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Les limites d’une pure et simple identification 109

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 110-115)

Chapitre 2.   La raison-instinct 89

III. Les limites d’une pure et simple identification 109

La signification de la raison-instinct désormais établie et ce, en dépit des interrogations précédemment soulevées, qui semblaient interdire de lui conférer un sens cohérent, il nous faut pourtant relancer le questionnement : si l’infra-réflexivité et la valeur vitale caractérisent certes la raison dans certaines de ses manifestations, elles ne semblent pas, dans son cas, toujours vérifiés.

1. Experience et experiment, reflexive reason et reflective reason

C’est principalement le caractère d’infra-réflexivité qui motive une telle interrogation : alors qu’il est essentiel à l’instinct, il n’est pas toujours attesté dans le cas de la raison. Hume distingue en effet le cas des relations causales parfaitement uniformes, qui ne donnent lieu qu’à des inférences involontaires tant le poids de l’expérience passée détermine immédiatement à croire, et le cas des relations causales rares, plus propice à l’apparition d’une réflexion sur l’expérience passée : « dans toutes les conjonctions de causes et d’effets les plus reconnues et les plus uniformes, telles que celles de la pesanteur, de l’impulsion, de la solidité, etc., l’esprit ne pousse jamais son examen jusqu’à considérer expressément une expérience passée, bien qu’il puisse seconder la coutume et la transition entre les idées par cette réflexion, pour d’autres associations d’objets, plus rares et plus inhabituelles »149. Les

relations causales inusuelles et irrégulières poussent l’esprit à la réflexion : si nous ne réfléchissons pas avant d’arrêter notre marche devant un cours d’eau, nous faisons consciemment retour sur notre expérience passée avant, par exemple, de décider de prendre un médicament qui ne s’est pas toujours montré efficace. L’opacité épistémique de la raison empirique est, certes, indépassable : la réflexion ne peut jamais que « seconder la coutume et la transition entre les idées », et non fonder l’inférence d’une idée à une autre (c’est ainsi que, si je prévois que le médicament en question sera probablement efficace, ce ne peut être qu’en vertu de l’expérience passée de son efficacité relative, dont aucun argument ne me permet d’assurer rationnellement que l’expérience future lui sera conforme). Mais l’infra-réflexivité, elle, n’est pas toujours vérifiée.

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En témoigne le fait que la raison peut établir l’existence d’une relation causale à partir d’une unique expérience, ce qui requiert des qualités d’attention, d’observation et de contention d’esprit bien éloignées de simples automatismes mentaux : « il est certain que, non seulement en philosophie, mais même dans la vie courante, nous pouvons atteindre la connaissance d’une cause particulière à l’aide d’une seule expérience [experiment], pourvu qu’elle soit faite avec jugement et après avoir soigneusement écarté toutes les circonstances étrangères et superflues »150. Le concept d’experiment renvoie donc à l’expérience unique

(bien que réitérable) que l’esprit fait d’une relation causale, sous l’effet d’un désir de savoir et en mettant en œuvre une démarche délibérée, active et réfléchie151.

La connaissance que nous avons des relations causales ne procède donc pas seulement du régime de l’experience, c’est-à-dire de l’observation des conjonctions constantes, telles que le cours ordinaire du monde nous les donne à voir, mais aussi de celui de l’experiment, c’est-à-dire des expériences que nous faisons, en philosophie (naturelle et morale) ou dans la vie quotidienne. Et, de l’experience à l’experiment, le rapport d’antécédence s’inverse. Dans la plupart de nos croyances causales, « la coutume agit avant que nous ayons le temps de réfléchir »152, en produisant « une transition naturelle qui précède la réflexion »153. Mais

parfois, « lorsque, par une expérience claire [a clear experiment], nous avons découvert les causes ou les effets d’un phénomène, nous étendons aussitôt notre observation à tous les phénomènes du même genre, sans attendre la répétition constante d’où provient la première idée de cette relation »154. Dans le cas de l’experience, la répétition des mêmes conjonctions

d’événements fait que la croyance causale s’impose à l’esprit avant toute réflexion (ainsi du cas de l’homme qui, sans y réfléchir, arrête sa marche quand il arrive face à un cours d’eau). Dans le cas de l’experiment, à l’inverse, la réflexion établit une relation causale avant que

l’esprit ne fasse éventuellement l’expérience de la répétition de la conjonction des

