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CHAPITRE  2   : RECENSION DES ÉCRITS ET TERMINOLOGIE 15

2.1   Terminologie et concepts clés de la thèse 15

2.2.3   Résurgence de la problématique de traite de personnes : un retour vers la traite des

Avant de se tourner vers la réponse canadienne actuelle dans la lutte contre la traite de personnes, il est pertinent de faire un détour historique afin de mieux cerner le contexte de réémergence de l’intérêt et l’attention pour la traite de personnes – au Canada comme ailleurs dans le monde. En effet, la notion de traite sexuelle est loin d’être un terrain discursif et conceptuel neutre (Doezema, 2010). Alors que la traite de personnes est couramment présentée

comme étant une problématique nouvelle, il faut plutôt se tourner au début du siècle dernier pour en retracer ses origines.

a.  À  l’origine  du  concept  de  traite  de  personnes  :  la  prostitution  forcée  de  femmes  et  de  filles   «blanches»  

L’emploi du terme traite de personnes provient du mouvement contre «la traite des blanches» dans la prostitution. Au début du XXe siècle, le Canada à l’instar d’autres pays occidentaux est traversé par une vague de préoccupation envers la traite des blanches qui se réfère à la prostitution forcée de femmes et jeunes filles, d’origine caucasienne, qui sont déplacées entre les villes ou vers d’autres pays par des structures criminelles plus ou moins organisées. Ceci donna naissance à d’importantes campagnes publiques contre la traite des blanches; campagnes au caractère alarmiste et qui, aux dires de plusieurs auteurs, servaient des objectifs avant tout abolitionnistes envers la prostitution (Schneider, 2009; Kempadoo). Dès son origine, ce concept a une forte dimension raciste. En effet, aussi bien dans le contexte canadien (Schneider, 1999), des États-Unis (Donovan, 2006) ou en Angleterre (Walkowitz, 1992), les auteurs concordent pour affirmer la dimension raciste du concept de traite, en soulignant l’implication d’hommes étrangers dans la traite de jeunes filles et femmes blanches. De même, selon ces mêmes auteurs, le discours de nature alarmiste entourant la traite des blanches reposait sur des anecdotes et alimentait la construction sociale d’une problématique sans détenir les données empiriques pour appuyer les affirmations sur l’ampleur du phénomène – et surtout sur son caractère raciste8.

Certains auteurs ont qualifié les campagnes anti-traite des blanches de ‘panique morale’ reflétant les angoisses de la société vis-à-vis des transformations et changements sociaux en cours (Donovan, 2006; Walkowitz, 1992; Ronald Weitzer, 2007). Entre autres préoccupations sociales,

8 Ces campagnes reposent entre autres sur l’usage de description détaillée dans les journaux des cas et situations de

traite. Schneider dans son livre sur l’historique du crime organisé au Canada, rappelle cette couverture dans les journaux de l’époque à Hamilton par exemple, considéré au début du XXème siècle comme étant le centre de la traite des blanches au Canada (dans le Hamilton Herald en 1910, voir Schenider, 2009 : p.129). Lors des travaux présentés à la Conférence internationale sur la suppression de l’esclavage des blancs et du vice commercialisé (International Conference for the Suppression of White Slavery and Commercialized Vice) à Genève en 1912, Montréal était considérée comme l’une des trois villes de l’hémisphère Ouest d’où provenaient le plus de victimes déplacés aux Etats-Unis. (cité dans Schneider, 2009 : 130). Il ne faut pas oublier la renommée du red-light montréalais à l’époque.

la montée des crimes liés aux vices (drogues, jeux d’argent, l’alcool et la prostitution) (Schneider, 2009), les changements sociaux face à la famille et la sexualité (relations extra- conjugales), et les craintes de menaces portées à l’encontre de la société blanche par les vagues d’immigration (Schneider, 2009; Donovan, 2006; Walkowitz, 1992). De plus, l’augmentation de la mobilité des femmes au sein du marché du travail et parfois entre les villes susciterait une tendance vers le contrôle de la mobilité féminine (Doezema, 2010).

Les campagnes anti-traite des blanches ont résulté sur une série d’instruments internationaux normatifs, entre 1904 et 1950. Dans le premier accord international (1904), puis la première Convention (1910), le terme de «traite des blanches» a été utilisé, bien que cette catégorie raciale de «blanc» a par la suite été supprimée. Puis, deux conventions de la Société des Nations ont été adoptées en 1921 puis en 1933, afin de lutter contre la traite des femmes et des enfants. La notion de traite était alors encore limitée aux femmes et aux enfants dans la prostitution. En 1949, la Convention pour la Suppression de la traite de personnes introduit la notion de «traite des personnes», et pour la première fois ne limite pas la définition de traite aux femmes et jeunes filles. Or, la traite est alors encore alors assimilée à la prostitution, et ignore les autres formes de traite de personnes. De plus, la notion de consentement n’est pas prise en compte, la prostitution d'autrui est considérée comme de la traite, qu’il y ait ou non consentement.

b.   Conceptualisation   actuelle   de   la   traite  :   un   retour   aux   sources?   De   la   «Natasha»   venue   d’Europe  de  l’Est  à  la  «fille  d’à  côté»?  

