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Un « coup » politique : le Livre blanc européen de 2008

À l’INHES, on s’active beaucoup. À la suite de la publication du Livre blanc de l’UPS66 édité en 2006 après la signature des « métiers repère » de l’organisation patronale avec les quatre syndicats de salariés (CFDT, FO, CGC et CFTC) dans la sécurité privée, on assiste à une véritable épidémie de publications de Livres blancs67 aux objectifs les plus variés.

Pionnier en la matière, le livre blanc de la sécurité privée de l’USP avait non seulement pour objectif de rappeler l’existence d’un monde que les pouvoirs publics et les médias avaient peut-être tendance à oublier, mais il poursuivait surtout un objectif technique qui allait devenir un enjeu déterminant par la suite. Il imaginait de créer un « Passeport Sécurité Privée » à délivrer aux agents par les préfectures de leur résidence, sous réserve des conditions de moralité et d’aptitude professionnelle, et s’engageait de son côté à conclure une convention nationale cadre avec l’ANPE. En réalité, la publication de ce livre blanc s’explique par le colloque préalable que monte un petit noyau d’anciens auditeurs de l’IHÉSI réunis dès 2005, autour du commissaire Pierre-Antoine Mailfait, à l’INHES. En effet, à l’INHES, l’ancien département de la recherche de l’IHÉSI, depuis longtemps entré en agonie, ne produisait quasiment plus rien à ce sujet68. Or, l’influent commissaire Mailfait, un proche de Jean-Marc Berlioz, ayant depuis longtemps acquis la haute main sur la sélection annuelle des auditeurs en formation, se voit en outre propulsé à la direction du « département des études et de la recherche », au moment de la restructuration de l’Institut sous l’autorité du très droitiste Pierre Monzani, en 2007. La coexistence avec l’ONDRP dont le conseil d’orientation, dirigé par Alain Bauer sous la même tutelle du ministère de l’Intérieur, rapproche d’autant plus les acteurs de ce petit cercle qui se rencontre régulièrement à La Plaine Saint-Denis. Claude Tarlet, le président de l’USP assiste en tant que représentant de la sécurité privée à toutes les séances du conseil d’orientation de l’OND qui allait devenir bientôt l’ONDRP.

On est dans les années 2003 à peu près, 2003-2004, je propose au directeur de l’époque, Jean- Marc Berlioz, de sortir du concept de sécurité intérieure stricto sensu, pour élaborer un concept qui va devenir celui de sécurité globale, partant du principe que le constat de la frontière entre risque et menace devient de

66 L’USP obtient, dans ce document, une préface de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur qui écrit : « Même

si beaucoup a déjà été fait dans ces domaines, la place prise par la sécurité privée implique que nous allions plus loin encore. C’est sur ce fondement que la sécurité privée pourra continuer de prospérer, non pas comme un ensemble disparate et hétérogène, mais comme un acteur de la sécurité aux spécialités connues et reconnues par tous. Reconnaître l’existence de la sécurité privée comme composante de la sécurité intérieure, c’est pour l’État à la fois prendre en compte la demande de sécurité dans toute sa diversité, mettre en place une véritable évaluation des politiques publiques et hiérarchiser ses priorités. Ces questions sont liées et sont, à mes yeux, devenues un des enjeux majeurs des années à venir. Elles traduisent un choix clair : celui de tout mettre en œuvre pour assurer la sécurité de tous les Français ».

67 Le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, Rapport de la commission dirigée par J.-C. Mallet, est publié le 17 juin 2008.

plus en plus flou, que la frontière entre national et international, n’est plus depuis longtemps d’une perméabilité terrible. Que donc, si on veut pouvoir réfléchir correctement sur la sécurité et réfléchir sur l’organisation pour faire face aux différentes menaces qui pèsent sur la vie quotidienne de nos concitoyens, il faut sortir d’un strict concept de sécurité intérieure. (…) Donc, avec Daniel Warfman, que je connaissais parce qu’il était auditeur de la 12e session, et Claude Tarlet, de la 14e, je leur demande : « Est-ce que ça vous paraît pertinent de monter un colloque sécurité publique/sécurité privée, qui ferait l’état des lieux de ce qui se passe en France entre ces deux acteurs qui, jusqu’à présent, se connaissent assez peu et sont généralement assez remplis de préjugés les uns envers les autres ? ». Les deux me disent OK. Et alors, on monte un comité de pilotage et on crée ce colloque en novembre 2005. Ce colloque rencontre un relatif succès. Il vient… y viennent des auditeurs et des acteurs de la sécurité privée. Ce colloque aura le mérite de reposer la question de 1°) du lien public/privé et 2°) de comment le privé peut grandir et se structurer, notamment au travers d’un constat établi, par les acteurs de la sécurité privée présents à ce colloque, notamment Claude Tarlet, Daniel Warfman, Pierre Brajeux et d’autres, qu’il faudrait qu’ils [les agents] disposent d’une carte professionnelle, d’un… système qui mette en conditions sine qua non à la fois la compétence, mais également la moralité. Et c’est à partir de cette base-là que va se construire plus tard la carte professionnelle » (Entretien P.-A. Mailfait, 13 avril 2012).

