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& D OCUMENTAIRE

1.2. Amorcer l'analogie

1.2.3. Poser le premier segment

Suivant les quelques arguments d'ordre général et les définitions qui précèdent se dessine le premier segment de notre rapprochement. Comme le propose Mal (2013) pour le webdocumentaire, il ne s'agira pas "d'emprunter" les codes du documentaire traditionnel, mais de mettre en relation les éléments nouveaux, dans notre cas ceux amenés par le jeu et l'interactivité afin de proposer des analogies. Pour rendre ces analogies plus saillantes, nous circonscrirons les apports théoriques et les corpus à venir sur la base de trois critères fondamentaux : une finalité sérieuse, une chaine d'actants en interaction (à l'échelle du dispositif) et un certain type de situations pouvant être traitées par les deux médias. Ces critères permettront également de préciser notre étude en recoupant des définitions des

"jeux de simulation".

1.2.3.1.À la croisée des champs

a. Finalité sérieuse

Notons tout d'abord pour le cinéma documentaire et le serious game que les moyens de production sont encore relativement artisanaux, peu reproductibles, automatisables en partie seulement et au prix de lourds investissements financiers. Ce qui fait leur faiblesse au sens industriel fait leur force en termes d'adaptabilité et de flexibilité, permettant de reconfigurer la chaine de production en fonction de chaque projet. Cette reconfiguration permet dans le même temps de repenser l'écriture et les codes utilisés par les grands studios (de cinéma comme de jeux vidéo) pour se jouer des effets normatifs (cf. 1.2.2.3.c). Si les moyens industriels nous font mettre sur un bord le cinéma commercial et le jeu vidéo "mainstream", et sur l'autre bord un certain type de films documentaires et la production de serious game, c'est pour mieux souligner que les paires ainsi formées 20 rassemblent en termes de finalités ce que leurs familles d'origine (cinéma et jeu vidéo) ne permettent pas de distinguer ou marginalisent. En effet, si cette répartition peut se

20 Cette répartition a été évoquée dans le compte rendu du festival du jeu vidéo de Montreuil 2007, qui indique que "La différence entre les jeux vidéo et les serious games est comparable à celle qu'il existe en cinéma entre la fiction et le documentaire"

http://www.jeux-serieux.fr/2007/09/22/compte-rendu-du-fjv/comment-page-1/#comment-5630

démontrer d'un point de vue économique 21, ce qui nous intéresse ici est avant tout leur recherche commune de ce que nous appellerons "un véhicule communicationnel du réel". Il ne s'agit pas seulement de s'écarter du divertissement, mais aussi de répondre à des buts précis (cf. 1.2.2.3) et à un désir de connaitre. Selon Guynn (2001), "le spectateur qui va voir un film documentaire est bien conscient de ce que le film n'est pas conçu pour procurer les mêmes impressions que le film de fiction. Normalement, il n'a pas choisi le film comme activité de loisir ayant pour but d'activer les plaisirs de l'imaginaire. Ce qui domine dans sa conscience est plutôt une finalité sérieuse, définie au moins en partie par les conditions spécifiques de consommation" (p. 192). Pour l'utilisateur de serious game, il y a cette même conscience d'une "consommation" dans des conditions particulières qui reconfigure le dispositif vidéo-ludique qu'il peut connaitre par ailleurs. Dans les deux cas, la démarche est volontaire et prend place dans un contexte institutionnel, d'un côté le cinéma et de l'autre l'entreprise, dont nous avons précisé les contraintes (cf. 1.2.1.2). Dans les deux cas, la "finalité sérieuse" est communiquée par l'intermédiaire d'un artefact et un discours relevant de l'"assertion sérieuse consentie" – pour reprendre l'expression de Lioult (2004, p. 33).

b. Actants en présence et situations

Deuxième grand critère, nous nous attacherons aux actants en présence avec pour perspective de proposer une série de transposition entre les deux champs (cf. PARTIE4).

