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Raison humaine, instinct animal 93

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 94-101)

Chapitre 2.   La raison-instinct 89

I. Raison humaine, instinct animal 93

La théorie humienne de l’esprit est plus complexe que la simple dichotomie de l’instinct animal et de la raison humaine : tout comme les hommes, les animaux sont doués de raison ; tout comme les animaux, les hommes sont dotés d’instincts. Il n’est pas rare, cependant, que Hume oppose l’instinct des animaux et la raison humaine, en tant que ces deux principes s’appliqueraient aux mêmes actions. Tentons de comprendre le sens de cette opposition.

109 DRN.7, p. 215.

110 À propos de l’origine de la justice : « l’alternative semble évidente : comme la justice tend

manifestement à promouvoir l’utilité publique et à conserver la société civile, ou bien le sentiment de justice est tiré de notre réflexion sur cette tendance ou bien comme la faim, la soif et les autres appétits, tels le ressentiment, l’amour de la vie, l’amour pour les enfants et d’autres passions [and other passions], il naît d’un instinct simple et original que la nature a implanté dans le cœur humain à de telles fins salutaires », EPM.3.ii.40, p. 71, trad. légèrement modifiée (Clar. p. 25). À propos de l’origine de la croyance en l’existence extérieure et indépendante des corps : « ou une telle opinion s’appuie sur un instinct naturel, et elle est contraire à la raison ; ou elle est rapportée à la raison, et elle est contraire à l’instinct naturel », E.12.i.16, p. 178 (Clar. p. 116). De façon générale, affirme le livre I du Traité, « il y a une grande différence entre les opinions que nous formons après une réflexion calme et profonde et celles que nous embrassons par une sorte d’instinct ou d’impulsion naturelle, parce qu’elles sont commodes pour l’esprit ou conformes à lui », T.1.4.2.51, p. 299 (Clar. p. 142).

94 1. La différence anthropologique

Que ce soit dans le Traité de la nature humaine, dans l’Enquête sur l’entendement humain, dans l’Enquête sur les principes de la morale ou dans les Dialogues sur la religion naturelle, l’instinct animal est toujours illustré par l’exemple de l’oiseau construisant son nid (et, parfois, couvant ses œufs et procurant des soins à ses oisillons)111. De Pline à Shaftesbury, en passant par Montaigne, More et Addison, il y a là un véritable topos de la réflexion sur l’instinct. La raison, quand elle est envisagée par Hume d’un point de vue anthropologique, est quant à elle illustrée par l’exemple de l’édification de maisons112. Outre la construction d’habitats (nids ou maisons), la différence de l’instinct animal et de la raison humaine est également (quoique plus rarement) rapportée à l’élaboration de sociétés : « l’établissement d’une société entre les êtres humains eût été impossible sans raison ni prévoyance. Les animaux inférieurs qui se réunissent, sont guidés par l’instinct qui supplée à la raison »113.

Alors que les sociétés d’animaux inférieurs (abeilles, fourmis, etc.) procèdent de la causalité de l’instinct, la société humaine résulte de celle de la raison, qui, en vue d’atteindre cette fin qu’est la vie en commun, invente les règles de justice permettant la coexistence des hommes.

Qu’elle s’énonce à l’échelle de la construction d’habitats ou à l’échelle plus large de la formation de sociétés, l’opposition de la raison humaine et de l’instinct animal a donc un sens, en tant que ces deux principes portent alors sur les mêmes actions – ce que souligne le parallélisme strict des comportements mobilisés à titre illustratif : construction de la maison par l’homme et construction du nid par l’oiseau ; association en société des hommes et association en société des animaux inférieurs. Dans les deux cas, il est une fin fixée par les instincts, qui est satisfaite chez l’animal par l’instinct, et chez l’homme par la raison.

La différence du premier à la seconde apparaît en creux dans la déclaration suivante, qui travaille implicitement à distinguer l’activité rationnelle des comportements simplement instinctifs :

111 Voir T.1.3.16.5, E.9.6, EPM.3.ii.44 et DRN.7, p. 217.

112 Ce point est récurrent dans la deuxième partie des Dialogues sur la religion naturelle (§8, §9, §14, §18

et §28) et réapparaît en DRN.4 (§5), DRN.5 (§8), DRN.7 (§9 ou 10) et DRN.11 (§3). L’argument du dessein soutenu par Cléanthe est en effet fondé sur une analogie : de même que la considération d’une maison permettrait d’inférer l’existence d’un entendement et d’un dessein humains, de même la considération de l’ordre de l’univers permettrait d’inférer l’existence d’un entendement et d’un dessein divins. Concernant le lien entre raisonnement et construction de maisons, voir également le paragraphe EPM.3.ii.44.

