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Les rimes et les autres procédés euphoniques participent à la définition des vers dans plus de trois quarts du corpus (tableau6.1supra). Avec l’hypothèse du chapitre

3de leur fonction délimitative (présence en fin de vers) et rythmique (présence sur le tactus), il s’agit de dénombrer leurs types, de voir leur complexité et leur récurrence dans la grille rythmique. Dans les deux cas, le rôle des rimes se manifeste par leur quantité et leur qualité phonétique (produites par une succession de segments) et leur emplacement (rimes finales, celles au début et à l’intérieur des vers). La quantité des rimes a été remarquée plusieurs fois à propos du rap.3 Les rimes dans le rap sont distribuées tout au long du texte et jouent un rôle important dans la perception des

2. Le rappeur Kato (CsRapB-3,4,5,6, C-1, D-3, E-2,6) conseille aux MCs tchèques de prati- quer le contretemps, de remettre les syllabes par rapport aux tactus.

Cf. 26’ de l’interview surhttp://www.youtube.com/watch?v=uGvB8OC11TE&feature=fvwp. 3. « Plusieurs jeux de rimes sont en tension, sans forcément correspondre aux découpages syn- taxiques et prosodiques – respiratoires et accentuels » (Rubin, 2004, p. 38) ; « les échos sonores internes au vers ou à la mesure se sont développés, sans que les vers de la fin de mesures ne dis- paraissent »(Barret,2008, p. 123). Cet auteur compare le rap français à la virtuosité des Grands Rhétoriqueurs, auxquels les rappeurs empruntent la paronomase (« les jeux d’homophonie et la mise en échos de mots formés sur les mêmes racines », idem, p. 32).

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unités métriques ; celles de fin de vers sont aussi importantes que celles à l’intérieur des vers (Rossi,2012b, p. 140).

La procédure est la suivante : l’observation des rimes est réservée aux 40 chansons « typiques » du point de vue rythmique. Cette restriction est due à la pertinence limitée des rimes pour la prosodie linguistique, ainsi qu’au temps nécessaire pour cette tâche de second plan. Ensuite, les endroits de rimes attendues sont avant tout les pulsations proéminentes dans le mètre, soit les temps, les contre-temps, ainsi que les fins de vers et d’hémistiches. Quant à leur qualité, les types de vers prédéfinis ne sont pas comparables d’une langue à l’autre, comme l’acceptation de la richesse y est différente.4 En vue de leur comparaison, une même catégorisation est ici appliquée pour les paroles françaises et tchèques : l’on décomptera le nombre de phonèmes qui participent à une relation rimée, que ce soit une rime intégrale, une (demi-)assonance avec ou sans allitération ou une paronomase. Une syllabe est donc considérée comme participant à une rime si une ou plusieurs correspondances sonores sont perceptibles dans un rapport entre deux syllabes ou plus. Le nombre de segments détermine leur « degré de ressemblance » : 1) une seule V, 2) deux segments C et V, 3) trois+ segments C et/ou V – ce qui correspond aux colonnes 1, 2, 3 dans le tableau 6.5.

Voici quelques précisions sur la correspondance entre les phonèmes. L’identité des noyaux vocaliques compte dans les σ ouvertes et fermées, et l’ordre d’apparition des phonèmes peut ne pas être le même. Il faut qu’il y ait toujours au moins une V, ce qui exclut les consonances pures du décompte à l’exception des liquides syllabiques tchèques [l

"] et [r"]. Les semi-consonnes françaises, les diphtongues et les affriquées tchèques sont traitées comme monophonématiques. Puis, l’identité des phonèmes dans les syllabes qui riment n’est pas nécessairement complète – certains traits sont neutralisables : en français, la nasalité des V et/ou le degré d’aperture des V semi- ouvertes et semi-fermées, par exemple dans les paires de V comme [ø/œ], [e/E] ou encore [o/˜o]. Le e caduc ne rime qu’avec un autre [@] ou avec [ø/œ] (neutralisation d’antériorité). Le trait neutralisable en tchèque est la longueur des V, par exemple [a/a:] jak to je—nápoje (CsRegD-8). Pour finir, les chiffres du tableau6.5 incluent les syllabes rimées, assonancées etc. à l’exception de celles dans les vers identiques, récurrents à l’intérieur d’une strophe ou refrain, qui auraient artificiellement aug- menté le décompte.

