• Aucun résultat trouvé

La raison-instinct, figuration d’une théorie réductionniste de l’entendement 114

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 115-138)

Chapitre 2.   La raison-instinct 89

IV. La raison-instinct, figuration d’une théorie réductionniste de l’entendement 114

l’entendement

La réponse à ces questions réside, nous semble-t-il, dans les deux points suivants : l’identification de la raison à un instinct permet d’asseoir l’évidence de la théorie humienne de l’entendement, et ce en recourant à la puissance de certaines passions.

169 Nous nous opposons par là à la position de David F. Norton qui déclare, à propos de l’affirmation selon

laquelle « la raison n’est qu’un instinct merveilleux et inintelligible », que « si l’on est attentif au contexte dans lequel [Hume] fait cette remarque, et si l’on garde également à l’esprit les différents sens dans lesquels il a utilisé le terme raison », l’on s’aperçoit aisément que le motif de la raison-instinct ne porte que sur l’un des deux types de raison empirique, à savoir sur la raison-réflexe, à l’exclusion de la raison réflexive (David Hume, common-sense moralist, sceptical metaphysician, p. 227, nous traduisons).

115 1. La question du raisonnement animal

Pour le montrer, il nous faut repartir de la section au sein de laquelle apparaît le motif de la raison-instinct. La section T.1.3.16 se donne pour objet le raisonnement animal, qu’elle introduit comme un test (trial)170 permettant d’asseoir la validité de la théorie humienne de

l’entendement : la possibilité d’étendre au règne animal la théorie de la raison humaine constituerait une « preuve invincible »171 de celle-ci, qui se verrait par là élevée à un statut

« entièrement satisfaisant et convaincant »172. Comme le souligne Jean-Pierre Cléro, la section

T.1.3.16 confère au règne animal « une fonction critique, non pas anecdotique »173,

puisqu’elle soumet la théorie de la raison humaine qui vient d’être établie au verdict de l’infirmation ou de la confirmation174.

La structure de l’argument peut s’analyser en trois moments. Dans un premier temps, il s’agit d’affirmer que les animaux, tout comme les hommes, sont doués de raison : les actions que l’on constate chez l’homme et que l’on reconduit à la raison sont également observées chez les bêtes. Le raisonnement analogique va alors de l’homme à l’animal. Dans un deuxième temps, Hume fait valoir que, puisque les animaux sont incapables d’arguments abstrus, il est impossible que leurs raisonnements s’appuient sur une procédure rationnelle. La raison des bêtes ne peut donc être fondée que sur ce principe « d’un emploi plus accessible et d’une application plus générale »175 qu’est la coutume. Dans un troisième temps, la

conclusion est exportée, du terrain de la raison animale où elle a été conquise, vers celui de la raison humaine : il faut admettre que celle-ci, elle aussi, ne se fonde que sur la coutume.

Le raisonnement analogique s’énonce alors dans le sens inverse que précédemment, et induit un effet en retour, sur l’homme, de l’étude de l’animal. Le raisonnement se déploie donc sur une échelle à trois niveaux, le long de laquelle il s’agit de régresser grâce au principe méthodologique affirmant que les mêmes effets s’expliquent par les mêmes causes. D’une part, puisque les animaux effectuent les mêmes actions que l’on rapporte, chez l’homme, à la raison, il convient d’admettre que les opérations mentales qui déterminent ces actions

170 Ce terme scande les textes humiens consacrés aux animaux (voir T.1.3.16.3, T.1.3.16.4, T.1.3.16.8,

T.2.1.12.6 et E.9.1). Le Traité parle également de « pierre de touche » (touchstone), T.1.3.16.3, p. 255 (Clar. p. 118).

171 T.1.3.16.8, p. 257 (Clar. p. 119). 172 Ibid.

173 Jean-Pierre Cléro, Hume : une philosophie des contradictions, p. 48, note 1.

174 Il y a là un trait commun aux textes consacrés à la raison animale et à ceux dédiés aux passions des

animaux.