Les études finalisées sur l’expansion du secteur privé sont en revanche de plus en plus sous-traitées généreusement. Des juristes universitaires reprennent du poil de la bête à l’INHES, se retrouvant dans l’ours du « conseil éditorial » de la nouvelle revue de l’Institut, les Cahiers de la

Sécurité, dont le premier numéro sort en septembre 2007. Dans le supplément n° 4, fut publié le

rapport de la nouvelle « mission Bauer » intitulée : Déceler – Étudier – Former : une nouvelle voie pour la

recherche stratégique – Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale,

remis au président de la République et au Premier ministre le 20 mars 200869. C’est à partir notamment de ce rapport que s’établissent de nouvelles passerelles par des acteurs-réseau d’une sécurité privée au sein d’une sécurité européenne globale. Le conseiller de l’Élysée, Alain Bauer, y joue un rôle déterminant, donnant l’occasion au nouveau président de la République et à son ministre d’apparaître comme les premiers leaders d’une réflexion politique générale à la contribution de la sécurité privée à la sécurité globale de l’Europe, au moment pour la France d’assurer la présidence de l’Union.

Il était devenu patent que le filon des études sur les évolutions du secteur de la sécurité privée au sein de la sécurité intérieure, naguère l’une des marques de fabrique de l’IHÉSI à sa création70 s’était durablement assoupi depuis une quinzaine d’années. À l’aube du nouveau quinquennat (2007-2012), cet enjeu sécuritaire suscite un regain d’intérêt indubitable au sein d’une nouvelle « communauté épistémique » de politiques, d’experts et de chefs d’entreprise aux intérêts convergents qui communique étroitement au sein de l’INHES, de l’OND, et du futur CSFRS.

69 La lettre de mission de N. Sarkozy et F. Fillon à A. Bauer, président du Conseil d’orientation de l’OND, date du

2 août 2007. Jean-Marc Berlioz, IGA, devient le Secrétaire général de la commission.

En juillet 2008, commande est passée au GAPDRIS de l’Université Paris X, pour faire le point sur Le marché de la sécurité privée en France71, sous la supervision de Gaïdz Minassian et d’Yves Roucaute à la tête d’une équipe de 11 autres universitaires. Il ressort deux constats majeurs de leur expertise : le marché national serait encadré par deux systèmes normatifs flous (France) et méconnus (Europe) se développant dans le creuset du retrait progressif d’un État garant de la protection des biens, des personnes et des territoires, par l’effet de la stimulation de nouvelles menaces et de la nécessité de prendre en compte de nouveaux risques. Ce marché en expansion, trop segmenté et hétérogène serait miné par sept faiblesses intrinsèques (117-120) : le malaise de la surveillance humaine ; le manque de financement chronique ; le manque de réactivité technologique et la faiblesse des compétences du management ; le rôle ambigu de l’État agissant comme fournisseur de normes et comme client ; l’arrivée d’intervenants multiservices et multi techniques jouant avec d’autres règles et menaçant le secteur traditionnel ; la concurrence des sociétés de télécommunications et de services informatiques en sécurité électronique ; enfin et surtout, la concurrence internationale et des normes anglo-saxonnes qui prendraient d’énormes parts de marché en France. Le diagnostic d’ensemble est en somme plutôt protectionniste qui invite in fine à concentrer, moderniser et rationaliser l’offre des services, et surtout à mieux professionnaliser les métiers pour devenir plus concurrentiel ou compétitif.