150 T.1.3.8.14, p. 170 (Clar. p. 73).

151 La notion d’experiment réapparaît un peu plus loin dans le livre I du Traité (« l’esprit […] peut, par ce

moyen, établir un argument sur une expérience isolée [one single experiment], si elle est préparée et examinée comme il se doit », T.1.3.12.3, Clar. p. 90) ainsi que dans la première Enquête (« nous sommes à même de regarder une unique expérience [experiment] comme le fondement du raisonnement et d’attendre avec un certain degré de certitude un événement semblable, si l’expérience [experiment] a été faite exactement et si n’interfère aucune circonstance étrangère », E.9.5, note, p. 135, Clar. p. 81). Ces constats amènent à contester la position de Jim Sauer, pour lequel Hume endosserait la signification courante du terme d’experiment au XVIIIe siècle, en l’utilisant comme un pur et simple synonyme de l’observation et de

l’expérience sensorielle (Jim Sauer, « Philosophy and history in David Hume », The journal of scottish philosophy, vol. 4, n°1, 2006, p. 52). Les déclarations précédemment citées témoignent, à l’inverse, d’un sens spécifique attaché à l’experiment, irréductible à la pure et simple observation.

152 T.1.3.8.13, p. 169 (Clar. p. 72). Nous soulignons. 153 T.1.3.13, p. 221 (Clar. p. 100). Nous soulignons. 154 T.1.3.15.6, p. 251 (Clar. p. 116-117). Nous soulignons.

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événements en quoi elle consiste (ainsi d’un chimiste qui, ayant ôté d’une solution l’un de ses composants, observerait que la réaction habituelle n’a pas lieu, et conclurait sur la base de cette seule expérimentation que l’ingrédient manquant est une cause, au moins partielle, de la réaction chimique) 155.

Loin de simplement admettre la possibilité d’un établissement réfléchi des relations causales, Hume soutient que celui-ci est éminemment souhaitable. Pour s’en convaincre, on peut se reporter à la longue note de la section 9 de l’Enquête sur l’entendement humain, qui énumère les « circonstances qui introduisent de la différence entre les entendements des hommes »156. L’observation active et attentive des effets (premier facteur), la discrimination

méticuleuse, au sein de la cause, entre circonstances essentielles et accidentelles, qui requiert « beaucoup d’attention, de précision et de subtilité »157 (cinquième facteur), ainsi que la

résistance à la précipitation dans la formation des maximes générales (sixième facteur) prennent ainsi place parmi les variables déterminant le degré de perfection de l’entendement. Et, dans les Dialogues sur la religion naturelle, Philon souligne la supériorité de la rationalité scientifique sur la rationalité commune, en ce que la première fait preuve de prudence et de doute là où la seconde ne réfléchit pas la validité de ses inférences : « le pas lent et délibéré des philosophes [...] se distingue de la marche précipitée du vulgaire qui, emporté par la moindre similitude, est incapable de discernement et d’examen »158. Ne nous méprenons pas :

Hume n’affirme pas que toute inférence causale doit nécessairement donner lieu à une réflexion. Il n’en reste pas moins que, à ses yeux, la raison empirique ne se réduit pas, et ne doit pas se réduire, à ses inférences infra-réflexives159.

David F. Norton formalise ce point par une éclairante distinction : si Hume observe que beaucoup de nos inférences sont immédiates, et relèvent d’une simple « raison-réflexe » (reflexive reason), il reconnaît à côté de cette dernière l’existence et la valeur d’une activité

155 Précisons que c’est toujours la coutume qui détermine ultimement la croyance, bien que « d’une manière

oblique et artificielle » (T.1.3.8.14, p. 170, Clar. p. 73). Si l’esprit n’attend pas de faire l’expérience de la conjonction réitérée de deux objets pour établir entre eux une relation de causalité, il s’appuie toutefois sur la croyance, acquise par le passé et déterminée par la coutume, selon laquelle des objets semblables, placés en des circonstances semblables, produisent toujours des effets semblables.