116

animales procèdent de la raison. D’autre part, « le même principe de raisonnement, poussé un peu plus loin »176, permet d’envisager à leur tour ces opérations mentales (dont on a montré

qu’elles étaient rationnelles) comme les effets d’une cause, qui s’avère être la coutume chez les animaux, et qui doit donc être la même chez l’homme. Le repérage de cette tripartition (actions ; opérations mentales ; cause de ces opérations mentales) doit nous conduire à bien distinguer les deux niveaux de l’argument humien : le niveau des phénomènes (en l’occurrence, mentaux) d’une part, c’est-à-dire de la possession de la raison ; le niveau de l’explication de ces phénomènes d’autre part, c’est-à-dire de la théorie de la raison. L’argumentation humienne régresse de la ressemblance des effets, observable au premier niveau (les hommes comme les animaux raisonnent), à la ressemblance des causes, qui doit être admise au second niveau (les hommes comme les animaux raisonnent en se fondant sur la coutume, et non sur la raison). Mais prenons le temps de considérer successivement ces deux strates argumentatives, afin de déterminer plus précisément leurs enjeux respectifs.

La section s’ouvre sur le paragraphe suivant :

Juste au-dessous du ridicule attaché au fait de nier une vérité évidente, se trouve celui qui consiste à prendre beaucoup de peine pour la défendre ; et aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes. Les arguments sont dans ce cas si manifestes qu’ils ne peuvent échapper à l’homme le plus stupide et le plus ignorant.177

L’existence d’une raison animale relève pour Hume de l’évidence, et non de la preuve ni, a fortiori, de la preuve abstruse, le « ridicule » qualifiant tout à la fois la négation de cette vérité et l’entreprise qui chercherait à l’attester de façon détaillée178 – on remarquera en passant que cet extrait va jusqu’à attribuer un statut d’évidence maximal à la thèse d’une intelligence animale (« aucune vérité ne me paraît plus évidente »). Le débat sur la raison des animaux, dans sa version post-cartésienne notamment, est donc considéré comme clos, et la polémique sur l’âme des bêtes dépassée. C’est ce dont témoigne le renversement provocateur à l’œuvre dans l’extrait précédent : l’affirmation d’une stupidité animale ne peut émaner que de la stupidité humaine.

176 T.1.3.16.3, p. 255 (Clar. p. 118). 177 T.1.3.16.1, p. 254 (Clar. p. 118).

178 On remarquera à cet égard le contraste séparant l’usage de l’analogie selon que celle-ci s’énonce en

direction de la raison animale ou travaille, comme c’est le cas dans les Dialogues sur la religion naturelle, en direction de la raison divine – contraste dû au fait que la condition de ressemblance avec les actions humaines procédant de la raison est incontestablement remplie dans le cas des actions animales, alors qu’elle ne l’est que de façon très insatisfaisante dans le cas de l’univers.

117

C’est que « tous nos principes de raison et tous nos principes de probabilité nous poussent avec une force invincible à croire à l’existence d’une cause semblable [= la raison] »179 : il n’est nul besoin de prouver l’existence d’une raison animale, puisque cette idée

voit le jour spontanément. C’est ce qui explique que Hume refuse de l’étayer par un corpus d’exemples, tant l’attestation empirique du phénomène est massive180 : en terrain humien, la thèse de l’existence d’une raison animale se passe de toute mention de cas empiriques déterminés – contrairement à ce qui se passait chez Montaigne et chez Locke, qui recouraient encore, pour étayer leurs vues, à des cas particuliers, souvent extraordinaires, d’habileté, de ruse ou de prudence animale181. À la différence de ces deux auteurs, Hume estime que la thèse

cartésienne des animaux-machines est non seulement réfutée par les faits, mais l’est à tel point qu’il est inutile de produire ce matériau empirique. On notera, dans le même ordre d’idées, que Hume ne se donne même pas la peine de distinguer expressément entre des animaux supérieurs, doués de raison, et des animaux inférieurs, qui en seraient dénués : l’animal fait dans cette section figure d’abstraction, tant l’expérience courante est selon Hume suffisante. La question de la raison animale n’en est pour Hume tout simplement pas une.