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En adaptant des moyens à des fins, nous avons conscience d’être nous-mêmes guidés par la raison et l’intention, et de ne pas accomplir sans le savoir [ignorantly] ni sans le vouloir [casually] ces actions qui tendent à assurer notre propre conservation, à obtenir le plaisir et à éviter la douleur.114

De façon tout à fait traditionnelle, Hume conçoit la distinction de l’instinct et de la raison à l’aune du critère d’une certaine présence à soi de l’esprit : alors que l’activité rationnelle implique une conscience de la fin visée et une latitude dans l’usage des moyens servant à l’atteindre, l’instinct animal désigne l’agencement de moyens en vue d’une fin s’opérant en l’absence de toute pensée et de tout choix (selon les deux modalités que déterminent les adverbes ignorantly et casually). La septième partie des Dialogues sur la religion naturelle désignera en ce sens l’instinct comme un principe naturel dans lequel la production d’un ordre (tel, par exemple, celui du nid de l’oiseau) ne se double pas de la perception de celui-ci – à la différence de ce qui se passe dans le cas de la raison115. L’activité rationnelle peut à cet égard

être dite volontaire : une conscience y accompagne la mise en œuvre de certains moyens, corporels ou mentaux, en vue d’atteindre une certaine fin. Dès lors que la volonté n’est « rien d’autre que l’impression interne que nous sentons et dont nous sommes conscients, lorsque nous suscitons sciemment un nouveau mouvement de notre corps ou une nouvelle perception de notre esprit »116, elle permet de distinguer l’activité rationnelle de l’activité instinctive.

Ce point explique que le concept de reason apparaisse souvent couplé avec ceux d’intention et de design (ainsi, par exemple, dans les Dialogues sur la religion naturelle, dont le questionnement porte solidairement sur l’existence d’un dessein et d’un entendement divin), ces deux dernières notions ne désignant rien d’autre qu’une fin qui se donne à la conscience. Une déclaration de l’Enquête sur l’entendement humain lie en ce sens la nature raisonnable de l’homme à la recherche consciente et continuelle de certaines fins :

L’homme étant un être raisonnable et en perpétuelle poursuite du bonheur, d’un bonheur qu’il espère atteindre en contentant telle passion ou telle affection, nous le voyons rarement agir, parler ou penser, sans dessein [purpose] ni intention [intention]. Il a toujours quelque objet en vue et, si impropre que soit parfois le moyen qu’il choisit

114 T.1.3.16.2, p. 254 (Clar. p. 118).

115 « Comment l’ordre peut-il naître de quelque chose qui ne perçoit pas l’ordre qu’il confère ? – Il vous

suffit de regarder autour de vous, répondit Philon, pour vous satisfaire sur cette question. Un arbre confère ordre et organisation à l’arbre qui naît de lui, sans connaître cet ordre ; et, de même façon, un animal à sa progéniture, un oiseau à son nid », DRN.7, p. 217.

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pour atteindre sa fin, il ne perd jamais de vue qu’il a une fin ; et il ne fera rien tant que de rejeter ses pensées et réflexions, quand il n’espère pas en retirer de satisfaction.117

La thèse selon laquelle la recherche du bonheur implique, chez un être rationnel, la présence à l’esprit de fins, acquiert ici une portée radicale. La rationalité engage une économie téléologique de l’esprit, qui ne souffre pas d’exception : même le fait de « rejeter ses pensées et réflexions », c’est-à-dire de renoncer provisoirement à cette présence à l’esprit de fins et de moyens, procède de la recherche consciente d’une certaine satisfaction (par exemple, le délassement de l’esprit).

Tous deux ordonnés à la conservation de l’existence ainsi qu’à la recherche du plaisir et à l’évitement de la douleur, l’instinct et la raison se distinguent donc pour Hume en ce que le premier constitue une force aveugle, alors que la seconde va de pair avec une conscience des fins visées. S’ils peuvent porter sur les mêmes actions, leurs effets respectifs témoignent nettement de cette différence :

Tous les oiseaux de la même espèce construisent leurs nids de la même façon, en tout temps et en tout lieu ; nous y voyons la force de l’instinct. Les hommes, dans des temps et des lieux différents, construisent leurs maisons différemment ; c’est en quoi nous percevons l’influence de la raison et de la coutume.118

Tandis que l’instinct asservit l’animal à un schéma spécifique, stéréotypé et intangible, la conscience des fins qui caractérise la raison ouvre la possibilité de choisir les moyens permettant d’atteindre le plus adéquatement celles-ci. C’est ainsi que, si tous les nids d’oiseaux d’une même espèce sont identiques, les maisons des hommes présentent des variations de forme et de structure qui témoignent de leur adaptation à des environnements et à des modes de vie distincts – variations qui peuvent bien être reproduites par coutume, mais dont le fait même doit être rapporté à la raison. À la rigidité de l’instinct s’opposent donc la plasticité et l’inventivité de la raison.

