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Légitimer les aides directes en les rendant « intelligentes »

4. Pistes pour une nouvelle politique agricole

4.2. Légitimer les aides directes en les rendant « intelligentes »

maintenant des aides directes : leur origine ne remonte-t-elle pas à la ré- forme de 1993 et au souci de compenser les premières baisses de prix des céréales qui furent alors décidées (le tout sur le modèle des « deficiency

payments » américains). Depuis d’ailleurs leur légitimité est demeurée su-

jette à maintes ambiguïtés. S’agit-il de compensations à des baisses de prix avec le risque que l’on décide un jour de ne plus compenser un événement de plus en plus lointain ? S’agit-il au contraire de financer les autres fonc- tions de l’agriculture et cela sur la base la plus large possible ? Dans le premier cas – qui a été trop longtemps la position de la France – on com- prend les craintes concernant l’échéance de 2013. Mais si l’on opte pour la deuxième réponse qui semble être en partie la logique de la nouvelle PAC, comment alors ne pas s’étonner de certaines dispositions de la réforme de 2003. Celle-ci a instauré des primes uniques calées sur la moyenne des primes reçues jusque-là par l’exploitation. C’était le même principe qui avait présidé à la réforme américaine de 1995 (le Freedom to Farm Bill). Cu- rieusement pourtant, les droits à prime unique (DPU) sont devenus cessi- bles alors même que sans terre, ils n’ont aucune valeur.

Nous ne rentrerons pas ici dans le débat de savoir à qui profite le DPU : théoriquement au fermier, à l’exploitant mais à terme le prix du foncier ne va-t-il pas intégrer le revenu anticipé du DPU ? Soulignons simplement que le développement d’un marché des DPU alourdit encore les contraintes du foncier qui représentent une barrière à l’entrée souvent infranchissable pour de nombreux candidats à l’installation en agriculture.

Depuis le système des DPU a évolué. Les nouveaux États membres de l’Europe reçoivent – par souci de simplicité – des aides forfaitaires par hectare. C’est vers ce système que tendent de nombreux pays qui, à l’image de l’Allemagne, ont opté pour la « régionalisation », terme impropre qui s’ap- plique au calcul de DPU forfaitaires à l’hectare sur une base régionale. À l’opposé le système de « référence historique » pratiqué par la France tient compte des acquis du passé dans une logique de découplage moins intégral.

Quelques idées simples marquent notre raisonnement :

• un simple principe d’équité veut que tout hectare cultivé ou entretenu (prairies permanentes liées à l’élevage) soit éligible. Ceci élargirait le champ des DPU aux cultures spécialisées comme les fruits et les légumes, la pomme de terre ou même la vigne ;

• ceci aurait le mérite de résoudre le problème soulevé plus haut de la cessibilité des DPU : ceux-ci devenant quasiment universels se trouveront,

de facto, attachés à la terre, partie de ce fond d’exploitation qu’il faudra

généraliser en France à l’image des fonds de commerce ;

• la distinction entre premier et deuxième pilier n’a pas de raison d’être lorsqu’il s’agit d’aides à l’agriculture (et nous prenons pour hypothèse qu’à

terme, le premier pilier sera cofinancé d’une manière ou d’une autre). Le deuxième pilier prendrait en compte la ruralité non agricole mais, à notre sens, la modulation qui consiste à gonfler le deuxième pilier aux dépens du premier tient d’une logique qui risque de compliquer un peu plus la gestion quotidienne du système avec des guichets différents. Au fond on irait vers un seul guichet gérant l’ensemble des aides à l’agriculture ;

• il est par contre logique que les aides soient différentes – ramenées à l’hectare – entre régions et grandes orientations technico-économiques. La question de leur plafonnement est aussi essentielle. On se souvient de la polémique qu’a provoquée la publication en 2005 et 2006 des listes de béné- ficiaires de la PAC avec parmi les mieux dotés la reine d’Angleterre ou le prince de Monaco. Aux États-Unis où le système des deficiency payments remonte aux années trente, ce type de débat était assez courant (avec la famille princière du Liechtenstein et plus récemment le magnat de la télévi- sion, Ted Turner). Le plafonnement par exploitation est cependant assez facile à contourner et l’expérience américaine montre justement son carac- tère assez illusoire notamment à l’heure du développement de l’agriculture de groupe (quelle entité l’exploitation, la société, la famille même devrait-on plafonner ?)

