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Quel rôle pour l’agriculture ?

La question mérite d’être posée de manière plus large que jamais. On ne peut en effet circonscrire l’agriculture à sa seule fonction économique (2,2 % du PIB en intégrant la forêt et la pêche) ou à sa place dans l’emploi national (3,5 % en comptant même assez large).

3.1. Le « produire » et l’ « être »

La première fonction – historique – de l’agriculture est celle de produire des biens agricoles pour l’essentiel à des fins alimentaires. Ce ne sont pas là des marchandises ordinaires issues d’un appareil de transformation « mé- canique » mais des produits vivants, complexes, s’inscrivant dans une chaîne de vie et destinés à satisfaire le besoin le plus fondamental de l’homme : se nourrir. Être capable de se nourrir soi-même, satisfaire à ses propres be- soins demeure pour nombre d’habitants de notre planète un objectif primor- dial. Il en est de même pour des pays qui font de leur autosuffisance alimen- taire un élément fondateur de leur indépendance nationale (la Chine), voire qui l’intègrent à une conception sacralisée de leur identité (le riz au Japon). C’est que l’alimentation des hommes ne peut se résumer à la simple ratio- nalité de calories et de protéines (même si la plupart des interdits alimen- taires religieux ont des motivations diététiques fort bien inspirées). Le com- portement alimentaire des consommateurs (clients des industries agroalimentaires plus que de l’agriculture elle-même) est rarement marqué au coin de la rationalité. La notion de sécurité alimentaire a d’ailleurs évo- lué : en 1962 au temps de la première PAC la sécurité était quantitative et l’on avait encore en mémoire les tickets de rationnement de la guerre et de l’après guerre. Aujourd’hui cette notion de sécurité, alliant à la fois des critères objectifs comme la traçabilité et subjectifs comme l’illustrent les peurs alimentaires qui font régulièrement la une de l’actualité, est unique- ment qualitative. La « peur de manquer » qui inspirait encore des stockages de précaution, il y a quelques années, a bien disparu !

Au travers de l’écran industriel, l’agriculteur producteur est confronté à un consommateur qui mélange allégrement obésité et « French paradox », OGM et « produits naturels ». Ceci bien sûr ouvre quelques niches en ter- mes de marketing qu’il s’agisse des appellations d’origine et autres indica- tions géographiques, des produits « bio » ou des transformations à la ferme. Mais plus largement, cela impose des contraintes supplémentaires que le seul prix (administré ou de marché) ne peut rétribuer.

Plus récemment la fonction de production est sortie du seul champ ali- mentaire. Le troisième choc pétrolier a relancé des débouchés énergétiques jusque-là limités et confidentiels. Ceux-ci sont bien établis dans des pays comme le Brésil et maintenant les États-Unis. En Europe, le mouvement est plus récent, limité au niveau des États par leurs politiques fiscales, quoique la Commission et le Parlement aient récemment fixé des objectifs ambi- tieux : 10 % d’incorporation dans les carburants à l’horizon 2020, ce qui représente 200 millions d’hectolitres d’éthanol, soit l’équivalent de la pro- duction actuelle d’éthanol au Brésil !

L’autre champ de productions de l’agriculture ce sont les services. Il y a bien sûr les services marchands, ceux que l’on peut rémunérer directement comme le tourisme ce qui va des fermes auberges aux gîtes ruraux en pas- sant par les chambres d’hôtes. Soulignons qu’à la différence d’autres pays européens et notamment du Royaume-Uni (et de sa tradition de « beds and

breakfasts »), le tourisme rural s’est développé en France « à côté » de

l’agriculture qui en a au fond peu profité. On peut faire la même remarque pour l’agriculture de montagne et les sports d’hiver par rapport à des pays comme l’Autriche ou la Suisse.

Il y a enfin les services non marchands, plus immatériels puisque tenant à l’aménagement du territoire et à l’environnement : des externalités positi- ves comme celles de l’entretien de l’espace, du jardinage de la nature, du maintien d’une présence humaine là où tout ne serait plus que « désert » ou retour à la sylve gauloise. Sans agriculture en effet, il n’est plus guère de territoire. Mais ce sont aussi des externalités négatives dont le coût doit être d’une manière ou d’une autre pris en compte : pollution, épuisement des nappes phréatiques, intensification excessive. Longtemps acceptées, cer- taines de ces externalités négatives font l’objet de violentes contestations de néoruraux qui projettent sur les « campagnes » une vision idyllique souvent datée. Certains conflits « clochemerlesques » autour des effluves d’étables ou bien de l’ours dans les Pyrénées, illustrent au-delà de leur caractère anecdotique, la rupture intervenue ces dernières années entre le monde agri- cole et certains milieux à propos de ces fonctions « immatérielles » difficiles à mesurer, à quantifier, à évaluer et bien sûr à rémunérer.

Dans les fonctions de l’agriculture, il y a au fond deux ordres : le « pro- duire » et « l’être ». Autant le produire se comprend, se justifie, appartient à la logique du concret, autant l’être est difficile à apprécier : que serait une terre sans agriculteur pour la soigner, pour la faire produire, pour la jardiner, pour y maintenir aussi tout simplement la main de l’homme ?

