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Actants et énonciateur réel

4.2. Transposition des actants

4.2.2. Analogie revisitée

4.2.2.3. Résurgence du réalisme direct

Dans un premier temps, la description de l'analogie simple a souligné la nécessaire intervention créatrice du concepteur-filmeur pour bâtir l'artefact et la reconnaissance de son intention par l'utilisateur-filmeur. Ces deux points favorisent son rattachement au réalisme indirect. Le recours à l'image de synthèse aurait logiquement dû renforcer cette intervention et écarter le courant du réalisme direct. Or, nous constaterons avec l'analogie revisitée que ce courant trouve une nouvelle manifestation dans le serious game, faisant retour sur le sentiment d'un accès direct au monde pour l'utilisateur-filmeur et sur la réactivation de théories naturalistes ou positivistes concernant l'utilisateur-filmé (cf. 1.2.2.3.a). En contrepoint, notre modèle permettra de préciser une alternative réflexive pour envisager d'une autre manière les interactions entre les actants du serious game.

a. Retour sur l'utilisateur-filmeur

Selon Poremba (2001), "le désir de transparence est présent à la fois dans le documentaire et les jeux vidéos" (p. 128). La transposition utilisateur-filmeur met justement en évidence la confrontation de deux visions qui rappellent la dichotomie du réalisme direct / indirect (cf. 1.2.2.3). Dans certains cas, l'expérience est décrite par le biais d'une incarnation ou exploration "première main" (Galloway D. et al., 2007, p. 333 ; Fullerton, 2005, p. 9) ; l'utilisateur participe alors pleinement au monde via ses actions et les feed-back qui lui reviennent. La posture s'accompagne d'une forte immersion qui lui permettrait d'accéder directement au monde, marque du réalisme direct. La forme théorique la plus poussée identifiée dans le domaine tient du "discours réciproque" (Galloway D. et al., 2007, p. 333), soit un échange qui serait transparent, continu et bidirectionnel entre les agents du système et l'utilisateur. Concernant le serious game à strictement parler, si Premiers

combats, I am playr et SecretCAM ne prétendent pas explicitement à une portée documentaire, ils soutiennent en revanche un haut degré de réalisme 119. Qui plus avec SecretCAM, si le jeu propose de "réfléchir" à ses préjugés, ce qui tient d'un travail réflexif et introspectif, l'interaction déléguée à l'utilisateur-filmeur est de l'ordre du réalisme direct et du mode observation. On comprendra en effet que la remise en question concerne essentiellement les représentations sociales de l'utilisateur et non les représentations imagées du support, ce qui tiendrait sinon du mode de production réflexif. Or, sauf à considérer qu'une chaine causale permettrait encore de percer de part en part le dispositif pour convoyer du réel de premier ordre, la voie du réalisme direct est une voie sans issue.

Cette première vision laisse alors entrevoir une seconde, parfois par les mêmes auteurs qui précisent que cet accès "première main" se fait par l'intermédiaire d'un monde "dépeint"

(idem, p. 333). En d'autres termes, ils conviennent à demi-mot que le monde virtuel résulte nécessairement d'une élaboration et d'un geste créatif, ce qui contredit l'accès direct.

Dankert et Wille relevaient déjà en 2001 que l'exploration d'un utilisateur et de son avatar implique "un monde créé par l'auteur ou le directeur de l'œuvre" (p. 19), lequel crée aussi

"les personnages, les accessoires et les décors, les règles régissant leur comportement, et les outils qui permettent à l'utilisateur d'interagir". Si l'utilisateur explore bien un monde, il se confronte surtout à une réalité mise à disposition par un concepteur. En ce sens, c'est le réalisme indirect qui devrait dominer : loin d'un accès direct au réel, l'exploration se limite précisément au monde donné ; comme le dit Frasca (2003), "le simauteur a toujours le dernier mot et reste le seul maitre puisque la liberté totale du joueur est impossible sans impliquer que les règles soient entièrement modifiables et par conséquent que le jeu devienne littéralement n'importe quoi". L'exploration qui en découle, qu'elle soit passive ou performative, est somme toute relative et cadrée (cf. 1.2.1.1). Broudoux (2012) formule cette même critique pour le webdocumentaire dans lequel l'immersion de l'utilisateur donne seulement lieu à une pseudo action à la première personne (cf. 2.2.1.2.b).

Alors que le réalisme indirect semble tout indiqué, il est surprenant de constater, dans la littérature du docu-game, à quel point l'attention se polarise encore sur les avancées technologiques et leurs capacités visuelles grandissantes à reproduire le monde (Ursu et al., 2009 ; Fullerton, 2005 ; Galloway D. et al., 2007 ; Gifreu Castells, 2012) ; surprenant

119 Le retour d'expérience des utilisateurs de SecretCAM handicap développe particulièrement ce point (Calvez, 2012-2013).