Il convient donc de distinguer deux cas de figure, qui sous-tendent l’opposition humienne de la raison humaine et de l’instinct animal, à première vue étonnante chez un auteur affirmant que les animaux raisonnent et que les hommes ont des instincts : 1) chez l’homme, les instincts ne font jamais que fixer certaines fins à l’existence, la détermination des moyens par lesquels ces fins peuvent être atteintes revenant à la raison ; 2) chez certains animaux (notamment les animaux inférieurs), l’instinct ne se contente pas de produire des

117 E.3.4, p. 56 (Clar. p. 18). 118 EPM.3.ii.44, p. 72 (Clar. p. 26).

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fins, mais détermine jusqu’aux moyens de les satisfaire (en gouvernant, par exemple, le détail de la construction des habitats et du fonctionnement des sociétés). Pour le dire autrement, la nature « ne donne aux hommes que des instincts très simples »119, au sens où ces instincts

s’épuisent en la position de biens et de maux (ainsi dans la faim, l’appétit sexuel, l’amour de la vie, l’attachement pour la progéniture, le désir de châtiment envers ceux qui nous ont nui et le désir de bonheur envers ceux qui nous sont chers), alors que les instincts animaux prennent parfois en charge des actions complexes relatives aux moyens de satisfaire les appétits fondamentaux de l’existence. C’est selon ce dernier point de vue que s’énonce chez Hume l’opposition de l’instinct animal et de la raison humaine : des actions similaires, relatives à la mise en place de certains moyens en vue de certaines fins, procèdent alors de principes distincts et non interchangeables (de même que l’oiseau ne peut construire son nid par la raison, l’homme ne peut construire sa maison par instinct), rompant la communauté de principes qui caractérise souvent l’esprit humain et le psychisme animal120.

2. La raison comme puissance pratique

L’entendement humain détermine donc certaines actions analogues à celles qui reviennent, chez les animaux inférieurs, à l’instinct, en tant que celui-ci prend en charge le détail de nombreux comportements indispensables à la conservation de l’individu et de l’espèce. En terrain humien, la raison constitue donc d’abord un principe pratique, et non spéculatif. Sa forme première est l’« industrie »121, ou « habileté »122 : l’entendement est une

puissance naturelle orientée vers la satisfaction de besoins pratiques, et s’incarnant en objets divers. C’est ce dont témoignent les productions rationnelles convoquées à titre d’exemples dans les Dialogues sur la religion naturelle : « maisons », « bateaux », « meubles »123

permettent de se protéger des intempéries, de se déplacer, d’organiser l’intérieur de son habitat pour mieux y vivre.

Si la causalité rationnelle se signale, comme nous le soulignions plus haut, par son caractère conscient et volontaire, son usage ne relève pas du libre choix des hommes.

119 EPM.3.ii.42, p. 72 (Clar. p. 25-26).

120 C’est en ce sens restreint qu’il faut entendre l’affirmation d’André-Louis Leroy selon laquelle « l’animal

diffère de l’homme en ce qu’il possède des instincts, en plus d’une imagination assez semblable à celle de l’homme » (André-Louis Leroy, David Hume, Paris, PUF, 1953, p. 72-73).

121 DRN.11, p. 297. 122 Ibid.

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L’emploi de l’entendement est requis par la condition naturelle de ceux-ci, condition naturelle qui, selon le livre III du Traité, se singularise par le couplage saisissant de besoins conséquents et de capacités limitées124. Dans la mesure où la quasi totalité des espèces

animales se caractérisent à l’inverse par un équilibre des besoins et des capacités (c’est ainsi que le lion, carnivore et vorace, est doté de crocs, de griffes, de force et d’agilité, et que le mouton et le bœuf, privés de ces avantages, ont des besoins faibles et aisés à satisfaire), « il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n’y en ait pas un à l’égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu’envers l’homme : elle l’a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l’a doté de moyens insuffisants pour y subvenir »125.

Si ce n’est qu’« à première vue » que la nature peut être dite la cruelle marâtre de l’homme, c’est que celui-ci est également – et naturellement – doué d’une raison développée. Le thème d’un handicap adaptatif de l’être humain est donc nettement affirmé (puisque les capacités physiques de l’homme sont faibles, et qu’il est dépourvu d’instincts au sens restreint que nous dégagions plus haut), mais il est contrebalancé par la possession de la raison, qui permet à l’homme de se conserver dans l’existence et constitue sa « principale supériorité »126

sur le reste des animaux (par où l’on rejoint les deux versants de la conception de l’homme associée au mythe d’Épiméthée).

