• Aucun résultat trouvé

Donner une place centrale au marché

4. Pistes pour une nouvelle politique agricole

4.1. Donner une place centrale au marché

Les réformes de 1993 et 2003 n’ont en rien touché la gestion quotidienne des marchés. Elles l’ont même compliqué pour les principaux produits (cé- réales notamment) soumis à l’arbitraire bruxellois. Le paradoxe actuel est celui de marchés qui se sont un peu libéralisés (le marché à terme du blé de Paris commence même à disposer d’une liquidité suffisante) mais qui cu- mulent les aléas non seulement climatiques mais aussi administratifs : quand se déclenche l’intervention, quelle politique de restitutions ou à l’inverse de taxes à l’exportation ?

Le temps est largement venu de supprimer toute forme de gestion communautaire des marchés au moins en ce qui concerne les céréales. De toute manière, la disparition – programmée dans le cadre de l’OMC – des restitutions sonnera inévitablement le glas du prix d’intervention (c’est déjà le cas pour le maïs) et de tous les mécanismes qui lui sont liés : certificats d’exportation, adjudications hebdomadaires, stocks d’intervention… En ce qui concerne les céréales, il paraît logique de supprimer toutes les barrières existant entre prix européen et prix mondial : le « Fob Rouen » (prix de référence à l’export du blé européen) sera à parité du « Fob Gulf » (du Mexique), du Fob Plata ou Mer noire. Ceci aura l’avantage de supprimer toutes les « niches » dont profitent certains fournisseurs de l’Europe (ex- portatrice d’une vingtaine de millions de tonnes de céréales, l’Europe en importe dix millions de tonnes, sans compter les produits de substitution). À la limite, la question même de la préférence communautaire ne se posera plus dans la mesure où les écarts entre les grandes origines mondiales dé- pendront avant tout des taux de fret. Importations et exportations européen- nes seront libres (soumises aux tarifs de droit commun) sans aucun contrôle communautaire. En toute logique, ceci devrait s’accompagner de la dispari- tion des mesures de contrôle de l’offre comme le gel des terres ou le stoc- kage d’intervention (même si on peut imaginer le maintien de stocks d’ur- gence pour les situations d’urgence ou pour l’aide alimentaire).

Un tel mouvement radical favorisera les céréaliers les plus efficients, ceux du Bassin parisien, de l’East Anglia ou de Belgique. Sans même es- compter la pérennité de prix comme ceux du printemps 2007, on peut ima- giner que les prix moyens de marché des années à venir seront supérieurs à des prix d’intervention condamnés au déclin. Toutefois, il faut souligner les risques que ne manquera pas de poser pareille révolution :

• l’alignement des prix européens sur les prix mondiaux bousculera la hiérarchie des prix des céréales. Au niveau mondial, le blé vaut plus cher que les céréales secondaires. En 2005-2006, par exemple, la moyenne des prix du blé à Chicago a été de 3,42 dollars le boisseau alors que le maïs valait 2 dollars le boisseau. En Europe, la situation est inverse : le maïs vaut en général plus cher que le blé et cette bonne valorisation explique le déve- loppement des maïs irrigués bien au-delà des « corn belts » naturelles. Autant le blé européen se situe sans problème au niveau des prix mondiaux (sur la base de Chicago), autant le différentiel de prix est important pour le maïs et

l’ouverture des marchés ne manquera pas de provoquer une forte baisse des prix du maïs européen. Ceci a priori entraînera une contraction des surfaces consacrées au maïs en particulier en France et dans le bassin du Danube. En France, le maïs reviendrait à ses aires naturelles du Sud-Ouest (l’Association générale des producteurs de maïs – l’AGPM – fut créée à Pau dans les années trente) ce qui aura au moins le mérite de limiter certai- nes situations de sécheresse devenues structurelles depuis quelques années. Il est probable que les importations de maïs augmenteront mais ceci se fera avant tout aux dépens des flux les plus artificiels des PSC (produits de subs- titution aux céréales) comme le fameux corn gluten feed ou le manioc.

In fine, même dans le cas que nous envisageons d’une hausse du prix mondial

des céréales, la modification des hiérarchies de prix en Europe entre blé, céréales secondaires et tourteaux protéiques permettrait d’amortir le choc pour les utilisateurs-éleveurs ;

• il est clair aussi qu’avec pareille évolution, on tourne le dos à toute idée de stabilité des prix. Même si depuis la réforme de 1993, les prix pouvaient varier entre le prix d’intervention et 155 % de celui-ci (l’ancien prix de seuil), la Commission disposait de moyens importants comme les taxes à l’exportation pour intervenir dans cette « zone grise » (elle le faisait encore à l’automne 2006 en délivrant des certificats d’exportation « à tiret » sur lesquels elle se réserve le droit de mettre des taxes). Ces dernières années, les variations intracommunautaires ont été plus fortes mais le prix d’intervention a joué encore un rôle important de filet de sécurité. Tel ne sera plus le cas. La volatilité des prix sera totale. On peut discuter de l’éventualité du maintien d’un mécanisme d’urgence, une sorte d’intervention en dernier recours. Mais sauf à parvenir à le coupler avec le « loan rate » américain (qui a été longtemps un véritable prix d’intervention), ce qui paraît hautement impro- bable, il faut tabler sur une instabilité des prix comparable à celle qui prévaut sur les autres grands marchés mondiaux de commodités. Dès lors, les normes de prix rémunérateur – ou même de « juste prix » tout droit sorti d’Aristote – n’auront plus aucun sens.