également d'y trouver un "manifeste" qui propose de fondre contenu et interface pour une transparence du médium (Almeida et Alvelos, 2010, p. 126) ; on notera enfin la description d'un mode procédural (Bogost et Poremba, 2008) où "les règles deviennent un observateur autoritaire, créant l'illusion de liberté, tout en définissant le cadre de la réalité construite par le jeu" (p. 12) (cf. 1.2.2.3.a). Si ce mode procédural a le mérite d'exister, il est surtout un moyen selon nous de mieux envisager l'évolution du docu-game et du jeu sérieux documentaire. En effet, la recherche de "l'illusion" est-elle véritablement l'ambition documentaire ? Le mode procédural, tel que défini ici, ne serait-il pas, comme pour le documentaire linéaire, le premier mode d'une série de quatre (cf. 1.2.2.3), dont le dernier ne chercherait plus le réalisme, mais la réflexivité ?

b. Retour sur l'utilisateur-filmé

Pour reformuler la transposition de l'utilisateur-filmé au sein de l'analogie revisitée, la chaine causale ou physique de l'indice prend sa source auprès de l'utilisateur et se termine auprès d'un spectateur. Le postulat est simple, mais non sans conséquences pour les différents spectateurs que nous avions listés (cf. 4.2.2.2). Concernant le chercheur tout d'abord, notons que suivant sa posture épistémologique (positiviste ou recherche-action par exemple) et la démarche visée (exploratoire ou confirmatoire notamment), cette captation engagera plus ou moins la capacité mécanique du médium et implicitement un réalisme direct (cf. 1.2.2.3.a). Le fait est encore plus prégnant pour tout observateur type évaluateur ou responsable RH qui, de bonne foi, prendra les traces enregistrées comme "l'ayant été"

de l'utilisateur. À quoi serviraient sinon ces informations remontées par le serious game ? Or, nous avons souligné que le code est essentiellement le vecteur du concepteur, encapsulé dans les règles et l'algorithme. Il n'est pas altérable par l'utilisateur et la communication n'est possible que suivant le canal ouvert par le concepteur. En d'autres termes, il faut admettre que l'utilisateur-filmé issu d'une captation par système de traces est restitué à travers le code ; envisager une restitution de l'utilisateur à travers le code revient donc à s'inscrire dans une forme de réalisme direct où l'outil serious game serait un vecteur

"naturel". Si la démarche est caduque pour le cinéma, c'est bien cette tendance qui est repérable aujourd'hui : pour les docu-games, Poremba (2011) a envisagé la possibilité que la dimension référentielle tienne à l'utilisateur lui-même, par l'intermédiaire de capteurs donnant lieu à des "calculs nativement référentiels" (p. 30) ; Galloway D. et al. (2007) ont également décrit à côté de leur modèle du "discours réciproque" (cf. 4.2.2.1) un système

encourager l'interaction du participant" (p. 333) ou "adapter" le déroulé à ses attentes plus ou moins "conscientes". Concernant plus largement les serious games, s'ils n'ont pas tous vocation à être "documentaires", tous ceux qui remontent des données (traces) prétendent implicitement "documenter" leurs utilisateurs. La tentation de tout spectateur sera de considérer l'utilisateur-filmé ainsi enregistré comme réel plutôt que simple part de réalité (cf. 1.2.2.1). Pour terminer, la transposition utilisateur-filmé engageait un dernier spectateur au sein de l'analogie revisitée : l'utilisateur-spectateur. Si les déplacements de la souris, par exemple, peut constituer un ancrage référentiel (cf. 1.3.3.2.a), que le rythme cardiaque de l'utilisateur ou sa pression sanguine peuvent être enregistrés, nous pouvons aussi nous interroger sur la portée documentaire de ces prélèvements technologiques pour les spectateurs concernés, et plus particulièrement l'utilisateur lui-même. À nouveau, comment interpréter ces mesures sans risquer l'autoréférentialité (cf. 4.2.1.4) ? Aussi large que soit le spectre d'analyse, le réel demeure inaccessible dans son entier, jamais "épuisé"

comme le formule le documentaire. Nous reviendrons sur cette question au point 4.2.2.3.c.

