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& D OCUMENTAIRE

1.3. Autoriser l'analogie

1.3.2. Négocier le réalisme

1.3.2.3. Réalisme interactif ?

Pour Dankert et Wille (2001), combiner documentaire, images de synthèse et interactivité revient à articuler des notions issues du "cinéma, du théâtre, du récit et de la simulation" (p. 27). Les auteurs s'écartent d'emblée du réalisme empirique du cinéma au profit d'une éthique du réalisateur et de la restitution ou reconstitution d'une "vérité" issue du réel. En s'appuyant sur Grierson et l'idée qu'un documentaire nait d'un geste créatif, le réalisme direct est balayé au profit d'un réalisme indirect et d'une intervention humaine.

Dankert et Wille définissent alors le "documentaire interactif 3D" comme "une représentation dramatisée de (certains) aspects de la réalité, créés par un ou plusieurs

"administrateurs" (ou auteurs au sens large du terme) afin de communiquer des déclarations ("vues") au sujet de cette réalité" (p. 10). De par leur démarche s'approchant du réalisme socialiste (cf. 1.3.2.2) et de par la nature du médium, il n'est plus question d'attester l'authenticité des évènements ou d'actions saisies par une caméra traditionnelle, mais d'assurer la vraisemblance des données et des images actualisées. En reprenant chacun des quatre modes de production de Nichols (1991), les auteurs proposent alors une série de caractéristiques situant les déclinaisons de leur objet entre un quasi-film pour

"exposer" une situation et une simulation pour l'explorer. Notons que l'évocation de Grierson est commune et systématique chez tous les auteurs recensés, attestant de l'ancrage des références dans le documentaire linéaire. Le geste créatif de Grierson permet également à Raessens (2006, p. 220) de contourner le critère très classique d'une soi-disant objectivité documentaire ; il fait aussi dire à Bogost et Poremba (2008) que "la qualité documentaire n'est pas intrinsèque à la matière première des séquences en elles-mêmes.

Au contraire, les documentaires sont des œuvres construites et la qualité documentaire est un produit de cette construction" (p. 5). Nous reviendrons ultérieurement sur les propositions de Dankert et Wille entourant le mode réflexif, qui permettront de substituer à la critique du réalisme photographique, une critique de l'interaction.

Alors que le réalisme au sens de la reproduction mécanique vient d'être écarté pour l'image de synthèse, Galloway A. (2004) souligne la nécessité inhérente au réalisme d'équilibrer néanmoins ses deux vocations, l'une esthétique et l'autre épistémologique. Pour l'auteur, la difficulté consiste à préserver deux pans qui se dénoncent réciproquement : la "vérité" d'un contenu peut être selon lui desservi – voire remise en question – par l'affirmation d'un travail sur la représentation (cf. 1.2.2.3.c), tout comme l'affirmation d'une stratégie

purement épistémologique sera qualifiée de vision naïve face aux enjeux formels. En d'autres termes, intervenir sur la forme semble incompatible avec une vérité censée existée par elle-même, alors que travailler sur le fond impliquera de toute manière d'avoir recours à l'image pour l'afficher. Pour trouver le juste équilibre, Galloway propose de voir le réalisme sous l'angle "social" dans une relation entre jeu et joueur. Pour amorcer cette théorie en direction du jeu vidéo au sens large, l'auteur fait retour sur le néoréalisme au cinéma, entendu comme un traitement des luttes sociales, des drames personnels et des injustices, soit plus globalement d'une attention portée à l'individu et à la société qui l'entoure. Il évoque notamment les conditions de production spécifique de ce mouvement qui le rapproche du documentaire en s'appuyant sur le film le Voleur de bicyclette (De Sica, 1948) 34 : un tournage sans avoir recours à des acteurs professionnels et sans décors, préférant des amateurs et des arrières plans réels qui participent tout autant à l'histoire et au réalisme par leur historicité. Partant de cette ambition sociale, le "réalisme social" ne doit pas se contenter d'une simple représentation, mais doit "refléter les enjeux cruciaux de la vie de tous les jours, porter une attention accrue aux problématiques et proposer une critique sociale". En nous référent à la description du néoréalisme de Nichols (2001, p. 94), ce mouvement convoque dans le même temps le réalisme empirique, psychologique et émotionnel. En nous référant encore à Ayfre (Lioult, 2004) il s'apparenterait à un

"réalisme phénoménologique, […] synthèse du documentarisme et du vérisme" (p. 74).