156 E.9.5, note, p. 136 (Clar. p. 81). 157 Ibid.

158 DRN.2, p. 127.

159 Nous nous opposons par là à la position de Jonathan Bennett : « Hume’s over-insistence on our

intellectual passivity […] ignores the causal judgments which look interrogatively rather than confidently towards the future... His theory does not cover non-credulous, tentative, interrogative predictions ». Jonathan Bennett, Locke, Berkeley, Hume : central themes, Oxford, Clarendon press, 1971, p. 300.

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rationnelle abstruse, précise et prudente, bref, « réflexive » (reflective reason)160. La

distinction entre reflexive reason et reflective reason permet à David F. Norton de critiquer la position interprétative, qu’il réfère à Norman Kemp Smith, selon laquelle Hume concevrait la raison expérimentale comme un instinct, en faisant valoir que le motif de la raison-instinct ne renvoie qu’à un seul des deux types de raisonnements empiriques identifiables au sein du corpus : l’existence d’une raison réflexive interdit d’envisager la raison causale dans son ensemble comme un instinct. Aux côtés de la raison-réflexe, relevant de l’instinct, prend place une raison réflexive qui, bien qu’ultimement naturelle161, présente des caractéristiques radicalement contraires à celles de l’instinct, et s’avère même capable de questionner les croyances engendrées par celui-ci162. À Norman Kemp Smith, qui affirmait que le motif

humien de la raison instinctive s’appliquait seulement au champ de la raison empirique, à l’exclusion de celui de la raison démonstrative, David F. Norton oppose donc la nécessité d’une restriction supplémentaire : la différence entre inférences instinctives et inférences non instinctives s’énonce à l’intérieur même du domaine de la raison empirique, cette dernière ne pouvant être pensée dans son entier comme un instinct.

2. La curiosité, ou l’excès de l’activité rationnelle sur la conservation de la vie

La valeur vitale de la raison peut alors à son tour être relativisée. Car l’entendement, en terrain humien, n’est pas purement et simplement au service de l’action ni, a fortiori, de la conservation de l’individu et de l’espèce. C’est ce dont témoigne la passion de curiosité, à savoir l’amour de vérité par lequel, comme le souligne Michel Malherbe, la raison prétend « s’affranchir de la nature : elle suspend ses fins, qui sont pratiques ; elle questionne les évidences grâce auxquelles celle-ci nous dirige »163. C’est bien ce que suggèrent les deux

comparaisons qui, dans la section T.2.3.10, illustrent l’origine passionnelle de la recherche de la vérité. La passion de la chasse comme la passion du jeu instancient un rapport tout à fait particulier à l’utilité (et, a fortiori, à la nécessité vitale) : l’utilité y est requise pour soutenir

160 David F. Norton, David Hume : common-sense moralist, sceptical metaphysician, p. 209.

161 « It would be a mistake to suppose that for Hume any form of reason is completely unrelated to nature

or human nature. Nonetheless, he does not suppose that all forms of reason are forms of instinct », ibid., p. 230-231.

162 « At least some of Hume’s references to reason are references to a noninstinctive reason that can

function as a relatively independent analytical force, able to challenge or oppose even instinctive beliefs », ibid., p. 230.

