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Le rôle stratégique du chef instructeur

B) Présence incontournable du patronat historique et de petits nouveaux

2. Le rôle stratégique du chef instructeur

L’ancienneté et la mémoire du fonctionnaire dédié (n° 2 de la DT), un ancien de la préfecture des Hauts-de-Seine spécialisé, excellent connaisseur de la réglementation du secteur privé, l’amènent à justifier son nouveau rôle de technicien expert en évaluant les changements induits par le nouveau dispositif. En loyal serviteur du service public, il décrit les véritables lignes de continuités et de ruptures de la nouvelle architecture, sans véritablement dissimuler son appréhension de vivre la fin d’un âge d’or administratif, parce qu’on aurait fait entrer le ver des intérêts

privés dans le fruit des règles publiques. Par le biais de sa pratique auto réflexive, on comprend

pourquoi l’année 2012 de rodage a constitué une année charnière dans l’apprentissage de nouvelles règles du jeu auxquelles la haute fonction publique était mal préparée. Tout l’enjeu consiste à prendre acte d’un nouveau rapport de forces qui s’est progressivement institué dans la coproduction du contrôle avec les représentants du monde privé, et de la nécessité de limiter au maximum l’anticipation redoutée des possibles dérives. Il s’agit de s’y adapter sans que l’Administration équitable y laisse trop de plumes.

La naissance du CNAPS et des CIAC a jeté les bases et les fondations d’une nouvelle architecture territoriale inédite, en créant des super-préfectures « hybrides » où disparaît la classique tutelle constitutionnelle du ministère de l’Intérieur au profit d’un OVNI administratif cogéré, dont la « tendance ordinale » est volontairement restée inaboutie. Le système classique de « l’échevinage » propre aux professions libérales régulées par des ordres reconnus (médecins, avocats…) au sein desquels le ministère s’immisce peu ou prou n’a pas été la solution retenue par le législateur. Il n’en reste pas moins que le Collège de préfiguration du CNAPS, le CNAPS lui-même et la composition des CIAC ont produit des formes de juridictions du premier degré sans plus d’immixtion possible de la tutelle ministérielle. La composition de ses organes déconcentrés a certes été délibérément pensée et programmée avec une surreprésentation des agents de l’État

par rapport aux professionnels du privé, mais la vraie tutelle des actes est désormais incarnée par la CNAC jouant le rôle d’une « juridiction d’appel du second degré ». Le ministère de l’Intérieur n’y a plus en théorie aucun pouvoir, ce qui signifie qu’à court terme, l’influence de la DLPAJ, dont l’empreinte et le pouvoir furent particulièrement prégnants durant la phase intermédiaire du passage du relais de l’année 2012, devrait s’amenuiser progressivement.

De fait, la CNAC s’est vue dotée de deux mandats officiels : d’une part, veiller au respect des orientations fixées par le Collège ; d’autre part, statuer sur les recours administratifs préalables

obligatoires (RAPO) formés contre les décisions des CIAC, et par ce biais, veiller à la cohérence des

décisions des différentes CIAC du territoire national. En effet, des différences de sensibilités régionales liées au contexte géographique ou au tissu local, outre la nature des dossiers auxquels sont confrontées les différentes CIAC souveraines, pourraient d’une part prêter à protestation parmi les cibles des contrôles ; et d’autre part, provoquer des jurisprudences contestables au vu de la diversité des litiges portés devant les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel. Le dialogue des DT en vue d’une harmonisation de la préparation de ses instructions avec la nouvelle tutelle de la CNAC constitue en somme le défi d’une nouvelle contrainte d’ajustements permanents.

Il s’ensuit que le chef instructeur de chaque DT, juge et partie en tant que fournisseur des aliments à charge du rapporteur devant la CIAC « disciplinaire », bénéficie de facto d’une marge d’influence considérable dans les diverses anticipations du destin des dossiers qui échoient à son service190. Il lui faut néanmoins faire preuve d’une extrême souplesse et doigté pour justifier sa position dans le nouveau système d’action concret au sein duquel la nouvelle architecture l’a plongé. Il rapporte ainsi la façon dont il en habite le pouvoir, pouvoir interprété avec la distance de temps de rodage qui est désormais la sienne :

C’est un pouvoir où nous avons beaucoup à perdre, alors que les recalés de nos instructions ont tout à gagner à déposer des recours. Nous engageons la responsabilité du CNAPS et de la CNAC si nous donnons un accord, une autorisation ou un agrément, qui s’avèrera peut-être une catastrophe par la suite ; car la CIAC va délivrer une autorisation pour cinq ans, et nous ne serons pas nécessairement prévenus d’une faute pénale de l’agent qui pourrait commettre un délit six mois plus tard. Imaginez ce qu’un tel automatisme peut avoir de regrettable, et comment notre travail peut être mis en cause comme celui d’un juge dans le cas d’une libération conditionnelle qui tourne mal (Entretien., Chef de l’instruction, 7 février 2013).