Meunier (1969) illustre bien son caractère phénoménologique : "Le voleur de bicyclette comme tel n'existe pas, mais la réalité existante qu'il illustre lui confère une puissance d'existence qui lui donne une certaine consistance de réalité" (p. 75). Considérant l'attention à porter aux enjeux sociaux et le caractère interactif du jeu vidéo, Galloway invoque alors une tension polarisée sur la réception du jeu plutôt que sur sa production.

Pour que ce réalisme se manifeste, la réalité sociale décrite par jeu doit pouvoir reprendre ou étendre des éléments présents dans le contexte et la réalité sociale de l'utilisateur ; plus encore, il doit y avoir "congruence" entre ces éléments, entendue non seulement comme la présence de similarités, mais aussi leur mise en relation par les actions de l'utilisateur. Ce réalisme serait donc vécu activement par l'interaction.

Cette idée d'une action située dans un espace social à travers l'"imbrication du joueur dans le jeu" (Galloway A., 2004) est diversement évoquée par d'autres auteurs, avec la possibilité de vivre de l'intérieur des faits historiques par un "sentiment de conscience situationnelle" (Fullerton, 2005, p. 14) ou la co-construction partagée d'un objet documentaire (Gauzendi, 2012). Selon Raessens (2006), cette "action" pour le docu-game prend place dans une expérience bien plus complexe que le jeu vidéo traditionnel : l'action n'est plus dominante et favorise d'autres approches ludiques où interagissent "le sentiment, la réflexivité et l'action dans leurs relations mutuelles" (p. 216). D'après les définitions posées plus haut (cf. 1.3.2.2), cette action distanciée renforcerait la dimension

"rationaliste" du réalisme social de Galloway pour le jeu vidéo. Ce serait donc à travers les actions, leurs parts de réflexivité et les correspondances qu'établit l'utilisateur avec le monde réel que se définirait le réalisme dans le docu-game. Selon Fullerton (2005), il tiendrait aussi à l'évolution de la reconnaissance des images de synthèse en elles-mêmes.

Constatant une évolution sociétale et les capacités technologiques croissantes pour reproduire des comportements réalistes par la simulation, Fullerton entrevoit que la valeur culturelle du docu-game pourrait bien un jour rivaliser avec celle associée aujourd'hui au film documentaire. Il ne s'agirait plus dès lors d'être spectateur, mais acteur, en première ligne. Le réalisme évoqué fait retour sur le type empirique ("simulation visuelle"), mais aussi sur une dimension nouvelle que nous qualifierons de comportementale. Celle-ci ne concerne pas seulement le type psychologique connu au cinéma face à des personnages ou situations (cf. 1.3.2.2), mais aussi le fait sans précédent d'interagir dynamiquement, voire d'incarner en endossant certains comportements. Cette dimension fait écho à Frasca (2003) séparant la simulation de la narration, préférant une approche ludologique plutôt que narratologique pour mettre l'accent sur un modèle comportemental au-delà d'un système sémiotique : "La simulation ne se contente pas de conserver les caractéristiques – généralement audiovisuelles – de l'objet, mais elle inclut également un modèle de ses comportements". Le réalisme est donc autrement produit, étendant du même coup sa définition, car l'impression de réalité ne concerne plus seulement ce qui est arrivé ou peut arriver dans le réel, mais intègre aussi "ce qui doit arriver" (Bogost et Poremba, 2008, p. 7).

L'idée d'incarnation pour le docu-game ou la simulation en général existe aussi sous un autre angle pour le documentaire interactif décrit par Gauzendi (2012). Elle précise pour le distinguer du documentaire linéaire que l'interactivité tient de l'incarnation, au sens où "la

participation va au-delà de l'acte mental d'interprétation" (p. 2). Plus particulièrement, elle souligne une praxis du faire en opposition à une praxis exclusivement communicationnelle ou représentationnelle. Pour cela, elle s'attache à promouvoir un documentaire incarné, vivant et vécu par ses utilisateurs, dont l'action s'étage graduellement de la simple navigation – n'affectant pas les contenus – jusqu'à une participation totale, continue, pervasive. Pour ce cas extrême qui sort de notre périmètre du point de vue des actants (cf. 1.2.3.1), le documentaire est constitué et organisé par ses utilisateurs dans une relation systémique et autopoïétique : par définition, l'objet documentaire embrasse alors non seulement le dispositif technique, mais aussi ses utilisateurs dans une construction/redéfinition réciproque perpétuelle. Ainsi, le dispositif évoluerait selon ses utilisateurs et ceux-ci constitueraient en eux-mêmes l'objet documentaire. Nous ajoutons ces précisions pour envisager un renversement total du réalisme – s'il convient encore de l'appeler ainsi –, car il tient alors au reflet de l'utilisateur dans l'objet qu'il a en partie constitué et dans lequel il a pu s'investir.