Ces deux ordres expliquent ce que sont les métiers de l’agriculteur : un producteur de bien et de services. Tout d’abord, producteur de matières premières agricoles (un temps, on a parlé de « moléculteur ») mais aussi de biens différenciés et puis de services marchands suivant les potentialités de telle ou telle exploitation, les capacités de telle ou telle entreprise et des hommes et des femmes qui la composent. Mais l’agriculteur c’est aussi un

fournisseur au profit de la collectivité de biens et de services non mesurables mais qui participent à la qualité de notre environnement.

3.2. Comment rémunérer les fonctions de l’agriculture ? Longtemps, la seule réponse à cette question a été : par les prix ! Ce fut du moins le choix fait en Europe dès les années trente (en 1936, en France, pour le blé avec l’ONIB), et confirmé en 1962 par la PAC. En réalité, une politique agricole peut être financée par deux acteurs : le consommateur et le contribuable. Le choix du consommateur (par le biais de prix élevés) est le plus simple à mettre en œuvre et peut se justifier pour des pays à fort pouvoir d’achat, déficitaires du point de vue agricole : c’est toujours le choix de pays comme la Suisse, le Japon ou la Norvège. Le choix du contribuable est plus complexe dans son fonctionnement : ce sont des aides de compen- sation visant à maintenir le revenu lorsque les prix de marché diminuent : ce fut le choix américain de 1933 qui reste plus ou moins au cœur du système agricole des États-Unis. D’un côté comme de l’autre toutefois, la garantie de prix ou de revenus était liée à l’acte de production, était « couplée » pour reprendre un terme souvent utilisé dans les débats agricoles contemporains. Dans l’évolution actuelle des politiques agricoles, la rémunération de l’agri- culteur par les prix doit être comprise dans la seule logique de l’économie de marché ce qui est au fond assez compréhensible mais qui, en agriculture se traduit par une instabilité fondamentale, celle, classique des marchés de « commodités ».

À côté de la rémunération du marché, il est par contre légitime de rétri- buer de manière directe les fonctions non marchandes de l’agriculture : « ré- tribuer » et non « aider », le vocabulaire, là, n’est pas neutre et nous renvoie à une véritable logique contractuelle.

Le marché d’un côté pour le « produire », le contrat de l’autre pour « l’être », le schéma proposé est séduisant mais bute sur de nombreux obs- tacles psychologiques, financiers, administratifs…

À ce stade de la réflexion, l’un au moins doit être mis en avant car il est au cœur des débats européens actuels : c’est la question du découplage total ou partiel (faut-il couper tout lien entre le produire et l’être ?). Le découplage total est la logique prônée au niveau international dans les négo- ciations de l’OMC, tout comme à l’OCDE, ceci afin de pouvoir faire rentrer ce type « d’aide » dans la sacro-sainte boîte verte. Il y a là une certaine logique : la subvention à l’être ne doit en aucune manière influencer le pro- duire ! Mais ceci se heurte à deux réactions extrêmes : d’une part la tenta- tion de la seule logique financière dans la gestion des aides, d’autre part, le rejet par le monde agricole d’une rupture aussi radicale entre les deux fa- cettes de son métier.

Sur ce dernier point, il n’est que d’analyser les réactions du milieu agri- cole aux baisses des prix du marché induites par les précédentes réformes

de la PAC : en France en particulier, est apparue, sur un spectre politique très large, la revendication d’un « prix rémunérateur », l’idée simple que, comme avant, la rémunération de l’agriculture devait passer par le prix « juste » de ses productions. D’un point de vue économique la notion de prix rémunérateur n’a guère de sens ; mais sa portée morale est forte : « je ne demande pas la charité mais la rémunération de mon travail de producteur » pensent encore aujourd’hui la plupart des agriculteurs.

On retrouve là l’un des arguments utilisé contre le principe du RMI, plus largement même la vieille opposition entre « welfare » et « workfare »(1).

Cette réaction met bien en évidence l’obstacle majeur que peut représenter un découplage total tel qu’il est prôné dans de nombreux milieux européens. Et il est vrai que les aides dites du premier pilier, analysées dans cette logi- que, tiennent du welfare, de l’état providence plus ou moins aveugle. À l’extrême, on comprend d’ailleurs certaines propositions visant à transfor- mer ces aides en « titres de dettes », en obligations à plus ou moins longue échéance. Mais c’est alors les vider de tout sens, les cantonner à une simple dimension financière, visant d’ailleurs à terme à les priver aussi de toute légitimité.

Comme on le verra, cette question du lien entre le revenu de l’agriculteur et son acte de production est crucial. Est-il possible de séparer totalement le « produire » et l’« être » d’autant plus que pour certaines productions ani- males l’un et l’autre sont profondément liés (la vache et la brebis concou- rent à l’entretien de l’espace mais produisent aussi du lait et de la viande). Pourra-t-on se contenter des aides dites « du deuxième pilier » et à terme le découplage total ne porte-t-il pas les germes de sa propre disparition ? Mais à l’inverse les expériences de recouplage partiel ont été peu convaincantes et le risque, comme souvent en matière de politiques agricoles, est de bâtir de véritables « usines à gaz », complexes, coûteuses et peu efficaces.