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l’imagination (le chasseur est mû par l’espoir de consommer ses prises ; le joueur est suspendu à la perspective du gain), mais n’est jamais déterminante (puisque le chasseur comme le joueur pourraient exercer des activités à la productivité moins incertaine). Les passions de la chasse et du jeu se signalent donc par une distance aux impératifs vitaux, tout comme l’amour de la vérité en quoi consiste la curiosité, qui résulte principalement du plaisir intrinsèque à l’activité rationnelle (l’idée de l’utilité de cette activité ne servant finalement qu’à soutenir l’imagination164) – cette distance aux impératifs vitaux s’attestant dans le fait que la curiosité n’a pas d’équivalent dans le règne animal. Remarquons en outre que la circonstance principale de ce plaisir n’est autre que la difficulté des recherches menées165,

c’est-à-dire le contraire de ce qui déterminait, à la fin de la section 5 de l’Enquête sur

l’entendement humain, la valeur vitale de la raison. L’activité rationnelle présente alors des

caractères strictement inverses de ceux qui étaient soulignés dans ce dernier texte : elle se caractérise par un risque non négligeable d’erreur, elle n’est accessible qu’aux entendements murs, et ses opérations sont lentes et laborieuses.

Le partage de l’opacité épistémique, de l’infra-réflexivité et de la valeur vitale, qui sous-tend le motif de la raison-instinct, n’est donc pas toujours réalisé. Si la première caractéristique est essentielle à la raison, certains lieux du corpus montrent que les deux dernières n’accompagnent pas toutes ses manifestations. Lorsqu’il identifie l’entendement à un instinct, Hume passe donc sous silence certains aspects de sa propre théorie de l’entendement. Un indice de ce point peut être trouvé dans le choix des deux exemples de raisonnement qui accompagnent le motif de la raison-instinct : Hume évoque la tendance par laquelle l’homme évite le feu166 et l’attente de la chaleur ou de la froideur à la vue d’une flamme ou de la neige167. Significativement, ce sont là des raisonnements dont Hume affirme

par ailleurs que les animaux peuvent les effectuer168. Les textes consacrés à la raison-instinct

164 « Si l’importance de la vérité est requise pour que ce plaisir soit parfait, ce n’est pas en raison du

complément considérable qu’elle apporte à notre jouissance ; c’est seulement dans la mesure où elle est nécessaire pour fixer notre attention », T.2.3.10.6, p. 310 (Clar. p. 288).

165 « Ce qui est facile et évident n’est jamais valorisé ; et même ce qui est en soi difficile n’est guère

considéré, si nous parvenons à sa connaissance sans difficulté et sans contention de la pensée ou du jugement », T.2.3.10.3, p. 309 (Clar. p. 287).

166 Voir E.9.6. 167 Voir E.5.i.8.

168 Le paragraphe T.1.3.16.5 fait ainsi référence à un chien qui « évite le feu » (p. 256, Clar. p. 119), et le

paragraphe E.9.2 renvoie au fait que les animaux « amassent peu à peu des connaissances sur la nature du feu, de l’eau, de la terre, des pierres, des hauteurs, des profondeurs, etc., et sur les effets qui résultent de leur action » (p. 134, Clar. p. 79).

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donnent donc à voir la raison à son degré le plus basique, c’est-à-dire passent sous silence ses manifestations plus élaborées, qu’elles soient techniques (construction de maisons) ou scientifiques (inférence prudente ; connaissance d’une cause à partir d’une unique expérience ; recherche rationnelle résultant de la passion de curiosité). Un choix sous-tend en somme l’identification de l’entendement à un instinct : celui d’exhiber une raison réduite à sa forme minimale.

Comment expliquer cette décision, si elle institue un biais par lequel se voient minorés, voire ignorés, d’autres aspects de la théorie humienne de l’entendement ? La déclaration de T.1.3.16 qui fait de la raison « un instinct merveilleux et inintelligible » occupe ainsi l’ultime paragraphe de la troisième partie du livre I du Traité, consacrée à l’analyse de la raison empirique et, dans la mesure où à aucun moment Hume n’affirme que cette déclaration ne serait relative qu’à certains raisonnements expérimentaux, il est clair que la raison-instinct sur laquelle se referme la théorie de la raison empirique est conçue pour s’appliquer à cette dernière dans son ensemble169. Comment rendre raison de ce constat, alors même que nous

venons de montrer que l’infra-réflexivité et la valeur vitale ne s’appliquent pas à l’intégralité des raisonnements ?

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