Observons d’abord la quantité de ces rimes au sens large de l’identité phonique. Les rimes sont nombreuses : dans le tableau 6.5, la colonne avec le chiffre en gras donne le pourcentage des syllabes participant à une rime à l’intérieur de chaque échantillon. Ce coefficient de rimes exprime la fraction du corpus rimant : la moyenne de cet échantillon (40 extraits) est de 22 %. Considérant qu’un vers moyen compte plus ou moins dix syllabes (tableau 6.11) parmi lesquelles un cinquième environ rime, les vers les plus typiques sont 1) ceux pourvus d’une rime dissyllabique à sa

4. Pour rappel, la distinction française classique (Mazaleyrat,1974) différencie les rimes pauvres, suffisantes et riches sans une différenciation accentuelle, à l’inverse de la distinction de la rime tchèque (Ibrahim et al.,2013), où en plus elle doit remonter à la deuxième syllabe du domaine.

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Table 6.5 – Types, quantité, position des rimes (n=40 chansons). Le coefficient de rimes (la proportion de syllabes participant à un rapport de rime, x, parmi toutes les syllabes, y ) est marqué en gras. Les trois colonnes intitulées « Type » de rime précisent la « richesse » dans son acceptation simplifiée en nombre de segments (quasi-)identiques ; le chiffre entre parenthèses isole le nombre d’occurrences sur un temps fort. Enfin, les deux dernières colonnes précisent la fraction des tactus à rime dans la totalité des tactus auxquels une syllabe est associée (x’ ds z ) et la fraction des rimes sur tactus parmi les rimes (x’ ds x ).

Syllabes et Tactus Type Quantité Emplacement

non silencieux = Coefficient de rimes =

Σ σ Σ TnS Nombre de segments euphoniques Σσ rimantes = x Proportions (%)

= y = z 1 2 3 (dont un tactus) = x’ x ds y x’ ds z x’ ds x Rap FR 3 126 957 323 (218) 245 (128) 84 (35) 652 (381) 21 40 58 Reg FR 2 192 749 218 (188) 117 (90) 38 (37) 363 (315) 17 42 87 Rap CS 3 612 1 119 522 (297) 301 (111) 101 (29) 924 (437) 26 39 47 Reg CS 2 051 813 269 (195) 197 (110) 44 (39) 510 (344) 25 42 67 Total 10 981 3 638 54 % 35 % 11 % 2 449 (1 477) Ø 22 41 60

fin et 2) ceux à une rime monosyllabique finale et une autre à l’hémistiche. Les deux extraits de la figure 6.5 en constituent des exemples typiques. Ensuite, le type, ou

1 2 3 4

[(Na) no-hou mě-la a-di-das-ky při-le-pe-ný . . . .pá-ska-ma] [Te-plá-ky jí ta-ky se-kly co to mě-la . . . .s vla-sa-ma] [To se jen tak čas-to dnes-ka . . . .ne-vi- dí]. .

[Tam vám a-le by-lo pl-no hroz-ně div- . . . . .nejch . . . . .li-dí]

([Le) jour se lève dé- jà sous un grand ciel gris] [Sous cette. . . . mé-lo-die je n’ai pu fer-. . mer l’œil de la nuit] [J’ou-vre les. . . . yeux parle de ce que je. . . vois ce que je vis]. . .

[Quand je rappe je re-pré-sente. . ceux que l’on ou- blie]. . . .

Figure 6.5 – . . . .Rimes/assonances finales plurisyllabiques (en haut) dans Manželé : Je to vono (CsRapA-4, 1’09”). En bas, . . . .assonances aux fins d’hémistiches [@] et de vers [i] dans Rocca, Raphaël :Sous un grand ciel gris (FrRapB-6, 1’56”).

la « richesse de rimes » montre le nombre de phonèmes qui se correspondent par domaine. Dans les deux langues et les deux genres, les assonances (1 V) sont de loin plus nombreuses que les euphonies entre deux segments, qui sont à leur tour plus fréquentes que les rapports euphoniques de trois syllabes ou plus. Cette partie du corpus (n=40) est conforme donc aux suppositions du chapitre3, affirmant que dans le rap américain contemporain l’assonance le remporte sur les autres procédés, et que la rime suffisante est préférée à la rime riche.