Bien qu’elle s’intitule « De la raison des animaux », la section T.1.3.16 n’a donc pas pour objet l’intelligence des bêtes. C’est la seconde strate argumentative, relative non à

l’existence de la raison animale mais à l’évidence de la théorie de la raison humaine, qui

concentre les enjeux182. Et, de ce point de vue, non seulement le système humien de

l’entendement s’applique aussi aux animaux, mais il s’y applique mieux. Ainsi Hume remarque-t-il que sa théorie était « suffisamment évident[e] en ce qui concerne l’homme » 183,

mais que « pour ce qui est des bêtes, il ne peut y avoir le moindre soupçon d’erreur »184. Alors

179 T.1.3.16.2, p. 254 (Clar. p. 118). Nous soulignons.

180 « […] la première action venue du premier animal qu’il nous plaira de choisir nous offrira un argument

incontestable en faveur de la présente doctrine », T.1.3.16.2, p. 255 (Clar. p. 118).

181 Locke mentionnait ainsi le cas du perroquet de Maurice de Nassau, sachant parler le portugais et

répondre à propos. Voir Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain (ci-dessous Essai), trad. Pierre Coste, éd. Georges J. D. Moyal, Paris, Champion, 2004, livre II, chap. 27, §8, p. 472-473). Nous verrons plus loin ce qu’il en est chez Montaigne.

182 Deborah Boyle (« Hume on animal reason ») soutient que, du Traité à l’Enquête, l’argument

s’inverserait : alors qu’en 1739 la conclusion porterait sur la raison animale, Hume démontrant que les animaux raisonnent tout aussi bien que les hommes, elle concernerait, en 1748, la raison humaine (Hume soulignant alors que les hommes, tout comme les animaux, sont guidés par la coutume). Il est pourtant patent que, déjà dans le Traité, la principale fonction du recours à l’animal a trait aux conclusions qu’il permet d’atteindre relativement à la raison humaine. La seule différence du Traité à l’Enquête est que la première œuvre explicite le premier niveau de l’argumentation, alors que la seconde le présuppose.

183 T.1.3.16.8, p. 257 (Clar. p. 119). L’Enquête réitérera la remarque : « Pourrait-on en douter à propos des

hommes, que cela semble ne faire aucune question à propos des brutes », E.9.5, p. 135 (Clar. p. 80).

118

que le premier niveau de l’argument, relatif à l’existence d’une raison animale, se caractérise par une évidence intrinsèque, le second niveau, relatif à la cause de nos raisonnements empiriques, se signale par un surplus d’évidence : la théorie humienne de l’entendement gagne en évidence lorsqu’elle s’applique aux bêtes.

Si le fondement coutumier de la raison expérimentale se donne à voir chez les animaux de façon évidente, c’est que ceux-ci sont dotés d’entendements bien plus imparfaits que les hommes. Tout en affirmant l’existence d’une raison animale, Hume soutient en effet qu’une différence notable la sépare de la raison humaine. Ce point affleure à maintes reprises sous sa plume185 et il est remarquable que jamais il ne recoure à ce topos sceptique qu’est le

nivellement des différences rationnelles intraspécifiques et interspécifiques. Contrairement à Sextus Empiricus186, Montaigne187, ou même Locke188, Hume maintient une différence

185 Dans l’essai « De l’immortalité de l’âme », Hume remarque que les animaux raisonnent « d’une manière

plus imparfaite que les hommes » (EMPL, 2e partie, p. 276, GG vol. 4, p. 400), avant de déclarer que « la

raison donne à l’homme une grande supériorité sur les autres animaux » (ibid., p. 277, GG p. 401). En T.2.1.12.5 est évoquée « la supériorité de notre connaissance et de notre entendement » (p. 167, Clar. p. 212) ; en T.3.3.4.5, le fait que « c’est principalement à cause de la supériorité de leur raison que les hommes sont supérieurs aux bêtes » (p. 238, Clar. p. 389). Il n’y a là que des déclarations incidentes, qui s’en tiennent au constat d’un inégal degré de développement, sans chercher à en élucider les causes. Un énoncé de T.2.2.12.4 esquisse une réponse à cette dernière interrogation, en convoquant le concept d’activité : à propos des animaux, Hume déclare que « leurs pensées ne sont pas assez actives pour former des relations, sauf dans des circonstances où elles s’imposent » (p. 249, Clar. p. 255).

186 « […] les animaux ne le cèdent aux humains ni par l’acuïté de leurs sens, ni par la raison interne, ni […]

par la raison exprimée », Esquisses pyrrhoniennes, livre I, chap. 14 (76), trad. Pierre Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, p. 95.

