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L'art et la manière d'être aux mondes

2.3. Confrontation des mondes

2.3.1.1. Métalepse narrative

a. Fondements narratologiques

La métalepse recouvre de nombreuses manifestations qui se répartissent dans le champ de la narratologie, rhétorique, linguistique, esthétique ou encore de la philosophie.

Selon Pier (2010), elle s'illustre aussi bien par le théorème d'incomplétude de Gödel, que le paradoxe du menteur crétois, les dessins d'Escher ou le ruban de Möbius (cf. Figure 13, p. 103). On trouvera encore d'autres formes – sans toujours qu'elles soient nommées – notamment dans le théâtre de Brecht avec l'interpellation du public (Barthes, 1984a ; Viswanathan, s. d.) ou encore les formes d'adresse au spectateur, du cinéma au jeu vidéo de rôle, en passant par la bande dessinée (Scheppler, 2012). Genette décrira son principe au début des années 1970 dans le champ littéraire, avant de l'étendre au cinéma comme "toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.) ou inversement" (Genette, 2007, p. 244). Par une intrusion, la métalepse remet en question la "frontière mouvante, mais sacrée entre deux mondes : celui où l'on raconte et celui que l'on raconte". Par exemple, un personnage de cinéma (au niveau métadiégétique) enregistré sur la pellicule d'un film second est censé être figé dans l'image et ne pas pouvoir interagir avec une spectatrice (au niveau intradiégétique, personnage du film premier). C'est pourtant la transgression narrative proposée par Woody Allen dans La rose pourpre du Caire (1985), film déjà évoqué plus haut (cf. 2.2.1.3.c). Dans ce cas, le récit du film premier interfère avec le récit du film second. La figure de la métalepse va jusqu'à prendre corps lorsque le personnage Tom Baxter, puis sa spectatrice Cécilia traversent physiquement l'écran (cf. Figure 22).

Figure 22. La rose pourpre du Caire (1985)

Plus proche de notre objet, un exemple analogue concerne le making-of du serious game Ultimate Sales Manager (2011) 83. En proposant "une traversée des coulisses" – comme son titre l'indique – pour découvrir la production du jeu, ce making-of illustre deux concepts abordés jusque-là auxquels s'ajoute un franchissement in copore : décrivons rapidement le décalage phénoménologique et la réflexivité avant de revenir à la métalepse.

Pour résumer, le film montre tout d'abord les discussions préalables entre le client et les équipes de Dæsign, la préproduction, une documentation abondante, puis l'immersion du concepteur sur le terrain, suivie de l'écriture des dialogues, la mise en œuvre concrète des outils informatiques, l'enregistrement de voix, etc. Les images des personnages en construction sont montées en alternance avec le jeu terminé et les regards eux bien "réels"

des différents intervenants concentrés sur la production. Selon les définitions données précédemment (cf. 1.3.3.2.b), ces images peuvent provoquer un double décalage phénoménologique, assumant un transfert indiciel à la fois au niveau intratextuel du making-of (des personnes réelles vers les personnages), et au niveau intertextuel (du making-of vers le serious game). Autrement dit, le décalage phénoménologique est doublement servi, d'une part via l'arrangement syntagmatique du making-of et d'autre part via sa fonction de support de communication, attestant le réel dont il est issu. Nous noterons parallèlement qu'en dévoilant les coulisses, ces images ont une vertu réflexive, à mi-chemin entre la réflexivité dispositive (cf. 2.2.1.3.a) et la réflexivité cinématographique (cf. 2.2.2.2.a). Mais ce que nous soulignerons particulièrement ici, ce sont les dernières secondes du film, basées sur des images figées pour résumer les grandes étapes du projet (cf. Figure 23).

Figure 23. Making-of Ultimate Sales Manager (USM)

83 Serious game à destination de Renault Academy, vidéo en ligne à l'adresse : http://bit.ly/MakingofRenault [consultée le 23 octobre 2012]

Celles-ci laissent en effet apparaitre plusieurs métalepses par lesquelles des personnages du serious game font physiquement intrusion dans la réalité des coulisses. Par un effet d'incrustation, ils se retrouvent alors à la table des discussions et "s'ancrent" aux côtés de leurs auteurs (concepteurs et commanditaires mêlés), au sens propre de l'indice comme au figuré de l'icône. Le titre conclusif "La conjugaison de nombreux talents" prend alors une dimension inattendue, de l'ordre de la réunion des mondes.