On pourrait bien sûr plonger dans la boîte à outils du patrimoine mondial des politiques agricoles et trouver maintes manières détournées de soutenir la production. L’une des plus séduisantes est l’utilisation des marchés déri- vés (lorsqu’il en existe) pour stabiliser les revenus des agriculteurs. Ceci a été beaucoup utilisé aux États-Unis mais l’élément « subventions » y est fondamental. L’expérience montre qu’une véritable assurance-revenus (ou chiffre d’affaires) ne peut fonctionner sans soutien public ni aide à la réas- surance, ne rencontre qu’une demande limitée et enfin mélange allégrement gestion du risque et soutien à l’agriculture dans la plus totale ambiguïté. Tel n’est pas le cas du soutien apporté en situation de « catastrophe » que celle-

(1) De manière intéressante, c’est cette expression de welfare qui fut utilisée par les Répu- blicains pour démanteler le vieux système américain des « deficiency payments » en 1995 dans le cadre du « Fredom to Farm Bill ». Dans la mesure où toute aide au revenu était du « welfare », autant la rendre la plus découplée, la plus automatique possible. Ce Farm Bill épuré n’a vécu que trois ou quatre ans avant que ne réapparaisse tout un arsenal d’aides plus ou moins couplées.

ci soit climatique ou même économique : le seuil couramment accepté de 70 % du revenu pour déclarer une situation de catastrophe paraît assez légitime et justifie à ce niveau le déclenchement de la solidarité nationale.

Quelle que soit la technique utilisée, le nœud du problème est de parvenir à légitimer le soutien aux fonctions non marchandes de l’agriculture de ma- nière à en assurer la pérennité tout en maintenant un lien avec le sol et donc l’acte de production sans pour autant, enfin, que l’agriculteur se trouve dans une situation d’assisté permanent dépendant des aumônes bruxelloises ou nationales. Ce dernier point pose bien sûr la question du financement à venir des politiques agricoles.

3.3. Qui doit financer les politiques agricoles ?

Aux États-Unis la réponse à cette question est simple : c’est le contri- buable par le biais de l’État fédéral(2). En Europe, ce fut longtemps le con-

sommateur (par le biais des prix garantis élevés), l’appoint sous forme de gestion de marché ou d’aides spécifiques comme la montagne, provenant du budget communautaire. Les aides nationales – dans le cas d’un pays comme la France – portent pour l’essentiel sur les transferts liés à la néces- sité de rééquilibrer les comptes sociaux de l’agriculture. La France est l’un des pays européens qui s’est le plus dépouillé de sa politique agricole au profit de Bruxelles. Ainsi, on y a peu joué – à la différence du Royaume-Uni – la carte des aides dites du « deuxième pilier » devant faire l’objet d’un cofinancement.

Avec les réformes de la PAC, les aides communautaires sont devenues de plus en plus visibles, de plus en plus fragiles aussi avec l’élargissement de l’Europe et la contestation ouverte de l’importance des budgets consacrés à l’agriculture.

Pour l’instant, jusqu’en 2013, le budget de la PAC est sanctuarisé, quoi- qu’en diminution du fait de l’élargissement. Les pressions à la remise en cause de la part agricole du budget communautaire ne cesseront d’augmen- ter au fil des années et si la notion même de politique agricole commune perdure, celle-ci risque d’être plus un corpus de règles et d’orientation qu’une source de financement. À l’image de ce qui se fait pour le deuxième pilier, on doit s’attendre à ce que la part du cofinancement national ne cesse d’aug- menter. Dans une certaine mesure, ceci permettra aux États, voire aux ré- gions, de reprendre la main en matière de gestion de leur espace. Cela devrait aussi permettre d’aller plus loin dans la logique du guichet unique permettant de globaliser l’ensemble des aides touchées par une exploitation, que celles-ci soient d’origines européennes ou nationales (on se souvient

(2) Avec quelques nuances quand même pour le sucre (prix payé par le consommateur) et les produits laitiers.

qu’une des raisons de l’échec des CTE, contrats lancés en France à la fin des années quatre-vingt-dix, avait été que ceux-ci ne traitaient que des aides nationales). Mais ceci bien sûr posera d’autres problèmes d’ordre finan- cier : les financements communautaires représentent aujourd’hui quelque dix milliards d’euros par an, contre six milliards d’euros de financements nationaux (utilisés pour plus de la moitié au financement de l’enseignement et de la recherche ainsi que des services généraux). Dans une hypothèse de cofinancement à moitié, ce sont cinq milliards d’euros (valeur 2005) qu’il faudrait affecter à la politique agricole. On rentre là dans le domaine du choix du politique, qui, pour un pays comme la France où la question d’es- pace et de territoire fait sens, peut parfois se justifier une fois les règles du jeu agricole enfin précisées…