Pour les agriculteurs – et les céréales occupent une place symbolique tant pour les producteurs de grandes cultures que pour les éleveurs – ce sera bien une véritable révolution culturelle, dont on peut certes relativiser les aspects négatifs et souligner les points positifs (comme la fin du gel des terres) mais qui ne manquera pas, dans une France peu friande d’économie de marché (les débats sur le prix du gaz et de l’électricité l’ont encore montré ces derniers mois) de provoquer oppositions et incompréhensions ;

• qui dit instabilité du prix, dit risque et donc gestion de ce risque. Les techniques de marchés dérivés ont beaucoup évolué même si les produits agricoles n’ont pas bénéficié de la même inventivité que l’énergie ou même les métaux. Et lorsqu’existent des contrats de futurs et d’options, leur liqui- dité est actuellement encore insuffisante. Mais même si les choses évo- luent, l’utilisation – directe ou indirecte – des marchés dérivés ne supprime jamais la spéculation fondamentale du producteur en amont des filières.

À ce niveau, on peut imaginer la mise en place de techniques d’assurance fondées sur l’utilisation des marchés dérivés mais il est souhaitable de bien faire la distinction entre le coût effectif de l’assurance et la subvention éven- tuelle qui serait accordée pour son lancement. C’est probablement la tech- nique de l’assurance du chiffre d’affaires qui apparaît la plus prometteuse. Faudra-t-il pour autant la rendre obligatoire, comme le souhaitent ses parti- sans, afin de mieux mutualiser les coûts ?

Dans la pratique, nombre de céréaliers français utilisent déjà le « MA- TIF » (le nom a été conservé pour désigner les contrats agricoles d’Euronext) et commencent même à se développer des petits groupes d’information et d’analyse sur les prix, un peu sur le modèle des célèbres CETA des années cinquante où les agriculteurs se retrouvaient pour échanger sur les nouvel- les techniques culturales. Sur le terrain, les mentalités sont mieux préparées que dans les discours. Mais on ne doit pas pour autant minimiser l’ampleur d’un choc culturel et économique que rien ne pourra totalement compenser. Nous parlons là avant tout des céréales ; les oléagineux ne sont pas concernés dans la mesure où dès l’origine de la PAC, leurs marchés ont été en prise avec ceux de Chicago pour le soja. Un autre produit de grande culture, la pomme de terre a, par un hasard de l’histoire, totalement échappé à la sollicitude de Bruxelles : c’est pratiquement le seul produit agricole pour lequel il n’y a jamais eu d’OCM (nous y reviendrons pour l’attribution des droits à DPU). Pour la betterave, la récente réforme de l’OCM sucre satis- fait pleinement (et même au-delà) aux contraintes de l’OMC et des panels qui avaient condamné l’Europe. Le système des quotas est bien adapté à une production industrielle qui doit intégrer une relation contractuelle entre le betteravier et l’usine. La baisse des prix européens reste toutefois insuffi- sante par rapport aux tendances historiques du marché du sucre et au compor- tement des monnaies (le réal brésilien en l’occurrence) et on a peut-être fait preuve de trop d’optimisme en tablant sur une corrélation durable entre le sucre et le pétrole par le canal de l’éthanol brésilien. La préférence commu- nautaire restera donc là nécessaire, les exigences d’accès minimal dans le cadre de l’OMC étant assez largement couvertes par les importations en provenance des pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) et par celles qui décou-leront de l’initiative « Tout sauf les armes » (« Everything but arms », EBA).

Plus largement, la question de la préférence communautaire ne devrait pas avoir à se poser pour les grandes commodités végétales une fois la barrière des prix d’intervention tombée : la logique des avantages compara- tifs privilégiera le blé plus que le maïs mais permettra de mettre fin à cer- tains flux aberrants comme ceux des importations de PSC. La question se pose différemment pour les fruits et les légumes où les protections aux fron- tières jouent un rôle d’autant plus important qu’il n’y a pratiquement pas de mesures de gestion des marchés. Concernant les produits animaux – et surtout les productions avec sol – le problème est tellement différent qu’il mérite à notre sens un traitement et des propositions spécifiques.

4.2. Légitimer les aides directes en les rendant « intelligentes »