Si les exemples d'intrusion qui précèdent tiennent du fantastique avec le passage magique de l'écran, l'exemple du film The Truman show (1998) 84 livre une transgression plus plausible au sein même de la diégèse – quand bien même la proposition générale du film est surréaliste : Truman Burbank habite depuis sa naissance la ville paradisiaque de Seahaven. Mais derrière les façades, la ville s'avère être un immense plateau de télévision et Truman le seul non-acteur d'une téléréalité dont il n'a pas conscience. Truman est donc le personnage principal à plusieurs égards : tout d'abord personnage au sens commun, joué par l'acteur américain Jim Carrey, il est aussi le personnage d'une histoire orchestrée par Christof, réalisateur de téléréalité joué par Ed Harris. Cherchant un jour à explorer le (son) monde à la recherche d'une femme dont il aura croisé le regard, il se heurtera aux confins du plateau (cf. Figure 24), sous les yeux du reste du monde. En trouvant finalement un escalier pour sortir du plateau, il "transgressera" physiquement la frontière entre le monde raconté et le monde racontant 85.

Figure 24. The Truman Show (1998)

Si ces premiers exemples confinent la métalepse aux niveaux diégétiques, la nouvelle vague avait donné avant eux de nombreuses variantes cinématographiques qui visaient le

84 http://www.imdb.com/title/tt0120382/ [consulté le 05 avril 2013]

85 L'escalier que doit gravir Truman pour sortir de la fiction est très explicite en regard de l'empilement des niveaux narratifs exposés au point 2.2.1.3.b, passant de bas en haut du niveau

niveau extratextuel. L'exemple bien connu est celui associé au regard caméra de Belmondo alias Michel Poiccard dans À bout de souffle (1960) 86, prenant à partie le public : "Si vous n'aimez pas la mer... Si vous n'aimez pas la montagne... Si vous n'aimez pas la ville : allez vous faire foutre !" (cf. Figure 25) 87.

Figure 25. À bout de souffle (1960)

L'interlocution était alors double et visait non seulement le spectateur lambda, mais aussi les studios de l'époque ; si cette métalepse dérangea le spectateur des années 1960 en redéfinissant l'espace filmique, elle fit surtout un pied de nez aux producteurs ayant refusé le tournage en extérieur, en leur démontrant par l'image sa faisabilité et les avantages de la mobilité. On trouvera un exemple analogue en littérature, dès lors qu'un personnage de roman, par nature figé dans le texte et censé ignorer toute existence au-delà du monde qu'il habite, fera mine de s'adresser à son lecteur. Cette forme déclinée pour le cinéma et la littérature, illustre l'ambition ultime de la métalepse : mêler la réalité du monde créé par la fiction au réel du monde commun, site de sa genèse. Toutefois, si Tom Baxter, les personnages de serious game ou Truman Burbank atteignent physiquement le niveau narratif supérieur, cette traversée des niveaux semble réservée au niveau diégétique, sans que Michel Poiccard ne puisse jamais a priori "percer l'écran". La confrontation ultime avec le lecteur peut-elle avoir lieu ? Avec quels effets ?

b. Effets potentiels

Les effets potentiels de la métalepse sur le monde réel sont diversement discutés suivant les auteurs, tout comme le lien de causalité qu'elle entretient avec la prise de conscience. Quatre visions seront présentées pour envisager sa portée sur le réel, de la préservation à la transformativité en passant par l'innocuité et la viralité. Pour commencer,

86 http://www.imdb.com/title/tt0053472/ [consulté le 05 avril 2013]