Concernant enfin l’emplacement des assonances et rimes de tout type, nous sommes partis de l’affirmation que leur fonction rythmique se confirmerait si plu- sieurs tactus étaient rimés. En effet, il paraît que les 41 % des tactus qui ne font pas partie d’un silence sont couverts de rime, et que les 60 % des syllabes rimées tombent sur un tactus. Outre cette confirmation, il faut préciser que les rimes à plusieurs syl- labes sont prises en compte, même si une partie du domaine rimé se situe sur les

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pulsations faibles. En fait, il a été mentionné dans le chapitre 3 que les rappeurs utilisaient un grand nombre de mots di- et trissyllabiques rimés. Ceux-ci partagent des traits phonétiques répartis jusqu’à 5+ syllabes reliées par un effet euphonique dit rime multisyllabique (multi ). La correspondance se fait de façons différentes, que ce soit avec un type de rime, avec des assonances, consonances et allitérations. L’emplacement fait preuve de « l’effet d’extrême condensation » (Barret, 2008, p. 67) dans le rap francophone, qui est le résultat de peu de phonèmes avec des répéti- tions multiples. Pour cet auteur, l’innovation de ce processus consiste en ce que cette répétition passe à un niveau supérieur de la hiérarchie prosodique. Ainsi, les groupes de phonèmes associés seraient mis en réseau d’une façon très serrée. Pour donner des exemples de rimes sur/autour des tactus et d’un réseau de rimes en multi, voici la figure 6.6.

Pour revenir aussi à la rime prosodique (les segments et les contours « riment »),

1 2 3 4 ˜ o pEK y ˜ o a pEK y s˜As ˜A s˜Abl s˜As s˜A bl ble i m˜E ble si mE fE a fE a i ne e i ne

o >tSIn o >tSi:m lI sI o >tSIn lI si: I >tSIn I si: o o >

tSi:m lI sI >tSIn I >tSI ñi: >tSI >tSI >tSI ñi: >tsi:

i: I >tSI I i: >tsi: i: i: >tsi: i: >tsi:

i: i: i: i: i: >tsI i: si:

ñI>ts ñI>ts

E ñI>ts E ñI>ts E ñI>ts ñI>ts

E ñI>ts ñI>ts E >tsE

ñI>ts ñI>ts

E E >tsE

E

Figure 6.6 – Rimes sur tactus dans Tunisiano :Toucher mes rêves (FrRegD-9, 0’22”). Réseau de rimes multisyllabiques dans Prago Union :Kandidát vět (CsRapD-3, 1’32”) – 45 % des syllabes riment dans cette chanson (137 σ sur 370). 3 segments euphoniques sont marqués en vert, 2 segments en rose et les assonances en jaune, comme dans l’annexe.

elles se situent sur tous les 4 temps de la mesure (FrRapA-10, CsRapB-6), sur deux temps par mesure (FrRapB-6, CsRapC-7), sur des positions faibles (FrRapB-7, FrRapC-9, CsRapE-1) etc., en fonction de l’émergence ou non d’un modèle sylla- botonique ou accentuel. Par définition, la rime prosodique se limite aux vers scandés et mi-chantés. Concernant enfin les sources segmentales participant aux effets de style, la supposition de S. Kawahara (2007) précité se confirme sur la propension de relever rythmiquement et dans la rime surtout les segments qui sont typiques

Phrasés rap/reggae Linéation ambiguë

pour telle ou telle langue, comme par exemple les voyelles nasales françaises. Les in- terprètes dans l’entièreté du corpus se servent des inventaires phonémiques puisant surtout dans les inventaires natifs (cf. l’emploi du [K] dans Keny Arkana : La rage

FrRapD-6).5