En décembre de la même année 2008, la Délégation à la Prospective et à la Stratégie du ministère de l’Intérieur publie un autre rapport sur le marché de la sécurité privée : état des lieux et

tendances72. Trois informations différentes s’en dégagent, notamment sur les clientèles du secteur :

les « citoyens clients » sont de retour en tant que consommateurs d’équipements de sécurité (ce qui expliquerait l’emprise croissante du marché de la sécurité électronique) ; les entreprises clientes auraient tendance à professionnaliser leurs directions sûreté, mais elles accuseraient encore un retard considérable par rapport à celles des USA (elles sont comparés, en France, aux DRH des années 1990) ; la demande publique, bien que statistiquement minoritaire, aurait un rôle d’impulsion important en tant que « réassureur ultime pour certains contrats » (26) lorsque les compagnies d’assurances connaîtraient des défaillances dans le cadre de la continuité et du rétablissement d’activités lors de la survenue de risques majeurs. Cette étude prospective montre enfin un marché de l’emploi contra cyclique dans la surveillance, estimant qu’en période d’entrée en récession, se vérifierait toujours une hausse des candidatures dans des métiers refuges et précaires, ce qui les rendrait peu propices à la professionnalisation.

71 GAPDRIS, INHES, 2008.

Mais c’est surtout grâce au partenariat de l’INHES engagé dans une réflexion commune avec la COESS73, que la France réussit à se placer véritablement à l’avant-garde de la réflexion européenne sur une doctrine d’usage de la participation de la sécurité privée à la sécurité générale. Le premier livre blanc européen74 dédié à ce sujet entend propager une vision désormais incontournable de l’acteur « sécurité privée » au sein de toutes politiques nationales et globales de sécurité (comme le dit Marc Pissens, président de la COESS, 9), quels que soient les particularismes des réglementations nationales. COESS et INHES convergent pour dégager les législations qui fonctionneraient le mieux, en « combinant un cadre strict garantissant le professionnalisme et la qualité de nos services sans pour autant freiner leur développement », susceptible, le cas échéant, de servir de modèle à l’ensemble. Pour le président Sarkozy, les sociétés de sécurité privées jouent un rôle croissant aux côtés des États, afin de remplir ces missions de protection, tout en

créant de nouvelles richesses en termes d’emplois et de métiers75. Pour la ministre de l’Intérieur, le temps est

venu de reconnaître la place du secteur privé dans la protection de nos concitoyens (…) qui a sa place dans la

chaîne de sécurité, aux portes des magasins, aux entrées des salles de spectacles, aux postes d’inspection et de

filtrage des aéroports, dans les véhicules de transport de fonds : elle fait désormais partie de notre quotidien76.

Notons pour le symbole qu’Alain Bauer et Claude Tarlet (vice-président de la COESS) apportent

in fine l’éclairage et la touche d’humanisme nécessaires à la réussite de l’entreprise politique de

l’événement inaugural à la présidence française de l’Union européenne.

Une fois éteint le feu des lumières de la présidence française de l’Union, personne n’entendra plus jamais parler de sécurité privée depuis l’Élysée jusqu’à la fin du quinquennat. Au ministère de l’Intérieur, il en ira différemment, mais il s’agira moins de lyrisme que de prosaïsme administratif : en 2009 et 2010, il s’agit de régler les irritantes conséquences administratives d’un problème apparemment plus compliqué à gérer que cela n’avait été anticipé : de la délivrance des cartes professionnelles individualisées à tous les agents de la sécurité privée sur le territoire. En fin de législature, échec administratif reconnu aidant, les doctrines d’emploi étatiques commencent à nettement se réorienter. Pour autant, des hommes de l’ombre influents sur les politiques, moins penseurs qu’opérationnels mais néanmoins très proches de la nouvelle communauté épistémique évoquée, vont assurer la continuité du service public de sécurité

73 La Confédération européenne des services de sécurité (COESS), fondée à Bruxelles en 1989, est actuellement

dirigée par Marc Pissens et représentée au secrétariat général par Hilde de Clerck. Elle fédère les entreprises de 28 pays européens, dont 21 États membres de l’Union : 50 000 entreprises de sécurité privée, 1,7 million d’agents,

dégageant un CA annuel de 15 MM d’euros. Cf. http://www.coess.eu.

74 COESS, INHES, 2008, Livre blanc de la sécurité privée en Europe : la participation de la sécurité privée à la sécurité générale en

Europe, Paris, COESS-INHES. Pour une analyse critique de ce document, cf. COOLS, etal., 2010, 123-140. Il sera suivi de deux autres livres blancs, l’un présenté en Suède en 2009, et l’autre en Belgique en 2010. Pour une analyse critique

de ces trois livres blancs, cf. COOLS,PASHLEY, 2012, 40-54.

75 N. Sarkozy, préface, 3.

nationale en se mobilisant pour le « service après-vente ». Il faut évoquer la figure importante de l’un d’entre eux, le préfet Jean-Marc Berlioz.