87 Vidéo disponible ici http://www.youtube.com/watch?v=bfukcKYjNGs,

et référence ici http://www.imdb.com/title/tt0053472/ [consultés le 15 mars 2013]

nous ferons un bref retour sur les descriptions de l'immersion fictionnelle exposées plus haut (cf. 2.2.1.1.b). Nous avions vu avec Schaeffer que la conscience partagée permettait de préserver la conscience du réel entourant une expérience fictionnelle. Cet "état mental scindé" (2005, p. 333) peut désormais être reformulé via la métalepse, comme un mouvement de va-et-vient entre l'espace réel et l'espace fictionnel : "le lecteur (ou spectateur) de fiction ne cesse de s'adonner à des opérations métaleptiques sans (nécessairement) en être conscient" (idem, p. 334). Selon cette acception, la métalepse est alors consubstantielle de l'immersion fictionnelle, idée que l'on retrouve chez Genette (2004b) écrivant que "toute fiction est tissée de métalepses" (p. 131). En somme, la métalepse autorise la fiction en assurant continuellement la coprésence du monde réel, sa préservation dirons-nous. Réciproquement, la fiction doit donc être considérée comme empreinte de fluctuations, de "mouvements répétés de sortie et de rentrée en immersion […] inhérents à la dynamique temporelle de toutes les expériences d'immersion fictionnelle" (idem, p. 335). Si "maintien" de l'immersion il y a, il est désormais à comprendre comme une "activité homéostatique" (1999, p. 184), c'est-à-dire un équilibre dynamique dont la métalepse est le régulateur.

L'approche narratologique de Ryan (2005) propose pour sa part une vision nuancée de l'effet de la métalepse, avec deux types qui permettront de préciser les exemples précédents : la métalepse rhétorique tout d'abord, maintient une distinction ou hiérarchie entre les mondes tout en permettant d'évoquer l'un au cœur de l'autre. Un auteur de romans qui suspend sa narration pour la commenter en est un exemple (cf. métanarration, 2.2.1.3.b). L'auteur ouvre alors une fenêtre sur sa création, la dévoile comme issue de son imagination. Le lecteur circulera entre le niveau de l'histoire (intradiégétique) et celui de son créateur (extradiégétique), mais l'histoire n'en subit aucune conséquence durable et la métalepse est décrite comme "inoffensive". Le lecteur replongera dans l'histoire à sa suite, sans plus d'effet qu'un aparté. Cette métalepse autrement appelée "pseudo-" ou "quasi-" métalepse trouve une manifestation esthétique dans le trompe-l'œil (Ryan, 2004) ou le regard vers la caméra décrit par Mitry (cité par Kronström, 2001). Dans ce cas et contrairement au regard à la caméra, le regard sera récupéré par l'univers du film (diégétisé) : le spectateur comprendra finalement par le montage ou la mise en scène qu'il ne s'adressait pas à lui, mais à un personnage hors champ, bord cadre (Vernet, 1988, p. 12). En somme avec la métalepse rhétorique, une explication rationnelle subsiste et rétablit les frontières momentanément mises en doute.

Potentiellement plus problématique pour préserver les frontières des mondes, la métalepse ontologique ouvre par contre un passage en engageant leur interpénétration ou contamination mutuelle. La rose pourpre du Caire en est une illustration au cinéma. Pour reprendre l'exemple du romancier, si l'auteur commente toujours sa narration, il le fait cette fois en étant situé au cœur de l'histoire, en étant lui-même dans l'action. Or, l'auteur ne peut logiquement pas écrire sur l'histoire et en être simultanément partie prenante, sans quoi il devrait s'inventer lui-même (cf. Figure 26).

Figure 26. Drawing Hands, par Escher (1948).

Dans ce cas, la logique du récit et ses frontières canoniques sont remises en question par une "boucle étrange", phénomène décrit par Hofstadter et résumé par Ryan en un serpent qui se mord la queue ou encore en un "parcours qui semble mener de plus en plus loin, mais qui revient paradoxalement à son point de départ" (p. 208) – nous retrouvons à nouveau le principe du ruban de Möbius (cf. Figure 13, p. 103). Concernant la portée de la métalepse ontologique toutefois, comme nous avons commencé à le signaler, son effet ne semble peu ou prou concerner le réel, intervenant la plupart du temps sur des niveaux diégétiques. Pour qu'elle soit "extérieure" (Cohn, 2005) et que la contamination concerne le monde réel, il lui faudrait selon Ryan (2004) pouvoir s'y propager physiquement, chose impossible a priori pour la littérature ou le cinéma. Pour satisfaire cette condition, il faut alors rejoindre son nouveau lieu de prédilection : l'informatique. L'exemple du virus est emblématique, capable de transcender le niveau sur lequel il existe (ligne de code) pour se

"propager" et prendre le contrôle d'éléments physiques. En allant jusqu'à la destruction d'un disque dur par exemple, il prend corps au-delà de son écriture. Mais là encore, dans la mesure où ces manifestations ne franchissent pas la limite de la machine informatique, l'homme reste hors d'atteinte. En somme pour Ryan, la métalepse reste une pure expérience de pensée où la prise de conscience est le seul moyen pour elle de s'actualiser, son seul moyen d'exister.

