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Portrait du préfet Blanchou avant la DISP

B) Présence incontournable du patronat historique et de petits nouveaux

1. Portrait du préfet Blanchou avant la DISP

Durant les années précédant son investiture officielle à la tête de la DISP, le 21 septembre 2010, il vient de séjourner huit années dans « le privé », en tant que détaché hors cadre (2002-2010). Après avoir été Secrétaire Général pour l’Administration de la police (SGAP) à la Préfecture de Police, il débarque un peu par choix géographique dit-il, à 54 ans à la direction de la sûreté d’ADP (Aéroports de Paris-Roissy CDG, Orly, Le Bourget). Les manques de cette direction en sont vivement ressentis après les attentats du World Trade Center, et le besoin de les combler sont alors autant formulés par la tutelle que par les partenaires et les compagnies aériennes. Le recrutement de J.-L. Blanchou à l’ADP fut assez long, s’étendant de l’été à l’automne 2002, mais, parmi le vivier traditionnel des anciens militaires, gendarmes, policiers et corps préfectoral démarchés par une entreprise spécialisée en RH, il est finalement choisi et engagé en novembre. Il reconnaît que sous la présidence de Pierre Chassigneux, récompensé par l’Élysée pour ses bons et loyaux services en tant que directeur de cabinet de la présidence Mitterrand (1992-1995), la direction de l’ADP est ressentie par le collectif des cadres au travail comme une sorte de sinécure en pré-retraite dorée (2001-2003). En conséquence de quoi, l’accueil de Blanchou par le personnel est froid, car on s’imagine l’y voir venir y pantoufler, comme Chassigneux. J.-L. Blanchou se heurte d’emblée à trois types d’acteurs hostiles : les corpsards des Mines, des Ponts et de Polytechnique, puisqu’il n’en vient pas ; ceux qui pensent qu’il ressemble à ces PDG amateurs se souciant assez peu de sécurité ; et surtout de tous ceux, enfin, qui s’estiment punis dans leur boulot, puisque la sécurité-sûreté est supposée devoir être

151 Ce passage est tiré du résumé d’un long entretien enregistré le 6 juillet 2010, intégralement retranscrit sur

35 pages. Les italiques sont les termes oraux employés par Jean-Louis Blanchou. La question n’est pas de savoir ici si cette reconstitution est vraie ou fausse, ni même comment il faut douter du caractère flatteur des éléments subjectifs ainsi agencés. Elle est d’accorder un minimum de crédit, par un faisceau d’éléments vérifiables par d’autres, à un fonctionnaire ayant accepté de se prêter au jeu d’un entretien autoréflexif sur l’expérience de sa trajectoire antérieure. La question qui lui avait été posée était de cerner la multiplicité des facettes de la fonction des directeurs de services de sécurité-sûreté dans les entreprises publiques, parapubliques ou privées à la lumière des expériences d’un panel sur lequel les acteurs n’avaient pas de prise. Pour plus de précisions et de détails sur sa carrière, se reporter à la notice du

Who’s Who. C’est par un choix délibéré que j’ai renoncé à conduire un nouvel entretien avec ce fonctionnaire-clé au sujet de la DISP. L’ayant croisé à de multiples reprises au CNAPS et ailleurs depuis deux ans, ma trop grande familiarité non recherchée avec lui me l’interdit pour le moment.

rehaussée par l’arrivée d’un agent dans un poste taillé à sa mesure, comme s’ils avaient démérité, sinon failli.

Or, de quelle légitimité pouvait bien à l’époque se prévaloir J.-L. Blanchou, généraliste sans compétences particulières, en dehors de son intérêt pour la protection des installations classées et sa bonne connaissance du ministère de l’Intérieur et du Secrétariat Général de la Défense Nationale, service interministériel sous la tutelle de Matignon ? Outre sa connaissance des rouages de l’État qui n’aurait peut-être pas permis de faire appel à un type de trente ans, dit-il, il estime avoir été recruté pour son sens de l’adaptabilité dans la conduite ou le pilotage de projets au vu de sa précédente mission de mise en place du système Acropole à la Préfecture de Police.

S’obligeant à une adaptation très rapide à l’ADP et à surmonter le handicap de la maîtrise de l’anglais en s’intégrant de manière très volontariste à de nombreux groupes, notamment l’ACI

(Airport Council international), il aurait ainsi relevé ce défi en six mois de mettre sur pied une équipe

de dix personnes motivées. Il s’entoure d’exploitants, ingénieurs et techniciens, et d’agents des services publics détachés : un gendarme, un commissaire, mais pas de douanier ce qu’il regrette, et d’un ex de la DGSE, pour mettre en ordre la nouvelle direction Sûreté, en dépit des railleries

internes sur l’effet de mode qui va passer.

