquement consacrées, ce que semblent encore corroborer certaines similitudes micro-textuelles.

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 62-65)