Mais, de ce fait même, il suit que la supériorité rationnelle de l’homme sur les autres êtres naturels ne témoigne nullement d’un surplus providentiel. Le stoïcien peut bien rendre grâces à la nature de sa générosité, par laquelle cette unique faculté qu’est la raison permet à l’homme de répondre à l’intégralité de ses besoins127. Il n’en reste pas moins que, chez l’homme, l’entendement a d’abord pour charge de compenser le hiatus (proprement humain) des besoins et des capacités. La raison humaine est une puissance naturelle dont le premier et essentiel usage est de travailler à combler une précarité existentielle128. Ce qui, chez l’animal,

124 « Il n’y a que chez l’homme que l’on peut observer à son plus haut degré d’achèvement cette

conjonction, qui n’est pas naturelle, de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche ou l’approche ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu’il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat ; pourtant, à le considérer seulement en lui-même, il n’est pourvu ni d’armes, ni de force, ni d’autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins », T.3.2.2.2, p. 84-85 (Clar. p. 312).

125 Ibid., p. 84. 126 DRN.11, p. 297.

127 « Ô homme ! Reconnais donc la bienfaisance de la nature, car elle t’a donné cette intelligence qui

pourvoit à toutes tes nécessités », « Le stoïcien », dans EMPL, 1ère partie, p. 197 (GG vol. 3, p. 204). 128 « L’espèce humaine, qui a pour principale supériorité la raison et la sagacité, est de toutes les espèces la

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est fourni par la nature en vue de la conservation de l’individu et de l’espèce (fourrure, crocs et griffes, instincts, etc.) repose chez l’homme sur l’industrie et l’habileté, c’est-à-dire sur une mise au travail de la raison (qui résulte en la production de vêtements, d’armes, d’habitats, etc.)129. Loin de faire exception à la thèse de la distribution ajustée des facultés, l’homme

comme être rationnel s’inscrit dans son cadre de validité : « observez avec quelle exacte proportion la nature entière ajuste les moyens d’action [performing powers] aux tâches à accomplir. Si la raison donne à l’homme une grande supériorité sur les autres animaux, ses besoins sont proportionnellement multipliés »130.

Le sens de l’opposition humienne de la raison humaine et de l’instinct animal étant désormais clarifié, et la conception de la raison comme puissance pratique qui en résulte explicitée, il nous faut désormais nous demander quel intérêt il peut bien y avoir, pour une philosophie qui oppose l’instinct animal à la raison humaine et soutient l’enracinement de celle-ci dans l’expérience, à déclarer que la raison est un instinct, au même titre que l’activité par laquelle l’oiseau construit son nid. L’instinct désignant ce qui ne doit rien à l’expérience et le raisonnement causal étant compris comme une espèce d’expérience, d’où vient que Hume rapporte le second au premier ?

plus nécessiteuse et la plus démunie d’avantages corporels : sans vêtements, sans armes, sans nourriture, sans habitation, sans aucune des commodités de la vie, à l’exception de ce qu’elle doit à sa propre habileté et à sa propre industrie », DRN.11, p. 297.

129 Dans l’essai « Du commerce », Hume avance que cette mise au travail de la raison n’est pas réalisée

chez les peuples que le XVIIIe siècle qualifiait de sauvages, et ce du fait d’un climat doux et stable, qui ne

requiert pas que la raison s’attelle à la production de vêtements et de maisons : « Quelle raison a pu empêcher tous les peuples vivant entre les tropiques d’atteindre à aucun art, à aucune forme de civilité, ou d’introduire un début d’ordre dans leur gouvernement ou de discipline dans leurs armées, alors qu’il y a peu de nations sous les climats tempérés qui aient été totalement privés de ces avantages ? L’une des causes de ce phénomène est probablement la chaleur et l’égalité des saisons dans la zone torride qui font que les habitants de ces pays ont moins besoin de vêtements et de maisons, et qu’ils échappent par là, en partie, à cette nécessité qui est le grand aiguillon [the great spur] de l’industrie et de l’invention », « Du commerce », dans EMPL, 2e partie, p. 50 (GG vol. 3, p. 298-299). Les peuples dits sauvages échapperaient

ainsi à la précarité existentielle qui fournirait, sous d’autres latitudes, son premier aiguillon à l’activité rationnelle. La citation de Virgile qui suit (Curis acuens mortalis corda ; « en aiguisant par les soucis l’intelligence des mortels ») confirme cette idée.

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