Le pouvoir de pré-instruction de la DT s’exerce d’abord par le biais d’une première opération de tri assez rapide entre les mauvais dossiers, des demandes intempestives d’agents au passé judiciaire chargé revenant à la charge par exemple, et les bons dossiers, ceux des primo demandeurs

190 Devant la CIAC Île-de-France, le rapporteur pourrait fort bien être l’instructeur en chef. La seule personne ne

pouvant accomplir cet office à la DT est son Chef de la Délégation, puisque c’est de lui que dépend l’opportunité d’enclencher les poursuites devant la CIAC, à la demande du directeur du CNAPS. Il en a donc confié ce rôle à son

ou des demandeurs de renouvellement de leurs cartes dont rien n’indique qu’ils aient quelque chose à se reprocher, sauf d’avoir laissé courir les délais par erreur ou négligence. Bref, il s’agit de trouver le bon équilibre, de faire du cousu main ou du cas par cas pour ne pas être perçu comme une nouvelle administration arbitraire, opaque et injuste envers des candidats à qui il faut donner leur chance d’un bon départ dans la vie :

Ils demandent à avoir leur carte professionnelle pour pouvoir travailler, ce qu’on leur explique à Pôle Emploi dont on est quasiment devenu l’agence de placement (ibid).

Donc, contrôler ce vivier sain et de bonne foi, c’est ne jamais perdre de vue que les contrôles préalables doivent avant tout être perçus comme pédagogiques et vertueux. Cela nécessite de se démarquer ostensiblement d’assumer une fonction symbolique première de gendarme sévère que les professionnels du secteur privé entendraient faire jouer à la nouvelle administration :

Notre objectif n’est pas de mieux assainir le secteur comme le dit peut-être le législateur, mais surtout les professionnels – je n’aime pas ce terme qui ne correspond pas à l’idée que je me fais de notre mission –, mais bien plutôt de le professionnaliser, car il ne l’était pas assez jusqu’à présent. Nous ne sommes pas là principalement pour punir, mais pour conseiller et accompagner des gens qui cherchent à mieux s’insérer alors qu’ils restent généralement sous-informés, même si tous les moyens sont bons pour échapper aux contrôles (ibid).

Car si l’objectif est bien plutôt de trouver des solutions pour remettre les gens dans les clous, cela passe surtout par une volonté de ne pas prêter le flanc à deux types de critiques récurrentes faites aux DT. Il s’agit donc de ne pas trop cibler systématiquement les contrôles sur les mêmes entreprises ou les mêmes agents ; et de refuser l’idée malsaine d’agir sur dénonciation ou délation, même si la pression répressive se ferait nettement sentir du côté des représentants de la profession dans les CIAC, pour faire le ménage en donnant de bons coups de balais. Ironie du sort, les positions les plus maximalistes ne seraient donc pas celles que l’on croit : la demande de répression dissuasive implicitement attendue des CIAC se fait surtout insistante parmi les membres représentés de la profession. Certes, ils sont en nombre minoritaire (3 représentants contre 7 de l’État, outre le magistrat administratif et le magistrat judiciaire), mais, assure le témoin :

Leur pouvoir de coalition n’en est pas moins réel. En cas de CIAC divisée, leur trio pourrait fort bien faire basculer des décisions dans un sens ou dans un autre, et ils n’auront pas d’état d’âme à vouloir éliminer une brebis galeuse sur d’autres critères que ceux de la stricte légalité, ou au contraire à vouloir protéger un confrère qui leur ressemble (ibid.)