187 « […] il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme »,

Montaigne, Les essais, éd. de Pierre Villey conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux, sous la dir. de V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, livre II, chap. 12 (« Apologie de Raymond Sebond »), p. 466.

188 La position de Locke est complexe, ne serait-ce que si l’on s’en tient au cadre restreint de l’Essai sur

l’entendement humain. On peut commencer par souligner le glissement qui s’opère entre la déclaration

liminaire de l’œuvre, selon laquelle « l’entendement élève l’homme au-dessus de tous les êtres sensibles, et lui donne cette supériorité et cette espèce d’empire qu’il a sur eux » (Avant-propos, §1, p. 91), et un énoncé du début du chapitre consacré à la raison, qui envisage celle-ci comme « une faculté par où l’on suppose que l’homme est distingué des bêtes, et en quoi il est évident qu’il les surpasse de beaucoup » (livre IV, chap. 17, §1, p. 912, nous soulignons). La critique de la raison comme critère de distinction de l’espèce humaine, à laquelle il est fait allusion dans cette dernière déclaration, se double en certains lieux d’une critique de l’idée selon laquelle l’entendement humain serait toujours supérieur à l’entendement animal (idée que la citation précédente considérait encore comme évidente). C’est ainsi que le chapitre 16 du livre IV soutient qu’un état d’égalité est parfois réalisé entre l’entendement humain et l’entendement animal : « il y a une différence excessive entre certains hommes et certains animaux brutes ; mais si nous voulons comparer l’entendement et la capacité de certains hommes et de certaines bêtes, nous y trouverons si peu de différence, qu’il sera bien difficile d’assurer que l’entendement de l’homme soit plus net ou plus étendu » (livre IV, chap. 16, §12, p. 909). Le chapitre 20 du livre IV poursuit dans le même sens, en affirmant qu’« il se rencontre dans les divers entendements, dans les conceptions et les raisonnements des hommes, une si vaste différence de degrés, qu’on peut assurer, sans faire aucun tort au genre humain, qu’il y a une plus grande différence à cet égard entre certains hommes et d’autres hommes, qu’entre certains hommes et certaines bêtes » (livre IV, chap. 20, §5, p. 966). Sur les complexités de la position lockienne, nous renvoyons à l’article de Paolo Casini, « Locke sull’intelligenza degli animali », dans Verità e coscienza storica : scritti in memoria di Antonio Corsano, ed. Domenico Fazio, Giovanni Papuli e

119

rationnelle très nette entre l’homme et l’animal. Certes, ce sont les mêmes principes qui expliquent les différences de perfection séparant un entendement humain et un autre, et l’entendement humain et la raison des bêtes189. Toutefois, les phénomènes déterminés par ces principes ne sont jamais attestés au même degré chez l’homme et l’animal. Un passage de l’essai « De la dignité ou de la bassesse de la nature humaine » explicite les ressorts d’une telle différence :

Dans les notions que nous nous formons de la nature humaine, nous sommes sujets à faire des comparaisons entre les hommes et les animaux, les seuls êtres pensants qui tombent sous nos sens. Assurément, cette comparaison est favorable aux hommes. D’un côté, nous voyons une créature dont les pensées ne sont pas renfermées en d’étroites limites de lieu ou de temps ; qui porte ses recherches jusqu’aux régions les plus distantes de ce globe et, même au-delà de ce globe, jusqu’aux planètes et aux corps célestes ; qui regarde en arrière pour examiner la première origine, ou du moins, l’histoire de la race humaine ; qui tourne ses yeux vers l’avenir pour y discerner l’influence que ses actions auront sur la postérité et le jugement que dans mille ans son caractère s’attirera ; qui poursuit fort loin et jusque dans leur complication les causes et les effets ; qui déduit les principes généraux des phénomènes particuliers ; qui ajoute à ses propres découvertes, corrige ses fautes [mistakes] et tire avantage de ses erreurs mêmes. De l’autre côté, s’offre à nos yeux une créature qui est tout le contraire : limitée, dans ses observations et ses raisonnements, aux quelques objets sensibles qui l’environnent ; dépourvue de curiosité et incapable de prévoyance ; aveuglément conduite par l’instinct et arrivant en peu de temps à son plus grand degré de perfection, au-delà duquel elle ne saurait progresser davantage.190