Nous les présenterons ici sous la forme d'une première correspondance a priori. Le premier actant peut être désigné de façon générique par le terme "auteur", dont nous avons vu la portée politique et le rôle "pédagogique" – sinon de passeur – pour les deux objets, ainsi que sa place grandissante à travers les années pour le documentaire ; il est dit cinéaste, réalisateur ou encore "filmeur" pour le cinéma, dont le plus direct correspondant pour le serious game est "concepteur". Le second actant est à la fois destinataire et acteur du processus de réception, sujet critique et réflexif cherchant à étendre l'espace de communication au-delà de l'écran ; il est le "spectateur" au cinéma, avec pour pendant direct l'"utilisateur" pour le serious game, que l'on pourrait autrement appeler "spect-acteur" (Weissberg, 1999). Le troisième actant sera constitué par au moins un personnage,

21 À titre indicatif, à l'échelle mondiale en 2011 : 2.35 milliards de chiffre d'affaire pour les serious games contre 52 milliards pour les jeux vidéo (chiffre englobant le hardware). Source IDATE.

représenté à l'image, objet principal de l'interaction interpersonnelle. Il repose sur le principe du "filmé" au cinéma, mais sa nature pour le serious game ne trouve pas de correspondance directe ou unique ; nous le laissons donc en suspens pour y revenir largement dans la Partie 4.2. Ces premiers actants pourraient être rejoints par un commanditaire, en considérant qu'il est incontournable pour le serious game et qu'il existe dans le film documentaire de commande (Kilborne, 2008). Nous ne le développerons pas par la suite, mais nous l'intégrons par contre de manière implicite au sein de l'instance auctoriale, ce qui le rendra présent sur les différents niveaux idéologiques et niveaux de contraintes. Nous pourrions également ajouter un entremetteur en la personne du formateur lors de sessions en présentiel notamment, dont le rôle recoupe en partie celui du

"bonimenteur des vues animées", présentateur en charge d'accompagner et de déployer l'univers des films à l'époque du cinéma muet (Barnier, 2003), ou plus proche de nous celui du réalisateur venant participer à des débats à l'issu des projections – devenant "un message sur le message" (Kilborne, 2010). Enfin, d'autres "spect-acteurs" pourraient s'ajouter pour correspondre à une représentation publique ou une logique multi-joueurs (communauté). Toutefois, nous assumons l'objectif de poser un premier segment de correspondance sur la base d'un jeu monojoueur, dans des conditions d'autonomie.

Figure 6. Analogie a priori entre les actants et le périmètre considéré

Le troisième et dernier critère concerne les situations portées à l'écran. Il découle directement du précédent : pour satisfaire une proposition commune aux deux champs et les descriptions précédentes, nous nous limiterons à des mises en scène d'interactions interpersonnelles type dialogue. Celles-ci devront donc au moins disposer d'un personnage à l'image. Comme exposé à travers les différents modes cinématographiques (cf. 1.2.2.3), les situations où n'apparaitra qu'un seul personnage pourront néanmoins faire l'objet d'échanges, comme ceux entre un personnage et l'auteur, entre un personnage et le "spect-acteur" – personnage qui peut dans ce cas être l'auteur à la manière de Michael Moore –, ou encore proposer des formes dialogiques plus réflexives comme le monologue intérieur ou soliloque. Dans tous les cas, nous envisageons que les actants constituent le cœur

documentaire de ces situations afin de proposer comme le dit Cyrulnik (2009) "un regard sur une réalité dont les relations humaines sont le principal sujet" (p. 5).

1.2.3.2. Cadrage complémentaire

En l'état, ces critères permettent d'investiguer les serious games qui s'apparentent aux jeux de simulations, tels que synthétisés par la revue de littérature de Brougbre (2008).