Par la suite, après quelques décennies de relatif silence entourant la traite de personnes, cet enjeu refait surface au courant des années 1990 à l’échelle internationale, et cette fois la problématique est abordée sous un angle plus large – intégrant non seulement l’enjeu de la prostitution, mais également d’autres formes d’exploitation telle que le travail forcé. Cette résurgence s’explique en partie par le mouvement international concernant les droits des femmes qui a mené à une plus grande reconnaissance et attention concernant les droits à l’égalité entre hommes et femmes, ainsi que les violences basées sur le genre, dont la traite sexuelle. À titre d’exemple, pensons à l’adoption en 1979 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes (CEDAW) qui aborde, à l’article 6, l’enjeu de la traite des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes. Au sein de ce mouvement, l’enjeu de la prostitution est l’objet de débats et crée des divisions. D'autre part, cette résurgence est motivée par une

préoccupation croissante envers la migration irrégulière, principalement en Europe. Dans un nouveau contexte politique et international, un changement se produit: la traite de personnes n’est plus exclusivement liée à la prostitution forcée, mais aussi à la migration internationale. Ce qui se reflète dans la définition de la traite telle qu’établie par le Protocole de Palerme et qui inclut différentes formes d’exploitation, et non seulement celles liées à l’exploitation sexuelle. Malgré l’expansion de la définition de traite pour inclure d’autres formes d’exploitation, la notion de traite de personnes demeure largement assimilée et associée à l’exploitation sexuelle, au point où ces deux notions sont considérées synonymes.

En outre, le Protocole de Palerme, par opposition aux définitions internationales précédentes, contient un autre élément clé de différenciation: la dimension du consentement est introduite. Avec le protocole, il est reconnu que quelqu'un peut effectivement consentir à la prostitution, et que seulement quand la contrainte est utilisée, alors le consentement est invalidé. Pourtant, cette question est un compromis fragile entre deux camps opposés des féministes concernant la prostitution et le travail du sexe, entre les positions abolitionnistes qui conçoivent la prostitution comme étant intrinsèquement une forme d’exploitation (Farley, 2003; Barry, 1984, 1995; MacKinnon, 1989), la ligne entre ‘traite’ et ‘prostitution’ n’existe pas (Hughes, 2001, p.9), et ceux qui considèrent la prostitution comme une forme de travail légitime et qui distinguent la prostitution dite consensuelle entre deux adultes, et la prostitution forcée (Musto, 2009; Kempadoo, 2005; Kempadoo, Sanghera, & Pattanaik, 2011; Limoncelli, 2009, 2010; Sanghera, 2005; Saunders, 2005).

Ainsi, à la lumière de ce retour sur l’historique du terme de la traite, il semble que l’évolution de la compréhension de ce terme ait fait une boucle, et un retour aux angoisses premières lors de la traite des blanches. En effet, lorsque la traite de personnes émerge comme problématique sociale et préoccupation au Canada au début des années 2000, cet enjeu est avant tout abordé comme étant un phénomène international impliquant des femmes venues de l’étranger (notamment des pays de l’Europe de l’Est) (McDonald & Timoshkina, 2007). Or, depuis les cinq dernières années, la traite est désormais de plus en plus associée à l’exploitation sexuelle à l’intérieur des frontières du Canada et dont les victimes sont des adolescentes et jeunes femmes canadiennes, avec les données des services de renseignement criminel à l’appui (GRC, 2010, 2014; SRCQ,

2013). L’image de la victime - véhiculée dans les médias, les écrits journalistiques (Malarek, 2003), des organisations non gouvernementales de même que gouvernementales – n’est plus la ‘Natasha’ venue des pays de l’Europe de l’Est (Davies & Davies, 2010; Zhang, 2009), mais celle de «la fille d’à côté» (Hachey, 2013c; Ricci & Kurtzman, 2013; Solyom, 2012). Un changement de perception s’opère : la traite sexuelle est un enjeu local et les principales victimes au Canada sont les adolescentes et jeunes femmes canadiennes. Aussi bien dans le discours politique que médiatique, on assiste parfois à un amalgame entre ESC et traite sexuelle. Dans ce rapprochement avec la traite, des références sont également faites aux notions d’esclavage sexuel (Hachey, 2013a, 2013b; Larouche, 2014). Cet amalgame avec des images fortes soulève des questions, notamment à savoir si ce ‘discours’ correspond à la réalité vécue par les jeunes, et d’autre part, si ce changement discursif a des implications dans l’intervention et les pratiques sociales.

À la suite à ce bref historique de l’intérêt envers la traite des blanches, il ne s’agit pas de faire des raccourcis et établir sans nuances des rapprochements entre le contexte actuel et celui entourant l’inquiétude de la traite des blanches. Les contextes sont différents. Toutefois, ce retour en arrière permet de rappeler que l’intérêt public et politique pour l’exploitation dans la prostitution n’est pas nouveau, et qu’il peut être influencé par les préoccupations de la société du moment .