Tout en étant également fondés sur l’expérience et la coutume, les raisonnements humains et animaux présentent des différences significatives, que ce texte expose sous la forme d’une série d’oppositions. 1) Alors que les raisonnements d’un animal ne dépassent jamais les « quelques objets sensibles qui l’environnent », c’est-à-dire restent confinés au milieu qui les produit (inférences relatives aux propriétés des corps environnants, au comportement de ses congénères, etc.) les raisonnements de l’homme peuvent transcender l’environnement qui les cause : si les jugements causaux s’enracinent toujours dans une impression présente, ils se déploient alors selon toute l’ampleur des deux dimensions de l’espace et du temps – ainsi dans le cas des recherches astronomiques et historiques.2) Tandis que l’animal est « dépourv[u] de

Gabriella Sava, Galatina, Congedo, 1993.

189 Ce point est explicite dans une note de la section 9 de la première Enquête (note sur laquelle nous

aurons l’occasion de revenir en détail dans la quatrième partie de cette étude) : « tâchons ici d’expliquer brièvement la grande différence qui existe entre les entendements des hommes ; après quoi il sera facile de saisir la raison de la différence entre les hommes et les animaux », E.9.5, note, p. 135 (Clar. p. 81).

190 « De la dignité et de la bassesse de la nature humaine », dans EMPL, 1ère partie, p. 142-143 (GG vol. 3,

120

curiosité », l’homme « poursuit fort loin et jusque dans leur complication les causes et les effets » : la difficulté et la contention de pensée font l’essentiel du plaisir (proprement humain) de la curiosité, et distinguent l’homme de l’animal. 3) Alors que l’animal est dénué de « prévoyance », l’homme « déduit les principes généraux des phénomènes particuliers ». 4) Là où l’homme apprend de ses erreurs et progresse dans ses connaissances, l’animal offre à l’analyse le cas d’un être à la fois doué de raison et inapte au progrès. En terrain humien, la possession de la raison n’implique donc pas automatiquement l’existence d’une dynamique de développement de celle-ci : il faut déjà que l’entendement soit relativement sophistiqué pour autoriser des perfectionnements futurs. Bien qu’ils découlent ultimement des mêmes principes, les raisonnements animaux et humains témoignent donc de différences de degré considérables, qui placent l’homme bien au-dessus des bêtes, et peuvent conférer à cette distance l’apparence (illusoire) d’une différence de nature191.

La section T.1.3.16 adopte le point de vue inverse sur cette affirmation (ce qui ne revient évidemment pas à la contredire) : alors même que les manifestations rationnelles sont si dissemblables chez l’homme et chez l’animal, les principes qui les déterminent sont communs. Ou plutôt : parce que les manifestations rationnelles sont si dissemblables chez l’homme et chez l’animal, on peut affirmer avec certitude que les principes qui les déterminent sont communs. L’imperfection de l’entendement animal explique en effet l’équivalence posée entre la réussite de l’exportation du système de la raison humaine à la sphère animale et la « preuve invincible »192 de ce même système : si la théorie humienne de

l’entendement n’acquiert la consistance de vérité incontestable qu’à l’épreuve de la raison des bêtes, c’est que le risque d’erreur relatif à l’assignation de la cause des inférences causales est, dans le cas des raisonnements animaux, nul. Car, de la raison humaine à la raison animale, une circonstance essentielle a varié, à savoir le degré de perfection de l’entendement étudié. Puisque l’imperfection du raisonnement animal ne laisse pas la possibilité de supposer la présence d’une autre cause que la coutume, il devient possible d’affirmer sans risque d’erreur que le report du passé vers le futur qui sous-tend les inférences causales de l’homme ne procède pas d’un argument, qui aurait échappé à l’analyse, mais de la seule coutume.

Parce que les animaux ne sont précisément que des bêtes, c’est par leur biais que peut être exhibé le fondement coutumier de l’entendement humain. Dans le cas de l’entendement

191 Nous rejoignons ici une remarque de Norman Kemp Smith (The philosophy of David Hume, p. 129) :

« the differences, he is convinced, are ultimately differences only in degree ; but he is no less insistent that

Dans le document Raison et empirisme chez David Hume (Page 115-138)