Contre les forces hostiles, il affirme avoir sorti la sûreté de la besace du directeur d’exploitation, avec

l’appui de la tutelle. Il explique en effet avoir bataillé ferme avec Paul Andreu, le tout puissant

architecte des aéroports résistant aux normalisations sécuritaires152, arc-bouté sur ses propres conceptions de la qualité architecturale des aéroports, sans avoir réussi à l’évincer de la direction construction et ingénierie. J.-L. Blanchou affirme s’être adapté progressivement aux résistances de la base par l’édification d’unités opérationnelles de sécurité et de fonctions supports dans les différentes directions décentralisées de l’établissement public. En redynamisant des fonctions basiques par sa bonne capacité d’adaptabilité et de souplesse (il évoque l’absence d’un fort ego qui lui

aurait permis d’éviter de bloquer les processus), il serait parvenu progressivement à ce que les nouvelles

unités opérationnelles mises au point aient réussi à entamer l’autorité des fonctions centrales alors trop rigides153 et à passer le cap de 2003, où se serait opéré alors un changement progressif dans l’équilibre des pouvoirs. En 2005 : changement de l’établissement public en Société Anonyme. 2006 : l’entreprise est cotée en bourse ; 2008 : elle connaît sa fusion avec Amsterdam Schiphol Group qui prend 8 %.

152 Cette attitude n’est pas sans rappeler celle du lobby des architectes et des urbanistes qui durant plus de dix ans,

réussit à s’opposer à l’édiction d’un décret prévu à l’article 12 de la LOPS de 1995, relatif à la nécessité avant tout nouveau projet d’une étude sécuritaire de l’environnement impliquant d’y intégrer des normes adéquates. Sur ce

dossier, cf. Urbanisme et Sécurité, Cahiers de la Sécurité Intérieure, 2001, n° 43.

153 En off de l’entretien, pour que le détail en soit évidemment rapporté : « Ne le dites pas, car ça les vexerait… Mais, pour

ma part, j’ai trouvé ça plutôt positif par rapport à ce que j’avais connu dans le corps préfectoral, où quand vous arrivez dans une cour avec votre casquette sur la tête, tout le monde se met au garde à vous ».

Durant cette période, J.-L. Blanchou estime avoir appris à s’intéresser à bien d’autres choses que ce pour quoi il avait été recruté, et notamment à la gestion de crise. Il s’étend sur son apprentissage au rodage de dispositifs d’anticipation, lors notamment de la crise liée à l’effondrement de la voûte du Terminal 2E en mai 2004 et du dépôt de bilan d’Air Liberté. De même, il s’initie aux bonnes pratiques des autres membres du Club des Directeurs de Sécurité en Entreprise (fondé en 2004, dont il est l’un des premiers adhérents), en matière de protection des expatriés (avec Total notamment, depuis l’affaire de l’attentat du bus des expatriés de Karachi en 2002), où la justice a condamné la négligence de la DCN. Et s’il admet toujours de la réticence des expatriés à l’égard d’un ADP accusé depuis d’en faire un peu trop en matière de conseils et pratiques de précaution à respecter, il insiste sur d’autres RETEX (retours d’expériences) positifs : les retours d’expérience sur la gestion de crise épidémique du SRAS, les retours d’expériences pour la grippe aviaire et en prévention de la grippe porcine… Il estime le domaine lourdement investi, grâce à la sponsorisation de son PDG d’ADP, alors que l’État pratiquait assez

peu les retours d’expérience après crise, avant celle de l’H1N1, une œuvre utile qui aurait conduit à la

naissance d’une nouvelle culture, fichant dans les têtes des décideurs des réflexes pérennes.

Invité à réorganiser puis à diriger un nouveau service spécifique transverse de 300 pompiers d’aéroports en les spécialisant dans une unité de lutte contre les périls animaliers (sangliers, oiseaux, lapins, générant des fléaux et dangers considérables sur les pistes d’envol et d’atterrissages), il évoque, toujours dans l’exemplification de son « périmètre », son implication dans la lutte contre les délinquances et dégradations dans les enceintes d’ADP. Il estime que la mise en place d’un CLS dédié (en fait, un CLSA à RDG, et un CLSA à Orly) aurait largement porté ses fruits.

Interrogé sur l’enjeu de la conjuration du « cheval de Troie » dans le recrutement d’un certain nombre d’agents maghrébins pour les inspections et filtrage des bagages, à l’époque soupçonnés de sympathies avec l’islam fondamentaliste, J.-L. Blanchou botte hélas en touche sur l’histoire de ce sujet sensible, bien qu’il l’ait évidemment connu de très près, préférant rebondir sur l’introduction des pratiques d’IE (Intelligence Économique) à l’ADP. Il estime qu’une grande naïveté prévalait sur cet enjeu de l’espionnage industriel parmi les partenaires d’ADP, au sujet notamment de la défense de l’image de l’entreprise attaquée sur l’information, les données sensibles et l’image même de ses dirigeants. Il stigmatise à nouveau la résistance des ingénieurs à l’égard de leur insensibilité à ce nouveau domaine de vulnérabilité, lesquels avaient encore tendance, à l’époque, à se vanter imprudemment de leurs mérites et de leurs savoir-faire à l’étranger ou hors entreprise. Ayant pris en charge la sécurité des systèmes d’informations de l’ADP, J.-L. Blanchou explique qu’à partir de 2006, année où la notion de « points sensibles » en