Nous indiquerons par ailleurs dans la section 4.3 la manière dont nous avons envisagé cet utilisateur-filmé en conduisant notre expérimentation ; nous préciserons alors l'importance de coupler les traces d'activités aux représentations sociales et à la perception de l'utilisateur.

c. L'alternative réflexive

Pour éloigner le serious game du réalisme direct et du réalisme d'une manière générale, nous voulons souligner ici l'alternative réflexive qui concerne à la fois l'utilisateur-filmeur et l'utilisateur-filmé. Concernant l'utilisateur-filmeur, cette alternative recoupe le mode de production réflexif de Nichols (cf. 1.2.2.3.c) et "l'enquête performative" de Poremba (2011) (cf. 1.3.3.2.c). Ce qui a été décrit dans ces parties pourra être directement réinvesti. Notons par exemple que les problématiques énoncées pour les modes de production (cf. 1.2.2.3) s'applique à présent à l'utilisateur, devenu filmeur d'un monde donné. Suivant la manière dont la représentation et les interactions sont mises à disposition par le concepteur, l'utilisateur aura plus ou moins le choix de se vivre en filmeur "asservi" à la réalité virtuelle (cf. réalisme direct, mode exposition ou observation, 1.2.2.3.a) ou d'explorer cette réalité de manière critique, questionnant sa démarche d'exploration et son propre regard sur elle. Pour basculer de l'un à l'autre, le concepteur pourra induire un mode réflexif (cf. 1.2.2.3.b et cf. 1.2.2.3.c) en parsemant le jeu d'éléments contre-immersifs, maintenant ainsi une distance entre l'utilisateur et le

personnage-utilisateur. Dès lors, la liberté d'action ne tient plus à une illusion ; elle découle de la place laissée à l'utilisateur pour explorer et penser l'objet qui lui est donné. S'il subsiste une illusion due au réalisme, elle est simultanément perçue comme telle, avec juste distance.

Pour l'utilisateur-filmé à présent, le mode réflexif peut être développé dans deux directions : l'apprentissage ou l'évaluation. Concernant l'apprentissage, il tient à la prise de conscience, de la part du spectateur, d'une réduction entre l'espace du spectateur et l'espace du filmé, ce que Pierron-Moinel (2010) appelle le "devenir-filmé" (cf. 1.3.2.2). Chronique d'un été illustre parfaitement cette réduction, allant jusqu'à superposer spectateur et filmé.

Avec le jeu vidéo et le serious game, la prise de conscience pour l'utilisateur-spectateur de devenir l'objet de la captation devient un enjeu majeur : si les boucles rétroactives décrites plus haut (cf. 4.2.2.2) sont intéressantes en tant que processus "transparents" pour permettre à l'utilisateur d'agir dans le jeu, elles seront plus "modernes" si elles permettent parfois un processus remarquable. Selon notre alternative, les feed-back incessants ne sont plus seulement un moyen de s'immerger, mais aussi un moyen d'être le spectateur de soi-même, de se voir agir et de toucher du doigt la médiation. De fait, entre la boucle courte du feed-back et la boucle longue du visionnage différé, ou débrief, nous proposons une boucle intermédiaire. Celle-ci n'a plus pour fonction de traduire de manière transparente les actions de l'utilisateur dans le jeu, mais de les sélectionner, de les interpréter, d'en proposer une analyse "décalée" pour que l'utilisateur y voie au-delà de lui-même une perturbation et un apport externe. C'est par ce décalage entre joué et restitué que l'utilisateur échappera, selon nous, au risque de l'autoréférentialité (cf. 4.2.1.3). En d'autres termes, nous soulignons que l'utilisateur-filmé ne doit pas être présenté comme la copie ou la réflexion totale de l'utilisateur dans le jeu (cf. 2.2.2.2.a), mais plutôt comme un reflet partiel qui rappellera à tous ses spectateurs – dont lui-même – la médiation à l'œuvre. Dès lors, la liberté d'action ne tient plus à une illusion ; elle découle de la place laissée à l'utilisateur pour penser l'objet qui lui est donné (Copans, 2010) et pour le regarder en train de s'actualiser dans le réel. L'expérience n'est plus cantonnée au monde virtuel : elle est à la fois illusion actualisée et attention portée sur elle, ce que Dankert et Wille (2001) relevaient en citant Nichols et son mode réflexif lorsque "l'attention du spectateur est autant attirée par le dispositif que par l'effet produit". Ainsi, l'immersion n'est pas exclue ; par contre, dans le cas où l'attention serait trop absorbée par la diégèse, la démarche documentaire devrait permettre au jeu de reboucler sur le réel, soit le monde commun. En

d'autres termes, en étant absorbé par la diégèse, l'utilisateur serait pris dans une médiation lui rappelant sa présence au monde. Le rôle de l'immersion serait alors modifié, car celle-ci proposerait dans ce cas à l'utilisateur-filmé – en le disant avec les mots de Jacquinot-Delaunay (1984) pour le cinéma documentaire – "une nouvelle façon de penser le monde et de se penser en lui" (p. 195). Kilborne (2010) notait que "les documentaires offrent ainsi au spectateur un espace dans lequel s'impliquer, se poser des questions, devenir pour lui-même sa propre question" (p. 4). Dans ces conditions, l'utilisateur de serious game peut devenir son propre spectateur, réflexif.