Ce qui passe aussi par la nécessité de ne pas se montrer trop critique sur les maigres outils dont on dispose pour instruire préalablement les demandes. Et si la critique du fichier STIC dont on voudrait tant avoir un accès direct est à peu près conforme à la tonalité de sa dénonciation générale par l’administration, cette dernière s’exonère de l’impact en faisant plutôt porter la

responsabilité de sa mauvaise purge au laxisme des services de la Chancellerie (les Parquets). Mais cet outil est lui-même relativisé, d’autres sources de connaissances étant mobilisées (le fichier Judex, par exemple, réputé de meilleure qualité ou fiabilité pour instruire), ainsi que les fichiers d’administrations des fraudes, s’agissant du contrôle de la conformité de l’agrément des dirigeants. Enfin, la responsabilité prise sous le couvert des fichiers disponibles est assumée de la façon suivante :

Quand nous sommes pris d’un doute persistant sur un dossier, nous préférons en faire part à la CIAC et l’inviter à ne pas donner l’autorisation, vu qu’elle pourrait engager la responsabilité de l’État au pénal (ibid.)

Pourtant, les défis de l’heure dans la DT Île-de-France ne permettent pas nécessairement d’agir avec de si nobles intentions. Car en réalité, les dossiers les plus complexes sont moins ceux qui concernent les stratégies d’apparition naïve d’agents désireux d’être reconnus par le CNAPS que les stratégies d’évitement des entrepreneurs préférant rester dans l’ombre plutôt que de s’exposer à la lueur du réverbère. La dissimulation est aujourd’hui décodée par la DT comme une volonté délibérée de se soustraire au paiement de la « taxe CNAPS », vraisemblablement de la part de petits entrepreneurs ou auto-entrepreneurs (maîtres-chiens ou enquêteurs privés)… Les états d’âme sont alors moins de mise à ce sujet à la DT : les stratégies de contrôles aléatoires effectués sur place par auto-saisine font en réalité l’objet de plans minutieusement élaborés avec les inspections du travail et les CODAF, plus rarement les services de police qui ne connaissent pas encore très bien le CNAPS.

Sur les contrôles pluri-administrationnels par exemple (…) les CODAF découvrent un petit peu mieux le secteur privé… par le prisme du CNAPS. C’est un domaine qu’ils ne connaissaient pas. En appelant le CNAPS dans leurs contrôles, ça leur donne une dimension nouvelle et en même temps, ça leur permet d’examiner d’autres aspects sur ces agents de sécurité, notamment le travail clandestin. Ce qui me paraît particulièrement intéressant, c’est que sur « l’événementiel », on va pouvoir contrôler plusieurs sociétés, et notamment, les phénomènes de traitance. Il y a eu quelques contrôles où la prestation avait été sous-traitée et les personnes ne se sont jamais présentées (Entretien Contrôleur central, CNAPS, 19 décembre 2012).

Après tout, le ciblage systématique a beau être dénoncé comme une mauvaise méthode, l’impératif de recherche d’une certaine rentabilité administrative ne peut qu’écorner les principes affichés. La pression reste forte pour prouver une certaine rentabilité aux contrôles dits aléatoires au siège de l’entreprise ou sur le site client. Or, c’est précisément dans le domaine de la sécurité des manifestations culturelles, festives et sportives que le bât blesse le plus localement, car le traitement de ces dossiers laissés en déshérence par les préfectures depuis des années a obligé les DT à mettre les bouchées doubles. Soit l’enjeu des palpations de sécurité dévolues aux stadiers recrutés à chaque manifestation d’envergure au Stade de France par exemple, dont des doutes récurrents sur leur formation se font jour, à la différence des agents de la sûreté

aéroportuaire plus stables, dotés a priori d’une image plus favorable puisqu’ils sont astreints à une formation permanente bimensuelle. En dehors des demandes qui continuent à s’effectuer auprès des Préfets pour des manifestations de ce type inférieures à 300 participants, toutes les autres demandent bifurquent désormais vers les CIAC pour des manifestations de plus grande ampleur. La demande en est théoriquement effectuée par l’entreprise employeuse qui doit prouver que ses agents ont au moins exercé 24 mois dans ce type d’emploi. D’où en urgence, l’invitation faite au service central des Titres du CNAPS d’établir un modèle de récépissé à l’usage de la DT et de la CIAC Île-de-France, lequel, en dépit de son établissement, serait loin d’avoir permis d’éponger l’afflux permanent des demandes ad hoc. Aujourd’hui, toutes les DT essaient d’anticiper dans leur zone de défense les besoins en faisant établir un plan de toutes les manifestations sportives et culturelles à venir susceptibles de drainer un contingent minimal de 300 spectateurs, et surtout de bénéficier d’un plan de mobilisation des agents recrutés pour procéder aux fouilles palpations des spectateurs sous la supervision des forces de l’ordre.