usage au gouvernement se voit troquée par celle « d’entreprise d’importance vitale »154, lui échoie la centralisation de la gestion des habilitations Confidentiel Défense, désormais une obligation pour tous les opérateurs concernés : ADP, EDF, SNCF… Il évoque enfin un management global des risques opérationnels, qui s’apparente à ses yeux à une mission de préparation à la crise dans une

démarche globale. En réponse à la mise en cotation de l’entreprise en 2006, qui exigeait alors un

référencement sur la défense de son image en matière de risques financier environnemental, en responsabilité pénale…, il explique avoir mis au point dès 2008 un plan d’action, de suivi et d’actualisation semestriel avec cartographie : il avait à convaincre les analyseurs financiers (des gens

qui posent de vraies questions, dit-il), ayant eux-mêmes à convaincre banquiers, assureurs et fonds de

pension…

Il admet que le changement de culture vécu durant cette période fut grandement facilité par le secours du ressort de la mise en « responsabilité pénale » des dirigeants (après le choc de la jurisprudence Karachi)155, un incitatif qui se serait avéré déterminant dans la prise de conscience de la démarche globale en management des risques.

Après avoir retracé les objets de sa propre implication à ADP, voici comment J.-L. Blanchou synthétise son opinion sur les conditions de légitimation d’une fonction sûreté-sécurité dans toute grande entreprise vulnérable qui devrait se respecter, conformément à l’objet de l’enquête initiale. Il estime d’abord que les périmètres du poste de risk manager sont toujours à géométrie variable ; la construction du périmètre est lente ; il faut que son titulaire soit sponsorisé par le président du Comex ; et en veille permanente sur l’évolution des foyers de vulnérabilités.

L’agent se construit lui-même dans la fonction, explique-t-il, mais son successeur pourra bénéficier du

savoir-faire acquis et transmis, pour les besoins de sa propre adaptation dans la fonction vitale de lutte contre la survenue des aléas liés à la vulnérabilité de l’entreprise. Il estime qu’à son départ, l’adaptation du successeur au poste présent (en 2010, à la tête de 55 personnels) devra être beaucoup plus rapide que la sienne, ce qui sera possible grâce aux fiches qu’il aura laissées sur toutes les dimensions du travail effectué, en y apportant ses propres ingrédients : curiosité, veille, adaptabilité, pédagogie, humilité et capacité d’autocritique [quand quelque chose ne marche pas, c’est

qu’on s’est trompé], et patience [cardes choses qui avaient été préconisées en 2003 ont suscité le déclic du hasard

en 2009…]156.

154 COURSAGET, 2010.

155 Le tribunal des Affaires de sécurité sociale de la Manche, tribunal civil, a reconnu le 15 janvier 2004, la Direction

des Constructions Navales comme auteur d’une faute inexcusable dans l’attentat dit de Karachi, l’employeur ayant manqué à son obligation de sécurité à l’égard de ses salariés travaillant à l’étranger, exposés à un risque d’attentat terroriste.

156 Il s’étend longuement, au cours de l’entretien sur l’aspect du temps de mesure de l’impact, en prenant l’exemple

d’une innovation technologique (screening sur plaques minéralogiques) proposée par Thalès, repoussée dans sa finalité première… un système qui se serait vu ressuscité beaucoup plus tard dans le recyclage d’un tout autre usage.

Enfin, il entend se prononcer sur l’évolution du poste laissé à un successeur, qui nécessitera encore une longue période de transition pour que le changement culturel fasse sentir ses effets un peu partout. Il admet que, dans l’ensemble – et c’est peut-être l’adhérent au CDSE qui se met à parler à ce moment-là –, la fonction du risk manager n’est pas encore suffisamment assise ; elle est difficilement normalisable au vu de son périmètre à géométrie variable ; l’on manque de distance et de profondeur historique, puisque personne n’y a accompli une carrière totale en tant que telle ; et elle souffre d’être encore considérée comme devant être remplie par un technicien plutôt que par un ensemblier (une fois que le technicien aurait rempli sa tâche, on ne verrait plus son utilité – on vous enferme dans une technicité, voire dans une mission secrète et on ne voit rien d’autre de vos problèmes ou de vos

défis). Au vu de telles instabilités, il estime qu’on ne saurait guère concevoir qu’elle fasse l’objet

d’une filière de formation, encore que s’il devait en exister une, sa valorisation serait mieux acquise dans une voie de promotion interne, de toute façon, beaucoup plus saine à ses yeux. J.-L. Blanchou se demande même si la fonction sûreté devrait être pérennisée ad vitam aeternam, ce dont il doute, un doute qui s’explique assez bien à la lumière des dispositions de son itinéraire personnel. Se vivant encore comme l’exception réussie qui confirme la règle, il tend, comme tout un chacun, à monter son expérience en généralité : faisons plutôt appel à des généralistes de l’administration (préfets et sous-préfets) capables d’aller se socialiser durablement dans le management de l’entreprise (mais plus tôt, que je n’y suis allé moi-même, de 54 à 62 ans), puis revenons au « service public » pour y faire pénétrer ses valeurs, tout le monde ayant à gagner à ce brassage et à cette mixité des expériences, des cultures et des trajectoires !