À l'opposé, nous situons la thèse défendue par Baudrillard (1981). Sa critique philosophique dénonce des images qui auraient perdu tout lien avec la réalité les ayant précédées. Le réel aurait cédé sa place à un hyperréel, un simulacre où les images produisent leur propre réalité et répudient tout imaginaire. L'effet "métaleptique" pour Baudrillard (cité par Boncenne, 2001) revient dans ce cas à un renversement des liens de causalité et la disparition pandémique et irréversible de la rationalité. Pour le dire autrement, l'enveloppe de la représentation aurait progressivement supplanté celle du représenté, se confondant avec lui dans une réduction au visible et la perte de l'indicialité, la métalepse aurait enfermé l'ensemble de l'humanité dans la représentation. Selon le philosophe, la métalepse serait aujourd'hui totale et ne permettrait plus d'en prendre conscience. Entre l'innocuité selon Ryan et la viralité selon Baudrillard, nous situerons pour finir l'approche transformative de Malina.

Malina (2002) propose une autre approche narratologique et le concept de métalepse transformative basé sur les romans de Samuel Beckett, Christine Brooke-Rose et Angela Carter, qu'elle considère comme des maitres de la métalepse. La métalepse y est décrite comme violente, avec pour objectif de semer la confusion et l'insécurité. Si comme pour Ryan, il s'agit d'une expérience de pensée, il y a pour Malina une actualisation réelle de ses effets dans la destruction et la reconstruction progressives des "cartes mentales" de son lecteur. Selon elle, si le rapport à la fiction peut laisser le lecteur à une distance sécurisante, immunisé du pire état de fait en représentation 88, il ne pourrait pas se protéger d'une déstabilisation de la hiérarchie par laquelle il donne sens au monde : la métalepse transformative limiterait le recours à la rationalité, jouerait sur les structures narratives (expansion et contraction des niveaux), ou encore décloisonnerait et recadrerait alternativement le champ énonciatif. Précisons avec Wagner (2002) que la localisation de métalepse en littérature est souvent corrélée à sa fréquence et son amplitude. Deux grandes stratégies sont repérables : soit elles investissent le début et la fin des œuvres en déployant leur effet de manière "optimale", sur la durée du récit ; soit elles se répartissent tout du long, avec un effet individuel ponctuel, mais relayé par un "réseau métaleptique reposant sur une saturation quantitative" (p. 248). Cette seconde option est précisément le cas décrit par Malina où des cycles quasi hypnotiques de déséquilibration-rééquilibration

88 L'auteure cite l'exemple d'une fiction mettant en scène une séquence de viol dont l'interprétation

engageraient par touches une restructuration cognitive, modifiant par là même l'appréhension du réel, soit la construction individuelle de la réalité.

Pour résumer, si l'on se garde d'une métalepse trop souterraine selon Schaeffer et de l'hyperbole de Baudrillard pour leur préférer un ancrage narratologique, Ryan et Malina proposent des corpus distincts et des visions différentes, mais non antagonistes, décrivant toutes deux des effets susceptibles d'être déclenchés par la narration. Dans les deux cas, l'actualisation de la métalepse se base sur l'expérience de pensée, engageant a minima le traitement cognitif du lecteur. Pour Genette, cette expérience de pensée serait l'occasion d'un "jeu captivant" (2004a), celui de substituer à une "suspension d'incrédulité" – pacte de lecture classique pour la fiction – une "simulation ludique de crédulité" (2004b, p. 25).

Dans ce cas, si l'objet considéré perdait en immersion fictionnelle, il pourrait y gagner en amusement et prise de conscience. Alors que nous avons jusque-là développé des exemples liés à la littérature et au cinéma, Ryan nous invite à explorer le renouveau de la figure en désignant le médium informatique comme terrain privilégié.