Le plafonnement par personne active est une piste plus prometteuse qui a l’avantage aussi de tenir compte de la plus ou moins grande intensité des productions. Mais faudra-t-il plafonner le nombre des salariés ? D’une ma- nière ou d’une autre, le plafonnement apparaît équitable mais difficile à mettre en place si ce n’est dans un cadre contractualisé sur lequel nous revien- drons. Une chose est sûre en tout cas : la transparence doit être totale. À partir du moment où il s’agit d’argent public, il est légitime que son utilisation soit aussi publique ;

• de la même manière la conditionnalité des aides doit être maintenue, voire renforcée puisque c’est là que repose leur légitimité. Pour l’instant, la conditionnalité mise en œuvre est passive, fondée sur le respect aveugle de certains critères. Tous les observateurs s’accordent pour souligner le ca- ractère très contraignant des conditionnalités animales par rapport aux pro- ductions végétales(3). Les modalités actuelles de contrôle de la conditionnalité

font aussi l’objet de nombreuses critiques du fait de leur rigidité. C’est bien là que l’on touche les limites du découplage total (dans ce cas, la conditionnalité est en effet minimale puisqu’à la limite aucune activité agri- cole n’est nécessaire).

En réalité, il faut aller au bout de la logique de la conditionnalité c’est-à- dire vers le contrat entre l’agriculteur et la société représentée par une autorité locale ou nationale. À partir du moment où l’aide directe représente la rémunération de « l’être » que nous évoquions plus haut, il faut admettre que chaque être est différent de son voisin. Il est bien plus difficile de gérer

(3) Il est vrai que la tradition du bien-être animal fait beaucoup plus partie de l’héritage culturel du nord de l’Europe que de celui des pays latins du sud méditerranéen.

des aides « à la goutte à goutte », de manière personnalisée que de se con- tenter « d’arroser » large comme c’est le cas aujourd’hui, comme cela le serait encore plus dans le modèle régionalisé à l’allemande. Au fond, on revient à la logique du CTE (qui à l’époque ressortait au deuxième pilier) mais un CTE global, intégrant tous les échelons possibles de financement dans un même guichet, s’accompagnant même d’une politique ciblée des structures. La principale objection à une pareille idée est sa complexité de mise en œuvre dans la mesure où elle repose sur l’analyse et le traitement de dos- siers individuels, sur la compréhension des projets personnels, sur l’identifi- cation de contraintes propres (en son temps, le système américain, avec ses surfaces de référence avait tourné au monstre bureaucratique). Paradoxa- lement, la France a, en ce domaine, un avantage incontestable avec le maillage des Directions départementales de l’agriculture (DDA) qui disposent déjà d’une remarquable connaissance du terrain et de ses réalités et qu’il serait là aussi dommage de fondre dans des directions « rurales ». La réforme de la PAC de 2003 prévoyait, dans sa première version, une excellente mesure qui a disparu par la suite : il s’agissait de l’obligation d’audit des exploita- tions-entreprises. C’est précisément là le premier pas de la logique contrac- tuelle qu’il faut développer. Quant à la contrainte de paperasserie, le monde agricole doit accepter la logique de contrôle de l’argent public même si en ce domaine on doit reconnaître à l’administration française un génie propre !

• il reste enfin un dernier problème, celui du lien avec un acte de produc- tion agricole. La seule légitimité du découplage total est sa conformité avec la boîte verte de l’OMC. Cet argument ne paraît pas suffisant et en tout état de cause, la contrainte OMC ne nous paraît pas devoir peser avant long- temps.

Par essence, un agriculteur est un producteur de biens agricoles et il est absurde de concevoir une aide dénuée de tout lien avec la production. Le projet productif doit être intégré dans le contrat qui tient lui-même compte des réalités économiques de telle ou telle production. Nous ne parlons pas là de recouplage sur la base de données historiques sans fondements, mais de la prise en compte de l’activité d’un agriculteur pour éviter tout phénomène de rente passive.

Que seraient en résumé des aides directes « intelligentes » : des aides légitimées par un contrat de projet pluriannuel fondé sur la réalité des pro- ductions agricoles à la fois respectueuses de l’environnement et garantes de l’équilibre territorial ; des aides publiques et transparentes probablement pla- fonnées par unité économique tout en introduisant une composante emploi ; des aides cofinancées reprenant d’ailleurs une partie des programmes agri- coles de l’actuel deuxième pilier ; des aides enfin suffisamment universelles pour qu’aucun agriculteur, aucune terre n’en soient exclus ; des aides, non, plutôt la rémunération « juste » d’une activité indispensable à l’équilibre de nos territoires.

Dans cette logique, la séparation entre premier et deuxième pilier per- drait beaucoup de son sens, sauf à cantonner le second pilier aux aides

strictement non agricoles. Mais il est indispensable que les aides actuelles (aides directes, PHAE ou prime herbagère, ICHN ou indemnité de handi- cap naturel…) soient regroupées autour d’un même guichet.

Nous sommes bien conscients de mettre la barre très haut en matière de volonté politique, de choix européen et de complexité administrative. La facilité serait d’aller dans le sens d’un découplage total avec des conditionnalités minimales comme c’est le cas dans les Pays de l’Est. Mais la contractualisation est à notre avis la seule solution capable d’offrir la pérennité que souhaite le monde agricole et les garanties qu’est en droit d’attendre la société tout en présentant un degré tolérable de compatibilité à l’OMC. Toutefois, le problème spécifique de l’élevage demeure presque entier.