Les définitions des jeux de simulation nous intéressent à plusieurs égards : premièrement ils admettent tout comme le serious game une ambition ludique sous "une forme hybride impliquant les caractéristiques du jeu dans des contextes simulés" (p. 29), mais ils doivent par ailleurs à la fois "adhérer au réel et amuser" (p. 39). Pour ce faire, ils utilisent un

"modèle" de la vie réelle qui permet de produire "une situation ou une activité qui correspond à un aspect de la réalité" (p. 30). On repensera ici aux termes utilisés précédemment, le "modèle" et la "reproduction" qu'autorise l'image photographique pour le documentaire. Deuxièmement, Brougbre recoupe notre perspective pour le serious game en précisant les caractéristiques principales du jeu de simulation : 1) un système permettant une vue d'ensemble des enjeux ; 2) un champ d'action prédéterminé qui impose à l'utilisateur un rôle à jouer et des règles à respecter ; 3) "un cadre réel, mais pas nécessairement réaliste" (p. 29). Ce dernier point nous intéresse particulièrement, faisant retour sur la notion de réalisme évoqué plus haut pour le documentaire en tant que choix de production (cf. 1.2.2.3). Or, nous retrouvons semble-t-il ce même choix dans la description de Sauvé (2008) : "l'intégration ou non de la composante réaliste rapproche les jeux sérieux des jeux de simulation qui sont définis comme un modèle simplifié et dynamique d'un système réel ou hypothétique, où les joueurs sont en position de compétition ou de coopération, où les règles structurent les actions des joueurs et où le but poursuivi est de gagner" 22. Le réalisme permettrait ici de rapprocher le serious game d'un réel plutôt que d'une abstraction. En revenant à Brougbre, il faut alors noter deux tensions possibles entre réalisme et transfert de connaissance : pour la première, la "similarité à la réalité"

favoriserait le transfert alors que pour la seconde, le réalisme n'est pas nécessairement requis et le transfert se définit comme "une prise de conscience de la réalité" (p. 86). Pour

22 S'il s'agit ici de jeux entendus comme multijoueurs, nous envisagerons que la compétition et plus encore la coopération entre eux puisse exister sous une autre forme pour des jeux monojoueurs.

faire apprendre, il ne s'agit plus dans ce cas de donner à l'artefact les traits du réel, c'est-à-dire de "ressembler à", mais de permettre à travers l'artefact de connaitre une réalité, soit un "cadre réel". Que la production de ces jeux de simulation sérieux s'appuie ou non sur le réalisme la Partie 1.3 s'attachera particulièrement à qualifier le réalisme vécu.

1.2.3.3. Proposition et objectifs

Au risque de bousculer deux bastions, visionner un documentaire et jouer à un serious game participe selon nous du même mouvement de confrontation au monde (finalité sérieuse) par l'intermédiaire d'un dispositif où se dessine une figure auctoriale (actant) et se déploie la mise en scène de relations interpersonnelles (situation). Préciser ces trois critères et resserrer l'objet d'étude est une première étape. Si ces critères semblent limiter les possibles, rappelons que notre démarche est inductive ; en posant les premières correspondances entre nos deux champs, elle est nécessairement restrictive. Nous avons souligné que la chaine des actants pourrait être étendue et il en est de même pour les types de situations traitées ; nous pourrions notamment élargir notre étude à des situations sans entité à caractère anthropomorphique. Toutefois, si de telles extensions permettraient de développer d'autres spécificités du documentaire telles que la poétique (Niney, 2002b), nous les réserverons pour des travaux ultérieurs. Il en est de même pour l'adjonction de critères supplémentaires : leur agrégation ne peut être que progressive, une fois le segment entériné. Avant cela, autoriser notre analogie va demander de justifier le positionnement du serious game par rapport au réalisme, de préciser son ancrage ontologique, ainsi que les configurations sociales et cognitives à même de favoriser l'attitude-documentaire à la réception. Il s'agira désormais de préciser ce qui travaille l'écart entre fiction et documentaire, cette fois auprès de notre spect-acteur.